Je vais vous parler du christianisme et du judaïsme, mais aussi de ce qu’on appelle depuis le XIX° siècle le judéo-christianisme, et je commenterai pour cela ce que dit Rosenzweig sur les dangers qui menacent tant le christianisme que le judaïsme. Mais je commence par quelques propos biographiques et historiques.
Franz Rosenzweig naît le 25 décembre 1886 dans une famille juive assimilée de la grande bourgeoisie allemande.
En 1912, il soutient sa thèse de philosophie dont le manuscrit correspond à la première partie de son livre Hegel et l’Etat.
En 1913, au moment où il allait se convertir au christianisme comme ses cousins germains, il décide de rester juif après avoir assisté à l’office du Yom Kippour dans une synagogue orthodoxe de Berlin.
En 1921 paraît son grand livre L’Etoile de la Rédemption où il ne laisse de revenir sur les rapports du christianisme et du judaïsme.
Juste avant de dire, à la toute fin de l’ouvrage, que, « devant Dieu, tous deux, juif et chrétien, sont des ouvriers travaillant à la même œuvre », qu’il « ne peut se priver d’aucun des deux », qu’ils n’ont « tous deux que part à la vérité », la « vérité totale » n’étant la part que de Dieu, il avait parlé de scission irréductible entre christianisme et judaïsme, et exactement de l’« éternelle haine du chrétien contre le juif » et l’« éternelle protestation du juif envers le Christ »1.
Il est très précis sur la haine du chrétien contre le juif, qui tient pour lui à ce que le juif d’emblée a accueilli la Révélation et s’est installé dans la Rédemption, alors que le chrétien appartient à ces peuples qui n’ont pas accueilli d’emblée la Révélation, auxquels elle a été redonnée par le sacrifice du Christ et qui ont présentement à l’accueillir : « En tout temps, cette existence du juif contraint le christianisme à se dire qu’il ne parvient pas au but, qu’il n’atteint pas la vérité, mais que toujours… il reste en chemin. Telle est la raison profonde de la haine chrétienne à l’égard des juifs, haine qui a recueilli l’héritage de la haine païenne. En fin de compte, ce n’est rien d’autre que de la haine de soi-même. Le juif fait, sans qu’il le veuille, honte au chrétien » (486 sq). Envie et haine donc du chrétien contre le juif.
Il est ici beaucoup moins précis — en fait il n’en dit rien — sur la protestation du juif envers le Christ. Son idée serait, un peu comme chez Lévinas, que le Christ, par sa grâce, a rendu les choses trop faciles à ceux qui le suivent, en les dispensant du réel effort moral.
Or Rosenzweig, atteint depuis 1921 (Lévinas dit : juste après son mariage, mais c’est aussi et surtout l’année de la parution de L’Étoile de la Rédemption), atteint donc de cette terrible maladie qu’est la sclérose latérale amyotrophique, meurt en 1929. Il n’a pas l’idée, il ne veut ni ne peut avoir l’idée de la catastrophe absolue qui va avoir lieu bientôt en Allemagne. Quelques mois avant sa mort, il avait dit de Heidegger, à propos des célèbres entretiens de Davos avec Cassirer : « C’est Heidegger qui a représenté, contre Cassirer, notre position philosophique, celle de la nouvelle pensée qui est tout à fait dans la ligne procédant du dernier Cohen »2. Cassirer philosophe juif néo-kantien, comme le premier Hermann Cohen, alors que Heidegger va en 1933 s’inscrire au parti nazi. Et pourtant, de fait, Rosenzweig est plus proche, philosophiquement, de Heidegger que de Cassirer. Rosenzweig ne peut ni ne veut avoir l’idée que, dans l’Holocauste (dans la Shoah), d’un côté, l’éternelle haine de tant de ceux qui peuplent le monde chrétien va devenir folle et que, de l’autre, l’éternelle protestation du peuple juif envers le Christ va, elle, devenir dérisoire.
On ne peut donc, on n’a pu donc en rester là. D’un côté, le monde chrétien n’a pu que reconnaître, dans ce que Lévinas appelle « la Passion vécue par le peuple juif en Europe chrétienne » ou encore « la Passion des Passions »3, une répétition de la même violence sacrificielle contre l’élu que celle qui avait exercée contre le Christ comme l’Élu par excellence. Ce monde n’a pu que reconnaître en cela la vérité pure du judaïsme, et la faute que lui-même commettait en oubliant que la grâce chère au christianisme doit s’accomplir en élection, sauf à se fausser. De l’autre côté, le peuple juif n’a pu que reconnaître, dans l’extermination programmée qu’on avait entreprise contre lui, la marque de sa finitude d’humain, et qu’il lui fallait, comme à tous les peuples s’ils veulent garantir leur subsistance, se pourvoir d’un Etat. De là la fondation de l’État d’Israël. Et, par cette fondation, la reconnaissance, simplement implicite certes, de la divinité du Christ, et donc de la vérité pure du christianisme. Tandis que le monde chrétien ne pouvait que faire obtenir pour cet Etat la reconnaissance internationale.
Mais tout cela, c’est à la fin seulement que cela se produit, et l’histoire est marquée dans son cours par ce qu’on peut appeler après Rosenzweig les dangers chrétiens et les dangers juifs. Dangers chrétiens qui sont, selon moi, de repaganisation, et qui se manifestent historiquement dans l’émergence successive, comme déterminante, de telle Eglise ou confession chrétienne. Ce que Rosenzweig pourrait dire lui-même. Dangers juifs qui sont, selon moi, de neutralisation, et qui se manifestent aussi dans l’histoire, en lien avec les dangers chrétiens. Ce que Rosenzweig ne dit pas. Car si, pour lui, « le christianisme ne dépassera jamais » ses propres dangers, pas plus qu’il ne « dépassera un jour la scission des Eglises » (474), les dangers juifs, qui « peuvent certes devenir dangereux pour le juif comme individu (« il peut devenir, à cause d’eux, ou dur, ou orgueilleux ou raide »), « ne sont pas des dangers pour le judaïsme » (481), lui-même hors histoire (le peuple juif, dit-il « vit déjà dans sa propre Rédemption. Il a anticipé pour soi l’éternité », 387).
Les dangers chrétiens d’abord. Dangers de repaganisation, avons-nous dit. Ils sont liés, pour Rosenzweig, à la tendance du christianisme à l’extension, à l’extériorisation, où ledit christianisme se scinde en deux voies censées se réunir finalement. Rosenzweig les présente en fait, implicitement, à partir du Dieu trinitaire. Ces dangers résultent, pour lui, de l’incapacité du monde christianisé d’accepter la Trinité divine et précisément, en elle, l’altérité, et de la réduction de cette Trinité (Père, Fils, Esprit) à une seule de ses Personnes. Rosenzweig était conscient qu’on serait entraîné à retrouver la Trinité chrétienne dans son ternaire fondamental Création-Révélation-Rédemption (les trois termes font chacun le titre des trois livres de la deuxième partie de L’Étoile de la Rédemption), et donc à considérer que lui-même proclamait la vérité non seulement de la venue du Christ, mais aussi du Dieu trinitaire. Il a tenu, pour ne pas ébranler son judaïsme auquel il avait décidé de rester fidèle, à exclure expressément cette interprétation. Du Père et du Fils, il dit ainsi : « Il ne faut pas les séparer en Création et Révélation. Car le Fils n’est pas inactif dans la Création, et de même le Père dans la Révélation » (413). Remarque théologiquement juste dans le christianisme lui-même. Reste, d’une part, que, pour le christianisme, la Création est bien proprement l’œuvre du Père, la Révélation celle du Fils et la Rédemption celle de l’Esprit : le christianisme en cela peut parfaitement reprendre ce qu’a apporté Rosenzweig. Reste, d’autre part, qu’est inacceptable, du moins dans la perspective chrétienne, l’autre remarque alors avancée selon laquelle, dans le Dieu se faisant homme, « [viendrait] au jour la part indélébile de paganisme présente au cœur de tout chrétien » (ibid.). Et reste enfin que, dans le refus par Rosenzweig de rattacher le ternaire Création-Révélation-Rédemption à la Trinité chrétienne, on est fondé à ne voir qu’une dénégation.
Premier danger chrétien. Rosenzweig parle de « panthéisation du concept de monde »ou de « divinisation du monde » ou de « mondanisation de Dieu ». « Que Dieu soit un jour tout en tout et non point Un au-dessus de tout » (473 sq), dit-il encore. Effacement repaganisant de l’histoire, de la rupture historique, le monde redevenant illusoirement un Tout harmonieux, comme le prétend le paganisme : pour Rosenzweig, « un monde qui ne serait plus que tout et dont le centre ne serait pas la Terre Saintese prêterait sans mal à toutes les tentatives de déification et d’idolâtrie » (488). Les deux voies du christianisme, supposées d’abord scindées et finalement réunies, sont alors, pour lui, celles de l’Église et de l’État. Tout, disons quant à nous, se ramène au Père comme principe de la Création. Le christianisme étant justification de l’ordre établi, l’Église se distinguant certes de l’État, mais pour lui apporter sa bénédiction d’absolu. C’est le danger qui menace avant tout, pour Rosenzweig (et on peut être d’accord avec lui en cela), ce qu’il appelle l’Eglise de Pierre, le catholicisme. « L’Église du Sud, dit-il, fidèle à son origine en Pierre et chez les Pères latins, avait pris sur elle la charge de convertir l’ordre juridique visible dans le monde ; c’est elle qui offre depuis toujours l’image de ce danger qui consiste à séculariser Dieu en divinisant le siècle » (474). Eglise qui est aussi, pour lui, « la plus authentique » (408), celle, disons, qui rassemblera un jour tous les chrétiens, peut-être tous les croyants.
Deuxième danger chrétien. Rosenzweig parle de « divinisation du concept d’homme ». « Que le Fils de l’Homme et non pas Dieu soit la vérité » (472 et 488), dit-il encore. Effacement repaganisant à nouveau de l’histoire selon nous, le monde se résorbant devant l’homme comme tout-puissant : pour Rosenzweig, « un Christ qui serait seulement Christ et non plus Jésus se prêterait sans mal à toutes les tentatives de déification et d’idolâtrie » (488). Les deux voies du christianisme, supposées d’abord scindées et finalement réunies, sont alors, pour lui, celles du prêtre et du saint. Tout, disons quant à nous, se ramène au Fils comme porteur de la Révélation. Le christianisme s’attachant à l’exigence intérieure (où il y a bien quelque chose de la passion à traverser), mais en oubliant l’origine d’où l’on vient et la communauté vers laquelle on doit aller. Solitude de l’homme s’affrontant à lui-même, mais aussi toute-puissance illusoire de cet homme qui se met hors institution — d’où la prolifération des sectes. C’est le danger qui menace avant tout, pour Rosenzweig, l’Église de Paul ou protestantisme, l’Église de la foi où l’essentiel est la conversion intérieure. « L’Église nordique, dit-il, fidèle à son origine paulinienne et à ses Pères allemands, avait pris sur elle la tâche de convertir ce qui relève de l’âme, la face poétique de l’homme : c’est elle qui offre depuis toujours l’impressionnante image de ce danger qui consiste à humaniser Dieu en divinisant l’homme » (472 sq).
Troisième danger chrétien. Rosenzweig parle de « spiritualisation du concept de Dieu ». « Que l’Esprit et non pas Dieusoit en toutes choses le guide » (474), dit-il encore. Effacement repaganisant encore de l’histoire, qu’anticipant sa fin on enjambe d’un coup : pour Rosenzweig, « un Dieu qui serait pur Esprit, et non plus le Créateur qui donna sa Loi aux juifs se prêterait sans mal [toujours la même formule] à toutes les tentatives de déification et d’idolâtrie » (488). Les deux voies du christianisme, d’abord scindées et finalement réunies, sont alors celles expressément, pour Rosenzweig, du Père et du Fils (« Le concept de l’Esprit, qui procède des deux, Père et Fils, désigne,dit-il ainsi, le point où les deux, Père et Fils, sont de nouveau réunis », 471). Tout, disons quant à nous, se ramène à l’Esprit comme guide vers la Rédemption. Le christianisme s’enivrant de la communauté terminale et supposée parfaite des enfants de Dieu, en oubliant, à la fois, et l’origine qui appelle à la croissance du monde pour y faire advenir une justice effective, et la passion qu’il y a à traverser pour cela dans la solitude. Ivresse de la conversion à venir, ce qui laisse place, comme le dit Rosenzweig, et à l’« immoraliste brisant toutes les tables » et au « tyran qui fait violence à son prochain comme à lui-même au nom de ce qui est au-delà du prochain » (338). C’est le danger qui menace avant tout, pour Rosenzweig, l’Église de Jean ou orthodoxie, l’Eglise de l’espérance. « L’Église orientale, dit-il, fidèle à son origine en saint Jean et chez les Pères grecs, avait pris en charge la mission de convertir la Sagesse [les philosophes grecs] : de ce moment, elle offre l’impressionnante image de ce danger de spiritualiser Dieu, qui fuit un monde anarchique et une âme chaotique pour se réfugier dans l’espérance et la vision » (471).
Reprenons plus historiquement ces dangers. Mais soulignons d’abord les points suivants. Le christianisme a certes toujours sa vérité de religion proclamant l’altérité : celle-ci est impliquée dans la Passion du Christ, à l’imitation duquel sont appelés tous les hommes ; et elle est énoncée dans la formule reprise du Lévitique et mise par saint Jean dans la bouche du Christ, Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés4. Pour nous, bien plus, le christianisme a d’emblée sa vérité de religion qui est aussi le lieu d’un savoir : car il est décisif pour la Passion que l’identité supposée par l’altérité soit dégagée, et donc que la Passion, d’une part, ouvre à la Résurrection (victoire sur la mort) et, d’autre part, se fonde sur l’Incarnation (assomption, par Dieu, de la vie finie) ; ce qui conduit à la Trinité divine, comme cela se dit indirectement chez Rosenzweig. Mais il est sûr par ailleurs, pour nous, que cette vérité de religion se perd dans l’histoire, et que s’y perd aussi l’altérité proclamée : repaganisation, perte tant du véritable amour de Dieu que de l’amour du prochain, comme Rosenzweig avec sa théorie des dangers chrétiens l’a souligné. Et pourtant, dans l’histoire, la vérité initiale du christianisme, sa vérité en soi, ne disparaît jamais complètement selon nous, elle se reconstitue toujours. Et, surtout, elle se rétablit définitivement après l’Holocauste, quand le christianisme en vient à reconnaître expressément la vérité pure du judaïsme.
Disons de manière très générale que l’histoire, comme mouvement vers la société juste rationnellement déterminée, avait été lancée, sur fond de révélation juive, par la philosophie grecque, mais que celle-ci s’était heurtée à la captation du sujet social, du peuple dans le paganisme. L’histoire a été relancée par le sacrifice du Christ qui, à la fois, a dénoncé cette captation et l’a pardonnée aux hommes pour autant que, limitée, elle ne les empêche pas d’aller vers la société juste. Et cependant ce mouvement, qu’inspire le christianisme laissé à sa vérité, et même s’il s’approche toujours plus de son but (chaque institution nouvelle est définitive), se heurte sans cesse à la même captation, qui voue le christianisme à la falsification.
C’est ainsi que le christianisme sous sa forme première et fondamentale de religion, le catholicisme, l’Église catholique, a d’abord sa vérité, qu’il gardera. L’Église catholique recueille l’enseignement du Christ, elle proclame la liberté nécessaire de l’homme qui embrasse la foi chrétienne : elle souligne certes qu’il faut à celui-ci, pour accueillir pleinement cette foi, un Autre, un maître, un directeur, sans lequel il ne pourrait pas prendre conscience du péché qui est en lui ; mais, s’il doit, découvrant en lui et dans les autres, le péché de l’homme, traverser à son tour et retraverser la Passion du Christ, ce ne peut être que dans une liberté totale. L’Église a comme mission dans le monde social de tenir ouvert pour chacun cet espace de confrontation à soi, d’individualisation. Ce qu’elle assure en se distinguant de l’État et en lui rappelant, par son autorité à elle, la justice que lui, comme pouvoir, comme simple pouvoir, doit garantir. L’Église a enfin, au-delà de tout monde social particulier, à diffuser le plus vastement le message du Christ destiné à tous les hommes : de là sa dimension missionnaire, apostolique ; mais aussi son lien avec la philosophie héritée de l’Antiquité gréco-romaine et à laquelle elle confie la justification, en raison, de sa dogmatique théologique.
Mais l’Église, tout en continuant à vouloir exercer une pure autorité sur la société, exerce en fait par ses représentants un pouvoir indirect qui, bien loin de faire advenir les hommes à leur liberté, les maintient dans une radicale soumission — soumission à ceux qui leur distribuent, et peuvent leur refuser, les sacrements, leur font espérer des miracles, leur font craindre les châtiments de l’enfer, etc. De toute façon elle se heurte, dans le sujet social, dans le peuple, à la captation toujours là par le paganisme : de là la place que prend, contre elle, l’islam qui simplifie les devoirs moraux et entretient la soumission ; mais aussi l’entreprise qu’elle engage contre cette nouvelle religion par les croisades, dans lesquelles la même captation, hélas, se manifeste. Et si l’Église, par son universalisme, est au principe, à la fin de l’époque médiévale, des Grandes Découvertes et, dans les universités, du mouvement vers la science, elle est entraînée elle-même alors dans la commune terreur d’avoir à renoncer au paganisme. Repaganisation qui semble fatale.
Le christianisme se réforme alors violemment, en rejetant, au nom de l’individu et de la liberté que lui avait offerte l’enseignement du Christ, l’institution de l’Église, avec son organisation de pouvoirs et les diverses coupures et intermédiations qui y font obstacle au mouvement du fidèle vers Dieu : prêtres par rapport aux laïcs, clergé régulier par rapport au clergé séculier, langue sacrée par rapport à la langue d’usage. Apparaissent les diverses confessions protestantes pour lesquelles le Christ est le seul médiateur entre l’homme et Dieu, et la lecture personnelle des Écritures ce par quoi par excellence s’accomplit ce rapport à Dieu : Luther à cette fin traduit la Bible en allemand. Quant à l’universalisme chrétien, ayant rejeté tout ce qui sacralisait encore, tout ce qui repaganisait le réel ordinaire, tous les « intermédiaires », il donne maintenant place majeure à la science et à la technique et à leur monde désenchanté où se développe le capitalisme. Et il récuse notamment les spéculations métaphysiques avec leurs formes substantielles.
Mais l’individu sans maître, sans directeur, avec sa lecture personnelle des Écritures et sa foi, avec la seule inquiétude de son salut, tend alors à se fermer sur lui-même. Son existence sociale n’est plus, comme Max Weber l’a souligné, que celle de sa profession, de son métier, qu’il exerce avec rigueur et honnêteté, mais froideur aussi : dans son monde, pas d’œuvre où de l’absolu serait présent, car l’absolu est brutalement transcendant ou, au mieux, présent au cœur de l’homme pieux ; c’est en fait un matérialisme implacable. Et c’est ainsi que ce qui était censé libérer l’individu en général conduit tel ou tel à faire subir impitoyablement aux autres sa domination : science en droit ouverte à tous, mais réservée en fait à certains ; colonialisme ; échec des Lumières à entraîner le peuple ; et terreur exercée contre qui ne veut pas renoncer au paganisme. Repaganisation à nouveau.
C’est alors qu’une nouvelle confession chrétienne, restée en dehors du mouvement de l’histoire, vient à la lumière. Car, en deçà de l’individu auquel certes l’enseignement du Christ a donné une place décisive, il faut maintenant, pour convertir le peuple, pour lui faire accepter de renoncer au paganisme, insister sur la communauté qui accueille cet individu ; et c’est ce que fait traditionnellement l’Église d’Orient ou Église orthodoxe. Socialement, cette Église, prise dans sa vérité, devrait justifier pleinement, auprès du peuple, la démocratie, la véritable, représentative, qui laisse place, comme représentant, à l’individu. Et l’universalité chrétienne trouverait sa confirmation dans le messianisme de cette Église, tel qu’il se manifeste comme perspective proche chez Dostoïevski, quand la critique exercée par l’Église sur l’État atteint son accomplissement dans la justification, par l’Église, de l’État enfin juste.
Mais la communauté ainsi glorifiée tend à nouveau, comme dans le monde païen, à écraser l’individu. Et c’est bien en lien avec la confession chrétienne venue à la lumière en ce temps de l’histoire. Car le mouvement communiste, qui par excellence exalte alors la communauté et veut la réaliser effectivement, fait sa révolution non pas en Allemagne comme le prévoyait Marx, mais en Russie, pays par excellence de l’orthodoxie. A partir de quoi, une idéologie nationaliste se formant en réaction à l’idéologie communiste, des systèmes totalitaires se mettent en place dans divers pays. La repaganisation atteint alors son extrême quand elle devient terreur exercée contre qui appelle à renoncer au paganisme : c’est le cas avec le régime nazi et son entreprise d’extermination du peuple juif.
Or la falsification du christianisme ainsi suivie dans ses grands traits à travers l’histoire est inséparable du fait qu’il refuse de reconnaître la vérité première du judaïsme et qu’il fait du peuple juif la victime sacrificielle par excellence de sa repaganisation. Car certes il y a une vérité absolue, en soi, du christianisme dès lors qu’il fallait, pour pouvoir universaliser la révélation, pour pouvoir la faire accepter par tous les peuples, dégager la grâce reçue de Dieu par tous les humains et sans laquelle le péché (socialement la violence sacrificielle) ne serait pas dépassable ; dégager cette grâce en deçà de l’élection dont se réclame le judaïsme. Mais cette vérité du christianisme se perd inexorablement dès lors qu’on veut croire que, par cette seule grâce reçue, on est effectivement sauvé ; dès lors qu’on oublie que la grâce reçue doit s’accomplir en élection ; et dès lors qu’on condamne le peuple juif qui avait, devant cet oubli fatal, une raison décisive de ne pas embrasser la nouvelle foi et qui rappelle simplement, obstinément, cette obligation d’accomplir la grâce en élection.
Ce rejet sacrificiel se voit déjà à l’époque médiévale, avec le seul catholicisme. Lequel certes, comme le judaïsme, souligne l’importance, pour la formation spirituelle du fidèle, de se rapporter à un maître et directeur. Mais le monde chrétien manifeste alors son rejet du judaïsme de multiples façons, déjà dans la gnose marcionite (mais c’est une hérésie, condamnée comme telle), puis par les pogroms lors des croisades et encore par l’expulsion des juifs d’Angleterre, de France et d’Espagne.
Ce rejet sacrificiel se voit encore à l’époque moderne où, le rejet par l’Eglise catholique demeurant, en apparaît un nouveau du côté des confessions protestantes. On s’y réclame bien pourtant de l’élection, de l’élection juive comme modèle. Mais un rejet très brutal se lit dans tel et tel texte très tardif de Luther (notamment Des juifs et de leurs mensonges), où il appelle à brûler les synagogues et chasser les juifs des villes — il dit même : « Nous sommes fautifs de ne pas les tuer ».
Ce rejet sacrificiel se voit enfin à l’époque contemporaine. Le messianisme des révolutions exaltant la communauté juste à venir, le Royaume de Dieu sur terre, le Règne millénaire, sait bien son origine dans le judaïsme. Mais très vite le peuple juif, le peuple à la nuque raide qui refuse de se soumettre à un ordre social quelconque, devient l’ennemi par excellence de ces révolutions. Avant tout de celle du national-socialisme, mais aussi, d’une manière ou d’une autre, de tous les systèmes totalitaires.
Le christianisme parvient donc à sa pleine vérité quand il reconnaît la vérité pure du judaïsme. Ce qui, pour le sujet social du monde christianisé, historico-chrétien, ne pouvait aucunement se faire avant l’Holocauste : impossible jusqu’alors de poser que ledit sujet social avait suffisamment reçu de quoi assumer et dépasser son primordial paganisme. Ce qui devait absolument se faire après l’Holocauste parce que s’y est répétée, contre le peuple juif du fait de l’élection dont il se réclame constitutivement, la même violence sacrificielle qui avait été exercée contre le Christ comme l’Elu par excellence : le monde historico-chrétien, quelque laïc qu’il soit, quelque ignorant de son fond chrétien, se contredirait radicalement s’il ne reconnaissait pas pareille vérité du judaïsme ; s’il ne reconnaissait pas, contre toute tentation gnostique, que la grâce chrétienne est faussée si elle ne s’accomplit pas en élection. « Ce furent toujours les ennemis déguisés du christianisme, depuis les Gnostiques jusqu’à nos jours, qui ont cherché, dit Rosenzweig, à lui enlever son Ancien Testament » (488). La voie éternelle qu’est le christianisme selon Rosenzweig atteint ainsi, selon nous sinon selon Rosenzweig, sa fin, où se fixe sa vérité. C’est ce que j’appellerais l’acte du monde chrétien.
Les dangers juifs maintenant. Dangers de neutralisation, avons-nous dit. Ils sont liés, pour Rosenzweig, à la tendance du judaïsme à l’intériorisation, à son enracinement en soi-même et non plus en aucun sol (« Notre vie n’est plus tissée dans la moindre extériorité, dit Rosenzweig, nous avons pris racine en nous-mêmes ; sans racines dans la terre, éternels voyageurs, nous sommes pourtant profondément enracinés en nous-mêmes, dans notre propre corps et notre propre sang », 360). Pour moi, cette vérité en soi du judaïsme, que Rosenzweig a parfaitement présentée en insistant sur la loi (une loi fondée sur l’amour et le commandement premier : « Aime-moi »), est tout à fait indéniable, tout autant que l’était celle du christianisme, avec son insistance sur l’amour (mais un amour qui a besoin de la loi et qui en est l’accomplissement, comme le dit l’Epître aux Romains, 10, 4, pour laquelle le Christ est l’accomplissement de la loi, τέλος γάρ νόμου). Mais, pas plus que celle du christianisme, la vérité du judaïsme n’est d’emblée une pleine vérité. Certes le judaïsme, à la différence du christianisme, ne se repaganise pas, mais il se neutralise, il ne remplit plus sa mission d’universalisme. Or il doit la remplir, et il la remplira. Et c’est là qu’à nos yeux prennent leur portée, au-delà de ce qu’il en dit lui-même, ce que Rosenzweig a formulé comme les dangers juifs. Ces trois dangers, Rosenzweig les associe à trois aspects de la vie juive : le monde de la Loi, l’homme de l’élection et le Dieu du peuple. Pour nous, ils concernent tout autant l’histoire que les dangers chrétiens ; ils sont inséparables de ces derniers ; ils menacent tout autant le judaïsme que les dangers chrétiens le christianisme ; et le judaïsme ne les écartera définitivement que par la fondation de l’Etat d’Israël.
Le premier danger juif, l’étouffement du monde, nous semble ainsi devoir être lié historiquement avec le premier danger chrétien, celui de la panthéisation ou divinisation du monde. Le chrétien oublierait Dieu comme « l’Un au-dessus de tout » au profit d’un Dieu présent en toutes choses — et dans le monde. Le juif « [croirait] toujours qu’il s’agit simplement de tourner et retourner son enseignement de la loi et qu’on arrivera bien à ce que tout y soit contenu » (479) — la loi serait la clé des énigmes du monde. Historiquement, il y aurait ainsi, au Moyen-Age, d’un côté, l’Église du Sud comme dit Rosenzweig, l’Église catholique, avec son extension missionnaire indéfinie ; de l’autre côté, le judaïsme de l’Exil, qui s’attache à sa tradition, se consacre, par le Talmud, à l’étude et au commentaire de ses textes (en récusant tout intérêt pour l’histoire présente — je me réfère en cela au livre Zakhor, de Yosef Hayim Yerushalmi). L’un et l’autre, le christianisme et le judaïsme, ont alors vérité en eux-mêmes. Mais l’Église se lance dans les croisades et l’Inquisition, et le judaïsme ne participe de l’histoire que par les expulsions et les pogroms que subissent les populations juives et qu’elles commémorent douloureusement dans leurs prières cérémonielles.
Le deuxième danger juif, le mépris du monde, nous semble devoir être lié historiquement avec le second danger chrétien, celui de la divinisation de l’homme ou de l’humanisation de Dieu. Pour le chrétien, « le Fils de l’homme et non pas Dieu [serait] la vérité ». Pour le juif, seul « le reste d’Israël, ceux qui sont restés fidèles, le vrai peuple dans le peuple, à chaque instant [serait] la garantie qu’entre ces deux pôles [Israël dans le passé et le Messie dans l’avenir] il existe un pont » (477). Historiquement, il y aurait, aux Temps modernes, d’un côté, l’Église du Nord selon Rosenzweig, la Réforme protestante, avec la multiplication des sectes — cependant que l’Église catholique se contre-réforme ; de l’autre côté, le judaïsme de l’Emancipation, où certains individus entrent dans le monde historique, la communauté restant enfermée dans sa tradition, les uns et les autres se voulant le meilleur juif. Là aussi vérité tant du côté chrétien que du côté juif. Mais à nouveau repaganisation (notamment dans les colonies) et neutralisation (l’élection revendiquée dans le protestantisme n’y est pas forcément transmise avec la tenue éthique qu’elle a en soi et dans le judaïsme).
Le troisième danger juif, le déni du monde, nous semble devoir être lié avec le troisième danger chrétien, celui de la spiritualisation de Dieu. Pour le chrétien, « l’Esprit [serait] en toutes choses le guide, et non pas Dieu ». Quant au juif, « au moment où il invoque “notre Dieu et le Dieu de nos pères”, peu lui [importerait] que ce Dieu, dont par ailleurs il dit et sait toujours qu’il est le “roi du monde”, fût le seul Dieu de l’avenir ; dans cette invocation, il se sent absolument seul avec lui, dans la sphère la plus étroite, et toutes les autres sphères sont sorties de sa conscience » (476). Historiquement, il y aurait, à l’époque contemporaine, d’un côté l’Église orientale, l’Église orthodoxe (et toutes les Églises chrétiennes qui se communautarisent), de l’autre le judaïsme messianique, inspirant les mouvements révolutionnaires. Là encore, vérité des deux côtés. Mais la repaganisation du christianisme s’exacerbe de par la confrontation directe avec le judaïsme qui, au moins implicitement, appelle à un monde nouveau. Un monde nouveau qui va cependant être radicalement faussé dans le cadre de cette montée de paganisme, d’exacerbation communautaire (communisme, nationalisme) et qui va se rabattre implacablement sur le peuple juif lui-même dans l’Holocauste.
Ces dangers menacent la mission universelle dont le peuple juif a été et s’est chargé. Rosenzweig en a conscience et évoque à ce propos la mystique juive.
C’est ainsi, par rapport au premier danger, qu’« à la place du concept de Création, [la mystique juive] met celui de la Création secrète, appelée “Histoire du char”, par allusion à la vision d’Ezéchiel. Là le monde créé est lui-même plein de relations occultes à la Loi ». La Loi ne serait pas « une réalité étrangère en face de ce monde, mais simplement la clé des énigmes de ce monde ». Par d’innombrables légendes, le judaïsme élargirait le « monde apparemment étroit de sa Loi aux dimensions du monde tout entier ». Dieu et la Loi seraient « aussi englobants universellement que la Création » (482). Pas donc d’opposition définitive du monde ordinaire et de la Loi.
C’est ainsi encore, par rapport au deuxième danger, qu’« entre le “Dieu de nos pères” et le “Reste d’Israël”, la mystique jette son pont avec la doctrine de la Shekkina ». La Shekkina, la « présence de Dieu qui descend sur les hommes et habite parmi eux », serait comprise comme « une scission en Dieu même ». L’orgueil du « Reste d’Israël » prendrait désormais « une signification plus universelle, les souffrances de ce Reste, la constante nécessité de faire scission, devenant une souffrance à cause de Dieu » (483). L’élection, avec son risque, avec ce qu’elle requiert de « courage de la vérité » comme dit Foucault, serait donc proposée à tous les hommes.
C’est ainsi enfin, par rapport au troisième danger, que, pour cette mystique, « l’homme juif [accomplirait] les coutumes et les préceptes sans fin pour “unifier le Dieu saint et sa Shekkina” ». « La gloire de Dieu [serait] disséminée dans l’univers entier en d’innombrables étincelles », il la « [rassemblerait] de sa dispersion et un jour il la [ramènerait] à Celui qui s’est dépouillé de sa gloire » (484). Le peuple juif en viendrait à montrer que tous les peuples de l’univers, chacun à sa manière, rendraient gloire à Dieu.
Mystique juive dans laquelle on pourrait aisément montrer la trace du Dieu trinitaire du christianisme.
Reste que, après l’Holocauste, le peuple juif ne peut plus continuer à se retirer en soi-même et à garder pour soi sa vérité, fût-elle approfondie par la mystique, en renonçant, de ce fait, à sa mission universelle et, par là, en neutralisant cette vérité sienne. Auparavant, des populations juives avaient bien été parfois victime de violence sacrificielle venant du monde païen ou du monde chrétien repaganisé. Mais, cette fois-ci, c’est le peuple juif tout entier qui a été victime d’un projet rationnel d’extermination — et cela non pas bien sûr du fait de quelque fantasmatique détermination raciale, mais du fait de l’élection dont il se réclame et de l’exigence éthique pure qui est la sienne. Le peuple juif doit donc dès lors, comme tous les peuples, fonder un État à lui et pour lui, afin de protéger son existence. Et, parce qu’il cesse par là même son mouvement d’exil, fonder ou plutôt refonder cet État sur la terre qui lui avait été promise par Dieu ; qu’il avait dû quitter en raison du rejet sacrificiel dont il était la victime ; mais où il était toujours demeuré en quelque manière et où il avait toujours voulu retourner un jour (« L’an prochain à Jérusalem », disent les prières juives). De là, après l’Holocauste, la fondation, en terre de Palestine, de l’État d’Israël. Acte du peuple juif par lequel il reconnaît, pour élu qu’il soit et purement fidèle à son élection, sa finitude d’humain ; acte par lequel il rompt avec sa position passive par rapport à l’histoire et entre puissamment et définitivement dans l’histoire universelle à laquelle il avait donné son sens et en marge de laquelle il avait été renvoyé et était resté (Lévinas parle de l’« acceptation désormais irréversible de l’histoire universelle »5).
Ce que faisant, le peuple juif élève le judaïsme qu’il professe à sa pleine vérité : de même que le monde chrétien cesse de fausser la grâce dont il se réclame en reconnaissant la vérité du judaïsme, et donc en assumant que la grâce pour rester vraie doit s’accomplir en élection, de même le peuple juif cesse de laisser penser que l’élection est une prétention illusoire et la montre nécessaire pour accueillir la révélation, et possible comme telle à tous les hommes (ce que, rappelons-le, le Talmud avait déjà fortement souligné, en affirmant que tous les peuples du monde étaient au Sinaï et que seul le peuple juif avait accueilli la révélation, avec ses commandements). Et alors l’opposition de ce peuple (et du judaïsme) au paganisme devient pleine et entière, parce qu’il ne s’expose plus en rien à être victime de persécutions et de violence sacrificielle ; de même que l’opposition du monde chrétien (et du christianisme) l’était devenue quand il avait cessé d’exercer lui-même une telle violence. Et alors, bien plus essentiellement, de même que le monde chrétien, après l’Holocauste, avait reconnu la vérité du judaïsme, le peuple juif reconnaît, implicitement lui, la vérité du christianisme, et donc la divinité du Christ Jésus : seul Dieu lui-même, parce qu’il y aurait la Résurrection, pouvait primordialement, s’incarnant dans un homme, s’exposer sans falsification à la violence sacrificielle, la dénoncer comme haine de Dieu et la pardonner aux hommes dans la mesure où ils la réduisent à des formes acceptables.
Je conclurai mon propos en disant que le judaïsme et le christianisme, après des siècles de conflit, en sont venus aujourd’hui, conscients que leur Dieu et leurs exigences éthiques sont les mêmes, à un véritable dialogue. Lequel seul permettra le dialogue entre toutes les grandes religions. Car et le judaïsme et le christianisme chacun de leur côté, mais aussi dans leur conflit et finalement dans leur dialogue, et donc, à partir de là, le judéo-christianisme tant décrié par certains, sont porteurs et responsables du sens de l’histoire qui nous a menés au monde actuel. Sens de l’histoire vers lequel sont tournées toutes les grandes religions, comme devra le montrer la philosophie. Sens de l’histoire qui consiste en ceci : que l’homme soit libéré de la violence sacrificielle qui l’empêche, dans le monde traditionnel, païen, d’advenir à son individualité ; et qu’il puisse devenir individu véritable, mais cela suppose la traversée difficile, douloureuse, d’une passion. C’est ce à quoi appellent les commandements énoncés au Sinaï.
Du judéo-christianisme, Michel Foucault avait dit dans son cours de 1980-1981 intitulé Subjectivité et vérité : « Il est certain que le couplage “judéo-christianisme” a été souvent, chez les historiens ou les philosophes du XIX° siècle, une manière de discréditer le christianisme et de lui faire porter, sans le dire de façon trop directe, toutes les connotations négatives dont on pouvait affecter le judaïsme. Dire que le christianisme n’était finalement que l’héritier et la continuation jusque chez nous de quelque chose qui était le destin juif, la morale juive, le malheur juif, l’abstraction juive, le légalisme juif, cela a fonctionné très fort au XIX° siècle. Mais cela ne veut pas dire que cette notion ait toujours reçu, porté continûment des valeurs négatives. Il arrive au contraire qu’elle porte des valeurs positives et que ce soit au nom d’une tradition judéo-chrétienne que l’on se soit opposé à une tradition tout aussi fictive, ou plutôt à ce champ historique tout à fait fictif, qu’on a appelé le paganisme »6.
Foucault dit cela, mais il parle à diverses reprises ensemble (et favorablement) du judaïsme et du christianisme. Par exemple quand il parle du pastorat lors de son cours de 1977-1978, Sécurité, territoire, population, ou quand, dans le cours de 1982-1983, Le gouvernement de soi et des autres, il fait référence et à Kant et à Moïse Mendelssohn à propos des Lumières et, au fond de ce qu’il appellera l’année suivante, sa dernière : le courage de la vérité. Dans le monde actuel où la régression vers le paganisme se manifeste par le terrorisme islamiste, le judéo-christianisme a à incarner ce courage.