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Entretien avec Alain Juranville, Philosophe et auteur de « L’universalité du judéo-christianisme » (Parole et Silence, 2021) interview de Gabrielle Halpern

Vous faites dans votre ouvrage une analyse passionnante des Dix commandements ; par exemple, le premier commandement se positionne contre l’athéisme ; le deuxième contre l’individualisme ; le troisième, contre le pessimisme ; le cinquième, contre le populisme ou encore le huitième, contre le complotisme. S’agissant du quatrième commandement (« Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent dans le pays que l’Eternel, ton Dieu, te donne »), vous écrivez qu’il y a une tendance fondamentale en l’homme, à reprocher à l’Autre (le père ou la mère, par exemple), la charge de la finitude : « C’est dans la rencontre de l’Autre que l’on découvre sa finitude ». La relation à l’Autre est toujours un sujet et il est très intéressant que vous analysiez ainsi ce qui se joue dans nos rapports aux autres, – la prise de conscience de la finitude, et au-delà de la mort. Depuis le surgissement dans nos vies de la covid-19, nous n’avons jamais autant pris conscience de la finitude (la finitude du monde d’avant, par exemple), de la possibilité de la mort dans notre vie ; cela transforme-t-il notre relation à l’Autre ? Comment apprendre à honorer l’Autre, alors même qu’il me rappelle que je suis mortel ?

 

Le propre de l’individu véritable, c’est qu’il n’accuse plus personne de ce qu’il est : il assume que ce qui ne va pas en lui (ses « symptômes ») vient de lui, qu’il a formé ses symptômes avec sa pulsion de mort, et qu’il n’a plus qu’à « faire avec », à faire triompher à partir de là la vie.

 

Avant tout il n’accuse pas ses parents. Lesquels certes « refilent » à leurs enfants leurs « péchés », ce qui a été le dépôt de leur pulsion de mort à eux, ce en quoi ils ne sont pas parvenus à l’assumer et à la sublimer, leurs symptômes. Mais les enfants feront de même avec leurs propres enfants. Et à chaque génération les symptômes ainsi formés font le « sel de la vie » de chacun, sont pour chacun son « épine dans la chair » à quoi il devra s’affronter. Affrontement qu’il pourra faire jusqu’au bout dans ses œuvres, mais qu’il ne pourra jamais, lui pas plus qu’un autre, faire absolument : il y aura toujours un manque.

 

L’Autre humain, avant tout nos parents, nous appelle à cette épreuve, toujours douloureuse — en cela on peut comprendre la formule de Sartre : « l’enfer, c’est les autres ». Mais l’enfer que nous découvre la rencontre certes toujours d’abord manquée, toujours d’abord douloureuse, avec l’Autre, c’est d’être enfermé en soi. C’est de ne pas pouvoir sortir de son enfer à soi. C’est de ne pas pouvoir connaître le bonheur, à partir de là, de s’ouvrir à l’Autre, en pardonnant et en se faisant pardonner les manques qui demeurent, les parties de soi qui meurent, qui resteront mortes.

 

Le terme « universalisme » a beaucoup été attaqué ces derniers temps. Qu’en pensez-vous et en quoi est-il toujours un grand idéal à atteindre ?

 

L’universalisme est légitimement critiqué, quand il vient d’un monde et d’un point de vue particuliers (l’Occident), et qu’il prétend imposer ses valeurs et conceptions à tous les humains, en écrasant des différences considérées à bon droit comme légitimes.

 

Mais il y a des différences illégitimes : ce sont celles qui relèvent de ce que j’appelle le paganisme. Elles concernent tous les mondes et tous les points de vue qui ont en commun d’écraser l’individu, de l’empêcher d’advenir. Ce qui se fait en désignant à la collectivité et à sa violence une victime émissaire qu’il faut détruire rituellement pour assurer le bien commun : la laisser être serait provoquer le mal de la collectivité. L’un des exemples les plus connus, mentionné dans La part maudite de Georges Bataille, est celui des sacrifices humains des Aztèques (qui ne doivent pas faire oublier les richesses spirituelles que présentait aussi cette civilisation) : on pouvait écorcher jusqu’à 20 000 esclaves pour obtenir, au profit prétendu de la collectivité, les faveurs du dieu Soleil.

 

L’universalisme légitime, véritable, s’oppose à ce paganisme. Il est confirmé objectivement par la philosophie, par la raison philosophique qui, depuis Socrate et Platon, qu’elle le thématise ou non, donne une place centrale à l’individu. Tout humain est alors supposé avoir la vérité en lui, et n’avoir, pour atteindre au savoir, qu’à la faire venir petit à petit au jour. Dans le dialogue, par un travail difficile, parce qu’on n’arrive pas d’abord à la dire et qu’on n’a des chances d’y parvenir que dans l’épreuve de la contradiction.

 

En quoi le judéo-christianisme est-il universel ?

 

Le judéo-christianisme est par excellence le porteur de cet universalisme, parce qu’il appelle explicitement, contre le paganisme, à devenir individu. Ce qu’il fait à travers les commandements du Décalogue, tels du moins que j’ai essayé de les présenter dans mon ouvrage.

 

Reste que le judaïsme est menacé de neutralisation, c’est-à-dire de ne pas répandre son universalisme auprès de tous les hommes, parce que le principe de cet universalisme est l’élection. Or cette élection, offerte à tous les hommes comme l’a montré Lévinas et qui appelle chacun à devenir individu, est foncièrement rejetée par les hommes : elle n’a été adoptée initialement que par le peuple juif qui a pu sembler se la réserver, suscitant par là même l’envie et la haine chez les autres peuples.

 

Le christianisme, quant à lui, répand bien, par la grâce qu’il proclame et qui rend acceptable l’élection, l’universalisme véritable, avec toutes les valeurs impliquées par le Décalogue (notamment l’amour du prochain). Mais l’universalisme tend alors à se fausser, dès lors que la grâce semble effacer toute exigence morale (on a reçu la grâce, on n’a rien à faire de plus). Le christianisme est ainsi constamment menacé de repaganisation — le plus significativement quand il fait du peuple juif, dont il hérite pourtant, sa victime sacrificielle.

 

Ma thèse est que cette « neutralisation » et cette « repaganisation » sont vouées à disparaître après l’Holocauste : c’est alors que l’universalité du judéo-christianisme peut être clairement dégagée.

 

Or on peut retrouver dans des mondes culturels non occidentaux la place décisive que le judéo-christianisme donne à l’individu, et donc y confirmer son universalisme. Le bouddhisme, où se rassemblent toutes les religions orientales et extrême-orientales, ne proclame certes pas l’individu et même, le dénonçant, exalte le maître.

 

Mais on ne peut devenir un maître, un exemple pour les autres, qu’en ayant parcouru jusqu’au bout les voies de l’individu.

 

De même que, devenu individu, on doit accepter (et cela vaut pour l’universalisme occidental) d’être un maître, un exemple pour les autres. L’islam lui non plus ne proclame pas l’individu et, contre l’individu, exalte le serviteur, le serviteur de l’Autre divin et de la communauté. Mais l’homme ne peut s’engager vraiment sur les voies de l’individualité qu’en se sachant et en se voulant un tel serviteur. Sinon (et cela vaut à nouveau pour l’universalisme occidental), l’individu qu’on prétendra être devenu risque de n’être qu’illusion et enflure narcissique.

 
 

Vous écrivez dans votre ouvrage que le judéo-christianisme a fondé une éthique qui appelle tous les hommes à accéder à l’individualité véritable. De quelle individualité s’agit-il et quelle distinction faites-vous entre cette individualité et l’individualisme ?

 

L’individu véritable n’est pas l’individu de l’individualisme, c’est-à-dire un individu qui n’a rien de plus à faire qu’à être lui-même, à jouir de lui-même, de ses facultés, indifférent à ce qui ne lui est pas utile ou profitable.

 

L’humain n’est pas d’emblée un individu véritable. Il a à se faire un tel individu et, pour cela, à « payer le prix », comme disent tant Lacan que Foucault.

 

Il a à s’arracher à l’ordinaire monde social (toujours d’abord vécu, et voulu, comme « païen »), aux modèles supposés parfaits qu’il trouve en ce monde, à ses normes. Il a à s’affronter au mal constitutivement humain, à ce que la psychanalyse appelle la pulsion de mort, et cela dans l’épreuve de son unicité, dans la solitude. Il a à reconnaître, explicitement ou non, qu’il n’a pu entrer dans cette épreuve, par lui d’abord fuie, que parce qu’il a été appelé à cela par un Autre, humain et, ultimement, divin. Il a à assumer le mal dans le bien, dans un bien nouveau, dans ses œuvres propres, de quelque espèce qu’elles soient. Dans des œuvres offertes aux autres et qui les invitent à entrer eux aussi dans la voie de l’individualité. Et c’est sur fond de cette épreuve — celle que lui proposent les commandements du Décalogue —

 

qu’il devient « in-dividu » véritable, qui n’est plus « divisé » par toutes les tentations qui lui viennent de l’extérieur.

 

Individu qui est devenu consistant en lui-même, tout en étant ouvert aux autres comme individus déjà advenus ou à advenir.

 

Pourquoi vous a-t-il semblé important d’écrire un ouvrage sur ces sujets, précisément aujourd’hui, dans cette époque, dans ce moment que nous vivons ?

 

Le monde actuel est marqué par des phénomènes qui peuvent sembler désespérés et désespérants. J’ai évoqué à ce propos l’athéisme, l’individualisme, le pessimisme, le féminisme (dans la dimension excessive qu’il peut prendre au-delà du légitime combat de l’égalité hommes-femmes), le populisme, l’intégrisme (avec ses prolongements dans le terrorisme), le matérialisme, le complotisme et l’égalitarisme (ou le relativisme, dans lequel toutes les valeurs et tous ceux qui les portent se confondent).

 

Je dis dans cet ouvrage que ces phénomènes ne sont que des symptômes sociaux, conséquence d’un refus « néo-païen » de tout ce qu’il y a d’extrêmement positif dans le monde actuel : entre autres, la libération de l’individu, l’égalité sociale des hommes et des femmes, la fin des guerres et des nationalismes qui les provoquent, la fin de l’antijudaïsme chrétien après l’Holocauste avec Vatican II, la solidité et l’exemplarité des institutions démocratiques plus ou moins pitoyablement imitées partout.

 

Ces symptômes seront toujours là : ce ne sont pas les hommes qui deviennent meilleurs, ce sont les institutions ;

 

mais ce qui, par le droit, est rendu possible à chacun, reste, comme on l’a dit, difficile. L’athéisme, qui a très efficacement dénoncé les idoles du passé, ne laissera d’en fabriquer de nouvelles. L’individualisme fera toujours rejeter la relation, pourtant si précieuse, à l’autre homme. Le pessimisme ramènera toujours à l’absence de sens, au cycle indéfini du monde païen. Le féminisme exaltera toujours la Mère Nature cosmique dans les jupes de laquelle se réfugient ceux qui ne veulent pas devenir des individus. Le populisme fera toujours regretter les premières communautés et leur ennemi déjà désigné, leur victime déjà promise.

 

L’intégrisme cherchera toujours à empêcher la vie intérieure, les incertitudes de l’interprétation et le dialogue. Le matérialisme fera toujours comme si le spirituel n’existait pas. Le complotisme visera toujours à faire croire que les élites, ceux qui se sont déjà engagés sur la voie de l’individualité, « nous mentent », pour établir leur pouvoir sur nous. L’égalitarisme prétendra toujours qu’il n’y a pas à poursuivre des fins au-delà de la banalité quotidienne. Mais tout cela, en vain. Les institutions, et l’esprit de la mondialisation, continueront à tenir ouvertes au plus grand nombre les possibilités heureuses de l’individu.