Je voudrais d’abord remercier Jacques-Alain Miller de m’avoir invité à venir présenter devant vous mon livre Lacan et la philosophie1. Dans ce livre, mon but n’était pas de m’interroger sur ce que Lacan dit de tel ou tel philosophe, de décrire et d’analyser l’usage que Lacan fait de la philosophie. J’ai voulu essayer d’entrer, avec le point de vue qui est celui de la philosophie, dans sa pensée et dans son analyse, et de voir à partir de là s’il était possible d’énoncer philosophiquement l’inconscient.
Il s’agissait par conséquent de déterminer si la critique par Lacan de la philosophie tenait à la position qui était la sienne dans le discours analytique, ou si elle résultait inéluctablement de la thèse de l’inconscient et de son interprétation par le signifiant. D’où le titre que j’ai choisi pour cette présentation.
J’aurais aimé m’arrêter sur telle ou telle analyse concrète ; mais j’ai pensé qu’il valait mieux tenter, au risque de paraître schématique, ou sommaire, de proposer la thèse majeure. Je ne tracerai donc ici qu’une épure.
Il n’est pas question pour moi de récupérer la psychanalyse. De vouloir montrer que la découverte de l’inconscient et la pratique qui l’accompagne peuvent venir se fondre dans le discours philosophique. Le vif de la psychanalyse s’y perdrait, et on n’aurait rien récupéré du tout. Il n’est pas question non plus de rien rabattre de l’ambition proprement philosophique qui est, sinon de fondre, du moins de fonder la vérité de tout ce qui est, dont la psychanalyse. Psychanalyse et philosophie sont essentiellement en conflit. D’un côté la découverte de l’inconscient comme lieu d’une vérité qui échappe au discours, de l’autre la confiance dans le discours et la recherche d’un savoir de la vérité comme telle. Le conflit est irréductible.
Ce que je voudrais soutenir, c’est que, dans ce différend même, psychanalyse et philosophie sont constitutives l’une de l’autre. Il faut à la psychanalyse la philosophie. C’est celle-ci seule qui peut concevoir de manière rigoureuse les structures que celle-là énonce et dont la vérité, au sens ontologique du terme, lui est essentielle. Il faut à la philosophie la psychanalyse. Parce que, sans le réel de ce qui lui pose problème et de ce qui requiert d’être pensé, la philosophie risque de verser dans le discours vain. Or ce réel, c’est la psychanalyse.
Qu’on ne puisse pas s’en tenir à la constatation d’un conflit, c’est ce qui apparaît bientôt. La psychanalyse énonce l’inconscient dans le discours. Comment un tel énoncé est-il possible ? La psychanalyse ne peut refuser toute possibilité de vérité au discours. Quant à la philosophie, elle met sa confiance dans le discours, mais elle ne cesse pas non plus de s’interroger sur elle-même. Or il n’y a pas de mise en cause plus radicale que celle qui lui vient de l’inconscient.
Je résumerai donc ma thèse dans la formule : psychanalyse et philosophie sont l’une pour l’autre le meilleur symptôme. Ce que je vais maintenant essayer de préciser à grands traits — en passant sous silence certains aspects pourtant essentiels de la philosophie et de la psychanalyse, et où même elles se retrouvent, malgré des différences : par exemple, le travail d’analyse propre à la pensée, symbolique ou philosophique. Je voudrais d’abord développer la question suivante : qu’est-ce que la philosophie, pour qu’elle doive prendre son être de son rapport à autre chose qui sera la psychanalyse ? Puis de même pour la psychanalyse : qu’est-ce que la psychanalyse ? En quoi peut-elle requérir autre chose pour elle-même, et se rapporter finalement à la philosophie ? Dans un troisième temps, je tirerai les conclusions des analyses précédentes, et je présenterai certaines des conséquences qui découlent de ce rapport constitutif entre psychanalyse et philosophie.
La question de l’être
La philosophie d’abord. On pourrait m’objecter d’emblée que je parle de « la philosophie » — n’y a-t-il pas des choses très différentes qu’on range sous le titre de philosophie, et qui n’ont qu’« air de famille », comme dirait Wittgenstein ? Je ne voudrais pas fuir l’objection, mais voici en tout cas ce que je peux dire. La philosophie se donne dans un premier temps comme une activité de questionnement particulière posant un certain type de question. Ce qu’on ne peut contester, c’est que ce questionnement, comme tout questionnement, a un objet, qui est le savoir ; qu’il a, d’autre part, une intention propre, qui est la mise en doute à l’avance de tout ce qui pourra être apporté comme réponse ; et, enfin, un mode, qui est la répétition de la question jusqu’à ce qu’ait été atteint un principe évident. La philosophie est recherche d’une science absolue. Ce qui est plus contestable, et qui me semble pourtant décisif, c’est ceci : au-delà et au fond de tous les objets qu’on peut lui donner, la question de la philosophie a un objet propre qui est l’être.
La philosophie pose la question de l’être. Ce disant, je ne crois pas « prendre une position » particulière dans le champ philosophique, mais simplement rappeler, à la suite de Heidegger, ce qui fait le fond et le point de départ de toute philosophie. Parler de l’être, souligner la différence entre l’être et l’étant, ce n’est pas forcément faire de la métaphysique. Que l’être soit l’objet de la question philosophique, c’est ce qui découle de ce que nous avons dit de l’activité de questionnement. On recherche une réponse nécessaire, pleinement une, et c’est justement l’unité qui est mise en doute. On ne peut donc pas interroger sur l’étant, sur ce qui est et s’offre dans l’identité d’une présence, sans chercher à déterminer son être.
La question de la philosophie, comme toute question, doit sans doute partir du fait qu’il apparaît de l’étant. Mais elle doit porter sur l’être en cela qui apparaît comme un étant, et qui peut parfaitement n’avoir d’unité et d’identité qu’illusoires. Cette différence de l’être et de l’étant est essentielle pour ceux qui s’occupent de l’inconscient. C’est une différence temporelle. L’étant est nom, dira Lévinas, l’être est verbe.
L’étant est le monde, il est de l’ordre du signifié. L’être est de l’ordre du signifiant. Eclairons ce point en précisant à quoi la philosophie doit demander ce qu’il en est de l’être. Ce qu’elle interroge d’abord, c’est le langage. De même que toute philosophie est d’abord ontologie, même celle qui récuse l’ontologie, toute philosophie est philosophie du langage, quitte à y passer outre.
Or, comment se donne d’emblée le langage ? Il est signifiant, et il signifie quelque chose. Tout le problème est alors de savoir comment on interprétera cette signifiance du langage. Pour ce que Heidegger appelle la métaphysique, de Platon à Hegel, le langage est signifiant parce qu’il exprime dans le temps et le sensible un signifié qui échappe essentiellement au temps. Pour Heidegger, je dirai que le langage est signifiant, en tant qu’acte produisant le signifié, ouvrant un monde. Le temps alors n’est plus conçu négativement comme dans la métaphysique, et l’être se soustrait à la régie de l’étant qu’il produit. L’ontologie s’est alors séparée de la métaphysique. Pour Lacan enfin, et pour la conception que nous proposons avec lui, le langage est signifiant, en deçà de toute émergence du signifié. Il y a du signifiant sans signifié, même si le signifié est aussi produit par le signifiant. C’est par ce niveau du signifiant pur que Lacan peut concevoir l’inconscient.
On peut donc conclure sur cette première caractérisation de la philosophie : une activité de questionnement recherchant une science absolue et posant la question de l’être.
Une telle caractérisation de la philosophie me semble ne pas suffire. Et je dirais plutôt que la philosophie est un certain discours qui apparaît dans un champ de discours ouvert par la question philosophique, et qui soutient cette activité de questionnement. On ne peut s’en tenir à l’idée d’une activité qui suivrait une pure finalité de science absolue. On doit s’arrêter sur la situation philosophique, où le problème reste posé, et la décrire comme caractérisée par un conflit de discours, de réponses, de thèses, également justifiés et légitimes.
Les thèses fondamentales qui organisent le champ de discours ainsi ouvert portent sur l’être comme un ou non, et plus précisément sur l’être comme vrai ou non, puisque l’être est d’abord saisi dans le langage. D’où les discours fondamentaux suivants.
D’abord le discours que j’appellerai empiriste. C’est celui qui affirme qu’il n’y a pas de vérité (au sens ontologique). Ou encore que tout est relatif, que rien n’a de sens en soi, qu’il n’y a pas de désir, mais seulement des besoins, qu’il n’y a pas d’autre bien que le plaisir. Discours qui insiste sur l’aspect critique du questionnement philosophique.
Il s’oppose au discours que j’appellerai métaphysique. Pour lui, il y a une vérité totale, une vérité de tout. Tout a un sens, et prend place dans le tout comme monde harmonieux. Tout est un. Pas de désir non plus, puisqu’on est dans la plénitude et qu’il suffit de voir la vérité telle qu’elle est. Le discours métaphysique insiste lui sur l’effectivité de l’objet du questionnement, le savoir absolu, qu’il affirme détenir et révéler.
Peut-on se contenter de ces deux discours antithétiques ? Non, parce qu’ils ne reprennent chacun qu’un aspect du questionnement philosophique. D’où l’apparition d’un troisième discours, qui sera le discours proprement philosophique. C’est lui que nous appelons ici philosophie. Que dit ce discours, pour porter l’activité interrogative et analytique de la philosophie ? Qu’il y a sans doute une vérité totale, que la quête philosophique n’est pas vaine. Mais qu’il y a aussi manque de cette vérité totale, manque du savoir absolu. Que la critique est justifiée et la non-vérité irréductible. Ce manque est pensé nécessairement comme désir, désir qui n’atteint pas son objet. Vérité partielle, dirai-je. Seul un tel discours affirmant vérité totale et vérité partielle peut être dit philosophique, puisque seul il n’en vient pas finalement à récuser l’activité caractéristique de la philosophie.
Cette triple distinction recouvre celle de Kant entre l’attitude sceptique, celle de Hume et des empiristes ; l’attitude dogmatique, de Leibniz et des métaphysiciens ; l’attitude critique enfin, la sienne, qui permet de résoudre les antinomies. Resterait, logiquement, un quatrième discours possible, qui dirait qu’il y a bien une vérité ontologique, mais simplement partielle, celle du désir. Mais l’établissement d’un tel discours se justifie-t-elle, par la considération de la situation philosophique ? Kant en tout cas le néglige.
Il me semble au contraire qu’il est essentiel à la détermination de la philosophie. La philosophie n’est pas simplement activité de questionnement posant la question de l’être, ni non plus seulement le discours qui, parmi d’autres discours, rend possible cette activité. Elle est aussi essentiellement en rapport avec le discours qui affirme qu’il n’y a de vérité que partielle. Comment en effet penser la vérité partielle sans la réduire dans le cadre de la vérité totale, s’il n’y a pas quelque chose qui échappe à la synthèse du discours philosophique, et cela sur le plan même où il se situe, celui du discours ? Le quatrième discours est nécessaire au discours philosophique. Il est la présence même du désir et de la vérité partielle comme extérieurs au discours philosophique, lui faisant problème, et requérant d’être pensés. Il garantit la situation philosophique en maintenant ouvert le champ des discours.
L’hypothèse de l’inconscient
La psychanalyse, maintenant. La psychanalyse aussi se présente d’abord — je parle là en toute naïveté et au niveau social — comme une activité, une pratique, qui poursuit une fin déterminée. Non pas une activité de questionnement. Mais une certaine activité thérapeutique, fondée sur un certain type de procédure, de « méthode », de « technique ». Comme toute thérapeutique, elle a un objet : faire disparaître une souffrance et la cause de cette souffrance.
Ici, précisément, la souffrance attachée à certains symptômes. Elle le fait cependant d’une manière très particulière, qu’on peut mettre en parallèle avec l’intention du questionnement philosophique : l’analyste qu’on vient trouver comme thérapeute affirme qu’il ne sait pas, et que c’est le patient qui sait — affirme en tout cas qu’il n‘a pas un certain savoir, décisif en l’occurrence.
D’où le mode de cette activité thérapeutique enfin : la parole, où ce savoir pourra se communiquer. De même que l’objet de la question philosophique se déduisait du type de questionnement qu’elle supposait, de même, de ce que l’on vient de dire de l’activité thérapeutique, découlent la procédure, ou la technique, et l’hypothèse fondamentale qui caractérisent la psychanalyse. Soit l’hypothèse de l’inconscient.
Le savoir que n’a pas l’analyste et qui est attendu de la parole du patient ne peut pas être un savoir dont il dispose ou peut disposer dans le discours. La psychanalyse n’est nullement extorsion d’aveu. On ne saurait sinon expliquer le symptôme, pris au sérieux par la thérapeutique analytique et libéré de l’accusation médicale de simulation. Ce savoir inconscient doit donc fonctionner selon d’autres processus que la parole objective du discours. Ceux-ci découlent de l’appel à la parole libre de l’analysant, à ce qu’on a traduit par association libre et qui est d’abord ce qui vient à l’esprit librement. C’est ce que Freud a appelé les processus primaires. Et la fin de la pratique psychanalytique apparaît clairement : lever le « refoulement » qui avait empêché le savoir inconscient d’accéder à la parole et avait conduit à la formation des symptômes, laisser se dire et émerger dans le discours le savoir inconscient.
De même que pour la philosophie, on ne peut pas se contenter pour la psychanalyse de cette première caractérisation qui en fait une activité sociale finalisée. De même que la philosophie, la psychanalyse doit d’une certaine manière échouer. Sa réussite serait un ratage, et son ratage, Lacan l’a souvent dit, est ce qui la fait tenir. La psychanalyse n’est pas simplement une activité thérapeutique particulière liée à une certaine procédure, mais un discours qui rend possible et effective cette pratique, et qui apparaît dans un champ de discours en conflit. Cette nouvelle caractérisation découle de la situation propre de la psychanalyse, et du problème que pose l’établissement de l’hypothèse de l’inconscient.
Dans la perspective scientifique qu’il se donnait, et devait d’ailleurs se donner pour introduire la psychanalyse, Freud voulait établir expérimentalement l’hypothèse. Il écrit ainsi, dans l’article « L’inconscient » : « S’il s’avère de plus que nous pouvons fonder sur l’hypothèse de l’inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l’existence de ce dont nous avons fait l’hypothèse ». Mais une telle preuve expérimentale ne peut en aucune façon être donnée pour l’inconscient. La seule possibilité pour établir l’hypothèse est une preuve logique, a priori.
C’est ce qu’a proposé Lacan en concevant l’inconscient à partir du signifiant. Mais alors, il abandonnait le discours empiriste où se situait Freud, pour le quatrième des discours fondamentaux que nous avons évoqués dans le champ philosophique. Celui qui affirme qu’il y a bien une vérité, mais simplement partielle, du désir.
De très nombreuses conséquences s’ensuivent, que je ne peux énoncer ici. Je ferai seulement les remarques suivantes.
- Pour comprendre le caractère de cette vérité ontologique du signifiant pur, il faut se situer dans le cadre de la pensée contemporaine, celle par exemple de Heidegger, ou encore de Lévinas, pour qui le temps appartient à la positivité de l’être ; il faut donc distinguer le signifiant et le symbolique, insister sur la dimension du réel comme l’une des dimensions du signifiant — cela contre la logique et la linguistique dont a usé Lacan pour introduire sa conception.
- Avec le signifiant, l’inconscient apparaît irréductible, non plus pour une simple raison de fait comme chez Freud, qui plaçait ici la thèse du refoulement originaire, mais pour une raison essentielle ; dans la cure, l’inconscient ne devient pas conscient, on n’assèche aucun Zuydersee, mais on se rapporte autrement à l’inconscient.
- Dernière remarque qui concerne l’objectivité de la psychanalyse : dans la cure, il ne s’agit plus d’abord d’en venir à dire un contenu représentatif refoulé — et l’on a pu reprocher à Freud que ce contenu (l’Œdipe, les scènes sexuelles), le psychanalyste le faisait dire au patient ; il s’agit que les signifiants advenus par association libre se nouent en une structure, d’où se déduit une signification bien sûr, mais c’est second.
Reste pour la psychanalyse à justifier qu’un discours, qui se présente toujours comme le lieu d’un savoir qui se sait, et donc contredit par quelque chose l’idée de l’inconscient, puisse énoncer l’inconscient sans le démentir, Lacan ici a proposé sa célèbre théorie des quatre discours ; et on peut aisément faire correspondre ses quatre discours aux quatre discours distingués à partir de la philosophie.
Le discours de l’hystérique, qui est le discours du névrosé dans la cure, et dans lequel l’analyste ne doit pas se laisser prendre, correspond au discours empiriste, le discours du maître au discours métaphysique, le discours universitaire au discours philosophique, et le discours analytique constitue le quatrième discours. Lacan montre que, seul parmi les discours, celui-ci fait acte, et appelle l’autre, le sujet, à faire l’épreuve de cette jouissance, autre que la jouissance sexuelle, et qui est le fin mot de l’inconscient. En ce sens il peut énoncer l’inconscient sans le démentir.
Peut-on se contenter de cela ? Il me semble que non, et qu’une contradiction marque encore une fois la psychanalyse comme on en avait suivi une aussi dans la philosophie. Le discours analytique doit affirmer une vérité ontologique sans laquelle il ne peut faire acte, — et il ne peut l’établir comme telle, la justifier. Il est donc en rapport essentiel avec le discours qui énonce vérité partielle du désir et vérité totale, et dans lequel seul cette considération de la vérité ontologique en général, et en même temps de celle du désir, est possible. Vérité constitutive du désir, au-delà de tout finalisme et de l’ordre des besoins. Vérité aussi de la confrontation libre au désir et à la mort qu’il implique. L’éthique de la psychanalyse veut qu’il y ait une telle vérité, que cette vérité soit réelle. Et la psychanalyse ne peut l’établir.
Qu’elle la suppose, Lacan n’a cessé, diversement, de la souligner. Je viens d’évoquer l’éthique de la psychanalyse à laquelle il a consacré une année de son séminaire. Disons rapidement que le problème deviendra dans les dernières années de son enseignement, dans la théorie du nœud borroméen, celui de la consistance, de la consistance de l’imaginaire, et qu’il est lié explicitement par Lacan aux interrogations suscitées par sa pratique.
Je retiendrai simplement ces deux formulations : (R.S.I., séance du 11 février 1975) : « L’effet de sens exigible du discours analytique n’est pas imaginaire. Il n’est pas non plus symbolique. Il faut qu’il soit réel. Ce dont je m’occupe cette année, c’est de penser quel peut être le réel d’un effet de sens » ; (L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séance du 10 mai 1977) : « Voilà sur quoi je me casse la tête. Je me casse la tête, et je pense qu’en fin de compte la psychanalyse, c’est ce qui fait vrai. Mais faire vrai, comment faut-il l’entendre ? C’est un coup de sens, un “sens blanc” ».
Cette consistance, cette vérité dont le discours analytique a besoin, il ne peut cependant pas l’énoncer comme telle et la justifier. De là le caractère « aporétique » des derniers séminaires relevé par Jacques-Alain Miller.
Le bon symptôme
Il apparaît maintenant assez clairement en quoi psychanalyse et philosophie sont constitutives l’une de l’autre dans leur différend même. Elles sont non seulement des activités déterminées, mais encore des discours qui doivent se rapporter à un autre discours.
Or, c’est le discours analytique qui pour la philosophie est cet autre discours, et le discours philosophique pour la psychanalyse. C’est du moins ce qui découle des analyses précédentes. Donnons quelques précisions sur le rapport de la psychanalyse à la philosophie, et de la philosophie à la psychanalyse, avant de conclure en déterminant le caractère commun qui les relie dans leur différence.
La psychanalyse a besoin de la philosophie, même si elle rejette et doit la rejeter. C’est à la philosophie qu’il revient d’établir en vérité les « structures assurées dans la psychanalyse », les mathèmes. Ce ne sont pas en effet des structures scientifiques, malgré ce que peut faire accroire le mot de « mathème ». Pour établir, par exemple, les mathèmes de la sexuation, qui renvoient à la structure fondamentale quadripartite du schéma L, Lacan formule les limites de la logique et de l’écriture de la science.
Mais alors il s’agit d’une autre sorte d’écriture que celle de la science, non plus symbole, mais lettre. Et l’on ne peut y accéder qu’en étant passé par une épreuve du non-savoir, du réel, dans la psychanalyse, mais aussi dans la philosophie. Ces mathèmes sont des structures philosophiques ; non seulement, en effet, on peut y parvenir en réintroduisant dans l’écriture le sujet et l’Autre, la référence au Nom-du-Père, mais ce sont des structures qui doivent être vraies, signifiantes en soi. C’est en tout cas la philosophie seule qui peut leur donner pleine justification, et les présenter de manière systématique.
Entendons bien : tous les « grands psychanalystes », à partir de leur expérience, font des découvertes et contribuent au progrès de la théorie analytique, mais ces découvertes gardent une marge d’incertitude, tant que la philosophie ne les a pas établies en rigueur. Une certaine non-justification, non-rigueur, est nécessaire à la psychanalyse. Je dirais volontiers que Lacan, comme Socrate en une autre époque décisive de l’histoire, se situe « entre deux discours ». Lacan ne fait pas simplement des références à la philosophie, il entre vraiment dans les analyses des philosophes qu’il cite. On peut dire en cela qu’il « fait de la philosophie », et c’est pour cette raison qu’il a pu établir comme il l’a fait tel et tel mathèmes essentiels à la psychanalyse.
Je dois dire que la formulation de Lacan m’est toujours apparue d’une rigueur conceptuelle admirable. Aucune proposition qui n’ait été absolument pensée. Un maître exceptionnel en philosophie. Mais, en même temps, des ruptures interviennent sans cesse dans le propos qui empêchent toute démonstration d’êtres exhaustive. La dominance du discours analytique demeure, et la philosophie est explicitement récusée. Elle n’a été sollicitée en fait que pour la théorie du désir. Au début d’une séance de L’identification, Lacan répondait ainsi à ceux qui lui faisaient grief de trop s’occuper des « grands philosophes » que eux éminemment avaient tenté et retenté avec une opiniâtreté irrémissible de dénouer le nœud du désir.
J’évoquerai, pour montrer le caractère du rapport de Lacan à la philosophie, les deux groupes de formules suivantes : d’une part, il affirme qu’avec sa théorie du nœud borroméen il a donné la seule philosophie qui lui paraisse se tenir jusqu’à ce jour, mais en même temps il note la philosophie comme l’« erre irrémédiable » ; d’autre part, caractérisant l’ontologie comme la considération du sujet en tant qu’être, il y marque une honte, tandis que trois ans après, lors du séminaire R.S.I., il dit avec plus de clémence : « L’inconscient est ce qui, de parler, détermine le sujet en tant qu’être, mais être à rayer de cette métonymie dont je supporte le désir en tant qu’à jamais impossible à dire comme tel ». L’ontologie a déjà connu avec Heidegger une telle rature, et je pense qu’en poursuivant la critique de la conception métaphysique du temps, au-delà de ce qu’en dit Heidegger, avec le signifiant pur de Lacan, on peut laisser tomber cette rature et conserver le mot « être ».
Pour conclure cette considération du rapport de la psychanalyse à la philosophie, je ferai simplement allusion à la procédure de la passe introduite par Lacan, et qui me semble prendre tout son sens à partir du différend fécond que je voudrais faire apparaître.
La philosophie, elle aussi, a besoin de la psychanalyse. Trois points à ce propos.
1) La psychanalyse est ce que j’appellerai le commencement vrai pour la philosophie, ce qui lui pose problème, et qu’elle doit penser. La psychanalyse assure l’ouverture de l’espace du discours.
2) On doit alors se demander comment concevoir cet espace des discours, quel sens donner à son ouverture. La théorie des structures « existentiales » (psychose, perversion, névrose, sublimation) et de l’éthique qui se déduit du signifiant pur conduit à distinguer ce que j’appellerai le monde traditionnel d’un côté, et de l’autre le monde historique. D’une part, un monde social où la question philosophique est forclose, où la perversion de la violence sacrificielle et du sacré limite socialement les possibilités de l’épreuve du réel et de la sublimation. Et, d’autre part, un monde social où apparaît la faille du réel, monde en crise où les possibilités d’une sublimation totale sont ouvertes. La psychanalyse marque dans le monde que cette sublimation, si elle peut être totale (ce qu’exige la philosophie), ne peut être infinie, et que la perversion est irréductible. Ce qui se donne dans la sexualité, et dans le caractère sexuel du désir humain.
3) Mais comment, dernier point, peut-on dire que la psychanalyse « est », est toujours, ce qui fait problème à la philosophie ? On est ici conduit à une théorie des époques de l’histoire. C’est toujours le discours analytique qui fait problème à la philosophie, mais, s’il n’apparaît pas d’emblée en tant que tel, c’est parce que la détraditionalisation du monde social s’effectue par étapes. Pour Platon, par exemple, le discours analytique, c’est la politique de son temps. Et on peut voir comment, du Gorgias au Politique en passant par le Ménon et la République, ce problème est tourné et retourné dans des sens opposés. L’analyse qui est faite du politique dans le Ménon retrouve tout à fait les caractères le plus généraux qu’on a pu donner du discours analytique. Lacan a fortement insisté là-dessus, au début de son séminaire sur Le moi.
On peut conclure que l’époque contemporaine, caractérisée par l’émergence du discours analytique et son accomplissement par Lacan, marque la fin de l’entrée du monde social dans l’histoire. Le désamarrage de toute nature tutélaire. Des conséquences politiques majeures peuvent en être tirées.
Ce rapport entre la psychanalyse et la philosophie, comment pouvons-nous finalement le caractériser ?
La psychanalyse et la philosophie voient l’une dans l’autre un refus de reconnaître ce qui est le lieu effectif de la vérité. Par fixation perverse : la philosophie au narcissisme de la toute-puissance des pensées et de la suffisance du moi, la psychanalyse à l’évidence émerveillée du sexe. On peut dire alors que chacune apparaît à l’autre comme un symptôme. Si on entend par symptôme un phénomène qui est le signe d’un processus menaçant le monde dans sa consistance. Refus de rechercher la rigueur démonstrative d’un côté, refus d’accepter le sexuel et de renoncer au savoir absolu de l’autre.
Mais il faut rajouter que ce symptôme est un bon symptôme, puisque, comme on l’a vu, psychanalyse et philosophie désignent l’une pour l’autre la faille du réel, s’appellent à l’épreuve du réel. Bon symptôme, on doit en effet appeler ce symptôme qui, comme note propre de la dimension humaine et phénomène indépassable de névrose, laisse pourtant place à l’épreuve du réel et à une certaine sublimation. C’est ce que Lacan appelle le sainthomme.
Psychanalyse et philosophie sont l’une pour l’autre en cela un nom du réel. Mais il faut dire plus : le nom du réel. La religion aussi nomme le réel, et l’art, et tout ce qui fait œuvre. La psychanalyse et la philosophie nomment l’une pour l’autre le lieu où elles doivent faire l’épreuve du réel qui leur permet d’être elles-mêmes. Elles sont l’une pour l’autre le réel. D’où l’on peut conclure que psychanalyse et philosophie sont l’une pour l’autre le meilleur symptôme.