L’Europe, née de la Grèce, de la philosophie grecque avant tout, mais aussi du christianisme — et du judaïsme dont il est le prolongement —, avait attaché son identité (son destin) à la position objective de l’identité vraie dans laquelle tous les hommes doivent se rassembler. C’est-à-dire de la justice rationnellement déterminée. L’Europe aurait découvert qu’une telle identité se posant elle-même n’est pas ce qui promeut la justice et la paix, mais ce qui, par excellence, installe l’injustice et la guerre. Elle aurait dû finalement renoncer à sa visée originelle. Telle est la situation bien connue dont est parti Jean-François Mattéi. Il a, face à cette constatation désabusée, appelé au contraire l’Europe à être fidèle à sa vocation d’universalité ; et il a réaffirmé lui-même l’identité. Il savait que, ce faisant, il « s’attirait les foudres » des penseurs contemporains attachés à l’altérité. Il l’a fait avec un courage exemplaire. C’est cette entreprise que je voudrais évoquer ici à grands traits. En en montrant l’originalité et la portée. Et en indiquant les questions qui, pourraient, à partir de là, être posées.
Jean-François Mattéi s’est engagé dans la position, aujourd’hui, de l’identité.
Ce qui pourrait le faire considérer comme un simple tenant de la philosophia perennis, un philosophe en dehors de l’actualité, un métaphysicien à l’ancienne. Il est sûr qu’il a consacré, depuis L’Etranger et le simulacre jusqu’à un récent « Que sais-je ? », de magistrales études à Platon, et qu’il assume tout à fait l’exigence platonicienne d’affirmer l’identité, celle de l’essence, de l’idée. Il a dénoncé les « paradoxes » intenables (« sophismes », dit-il même) à quoi conduit, chez Jacques Derrida et Michel Leiris par exemple, le refus contemporain, au nom de l’altérité, de poser l’identité (on la suppose toujours, on suppose toujours et l’identité de l’Autre, à laquelle il faudrait s’ouvrir, et l’identité supérieure qu’il y a, soi, à s’ouvrir à l’Autre). Et il est allé jusqu’à dénoncer ce qu’il a appelé la « dynamique gnostique de la pensée de Jacques Derrida » (disons quant à nous que, sans préjudice de la force de cette pensée qui ne se réduit pas à la gnose, elle oppose bien, à une identité idéale hors différence — ce serait chez Derrida l’« indéconstructible justice » —, la prolifération, dans le réel, de la différence hors identité — ce que dégage la « déconstruction »). Mattéi pourrait donc sembler relever du « platonisme » traditionnel, celui qui, de Platon à Hegel, affirme une identité en dehors du temps et qu’il faudrait retrouver et approfondir par réminiscence ou Erinnerung.
Et cependant Jean-François Mattéi s’est engagé dans la position de l’identité, non pas en en restant à la perspective dudit « platonisme », mais en suivant celle de la philosophie contemporaine qui a proclamé la vérité primordiale de l’altérité. Certes, en l’Autre où la vérité surgit, il y a bien, pour la philosophie contemporaine, une identité vraie, mais une identité que cet Autre donne à l’homme, au « sujet », et que celui-ci devra reconstituer imprévisiblement, dans l’épreuve de l’effondrement de toute identité toujours déjà là, dans l’épreuve de ce qu’on appellera finitude radicale ou inauthenticité ou pulsion de mort, etc. C’est ainsi que Mattéi a toujours placé ses analyses dans la continuité de celles de Heidegger. Très tôt dans le long article sur le « chiasme heideggérien » où il montre que, pour Heidegger, ce qui semblait être l’objet vers lequel allait une pensée se croyant souveraine est en fait l’Autre qui va vers elle et lui donne son propre (il cite la formule heideggérienne significative : « L’être n’est pas un produit de la pensée. Bien plutôt, c’est la pensée essentielle qui est un événement de l’Etre »). Et de même, bien plus tard, quand, dans l’article « Emmanuel Faye, l’introduction du fantasme dans la philosophie », il défend Heidegger contre toute mésinterprétation au nom de la subjectivité moderne illusoirement souveraine et sans Autre. L’attachement de Mattéi à Platon ne relève pas plus du « platonisme » que celui de Lévinas, lui aussi heideggérien, lui aussi attaché à la vérité en l’Autre. De Lévinas qu’il cite dans Le regard vide et pour lequel « le platonisme est vaincu grâce aux moyens même qu’a fournis la pensée universelle issue de Platon ».
C’est à partir de là que certaines questions pourraient être posées à Jean-François Mattéi. L’identité qu’avec originalité, rigueur et opiniâtreté il présente et montre partout, celle d’une structure à cinq termes, d’un Quinaire, ne doit-elle pas, pour avoir toute sa vérité, être décisivement celle du Christ dans son Sacrifice, et, identité de l’Elu par excellence qu’est le Christ, ne doit-elle pas, pour valoir auprès de tous les humains, avoir été primordialement accueillie par un peuple, le peuple juif ? Et cette identité ne doit-elle pas alors diriger vers une nouvelle identité, celle d’une structure non plus à cinq, mais à six termes, celle d’un Sénaire (ou double Ternaire) où tous les hommes qui le veulent pourront se rejoindre dans le savoir et la justice, ce Sénaire qu’a lumineusement dégagé Franz Rosenzweig dans L’Etoile de la Rédemption ?
Mattéi en effet, à partir et au-delà de Heidegger, montre l’identité se déployant selon un Quinaire. Heidegger avait dit de l’homme qui devait prendre place dans un Quaternaire fondamental (le bien connu Quadriparti de la terre et du ciel, des divins et des mortels), ce Quaternaire étant alors ouvert par l’identité originaire, celle de l’Etre ou encore de l’Avènement. Mattéi, lui, rassemble l’Avènement et le Quadriparti (où il retrouve judicieusement les quatre causes d’Aristote et les quatre classes de catégories de Kant) dans un Quinaire — ce que n’avait pas fait Heidegger. Quinaire pour lequel il se réclame de Pythagore (le cinq serait le « nombre parfait », « divin », « nuptial »). De Platon avant tout (Mattéi veut exposer la « structure pentadique de la pensée platonicienne »), notamment dans les mythes que propose Platon (« La simple lecture des partitions de Platon fait immédiatement apparaître un retour périodique du nombre cinq dans l’ensemble des mythes »). Mais aussi de Fichte, de la pensée chinoise, etc. Et, citant Proclus pour lequel « la justice cosmique est exprimée par la pentade », Mattéi fait du Quinaire le chiffre même de la justice où se rejoignent, selon Platon, le dieu Ame du monde et l’âme de l’homme.
Mais cette « justice » est-elle forcément et d’emblée la vraie justice ? Et ne faut-il pas bien plutôt, au nom de l’être de l’homme, de son existence radicalement finie (inauthenticité, pulsion de mort, péché), mettre en question toute conception d’un divin qui serait Âme du monde ? C’est déjà ce vers quoi dirigeait saint Augustin récusant le dieu Ame du monde du romain Varron. C’est ce que laisse supposer Kojève quand il fait de Proclus le philosophe païen par excellence, celui qui, « à une époque irrémédiablement chrétienne », a refusé de se convertir. Et c’est ce que, reprenant les hypothèses de l’existence et de l’inconscient avancées par Kierkegaard et par Freud, je soutiendrais quant à moi, dans mon dialogue avec Mattéi. Disons sans plus que le Quinaire doit alors être dénoncé comme d’abord faux, celui d’un monde — le monde païen — où, par la violence sacrificielle collectivement exercée, les hommes s’empêchent d’accéder à leur être d’individu, de faire ce à quoi ils sont appelés par l’élection et d’accomplir leur œuvre propre. Au-delà du Quaternaire constitutif de tout monde, même faux, le cinquième terme serait alors celui que Lévi-Strauss désigne comme le trickster, le tricheur du monde mythologique (il n’en joue pas le jeu, il est à la fois homme et femme, etc.) ou encore comme le médiateur ou le messie de ce monde. De là, contre cet ordre sacrificiel et ce rejet de l’élection, la portée déjà évoquée des révélations juive et chrétienne (et islamique, même si c’est de manière indirecte et conclusive). Et la détermination ultime de l’identité, pour le monde juste et le savoir vrai qui le justifie, comme celle d’un Sénaire ou double Ternaire : c’est l’Etoile de la Rédemption ; le Six, nombre parfait aux yeux d’Augustin.
On peut maintenant revenir vers l’identité de l’Europe sur laquelle s’est interrogé Jean-François Mattéi. Qui, lui, est assez sévère avec le Six, puisqu’il dénonce « la substitution du nombre maternel, six, au nombre paternel, cinq, le caractère humain [effaçant] peu à peu la lignée divine » — mais c’est là le débat avec lui.
Pour Mattéi — et peut-on ne pas être d’accord ? —, l’Europe a en propre, d’une part, l’exigence que ce que la tradition juive appelle l’élection soit offerte à tous. Mattéi parle alors, rejoignant Léo Strauss et Emmanuel Lévinas, de la volonté d’« excellence », ou encore du « regard transcendantal », c’est-à-dire de la visée d’objectivité absolue, par quoi l’homme s’arrache aux rôles sociaux et devient individu. Mais elle a en propre, d’autre part, le savoir que cette exigence est toujours d’abord rejetée par les hommes et qu’en cela la barbarie menace sans cesse. « En quoi consiste la barbarie, demande Mattéi avec Goethe, sinon précisément en ce qu’elle méconnaît ce qui excelle ? ». Et, décrite par Mattéi, toute l’histoire de l’Europe — toute l’histoire, car il n’y en a pas d’autre — montre le heurt entre cette volonté d’excellence et le rejet qu’elle suscite. Naissance avec la Grèce philosophique, à Athènes. Mais aussitôt condamnation de Socrate, l’envie et la haine se déchainant contre l’Elu qui invite chacun à accueillir à son tour l’élection (Mattéi évoque très souvent cette condamnation, qui est pour lui la « scène primitive de l’indignation philosophique »). Passage d’Athènes à Rome, où l’exigence d’excellence est, avec la vertu romaine, au moins formellement accueillie. Avènement du christianisme, qui montre comment cette vertu pourrait prendre réalité (dans l’affrontement au péché). Grandes Découvertes, et notamment conquête du Nouveau Monde, à propos de laquelle Mattéi rappelle la dénonciation, par Montaigne attaché à l’exigence européenne de justice, de la barbarie certes des peuples colonisés, mais avant tout de celle des Européens colonisateurs, des conquistadors. Malgré les progrès du droit et des institutions en général, et face à ces progrès même, c’est toujours la menace d’une barbarie exacerbée. Jusqu’à celle qui s’est manifestée avec les totalitarismes contemporains.
Mais l’Europe est-elle vouée à s’« épuiser » et à « dépérir » dans cette lutte toujours recommencée entre son exigence d’excellence et la volonté barbare de néant qui renaît sans cesse, hors d’elle et en elle ? La philosophie doit-elle s’en tenir aux conceptions de la pensée contemporaine qui, cédant au nihilisme ou l’exacerbant en fait quand elle prétend le combattre, renonce, au nom de l’altérité et de la finitude radicale (inauthenticité, pulsion de mort) qu’elle fait découvrir, à toute affirmation des finalités suprêmes, celles du savoir, de la justice, de l’identité ? Ne doit-elle pas bien plutôt considérer qu’après l’Holocauste (extrémisation du rejet païen de l’élection) et après la fondation, par le peuple juif, de l’Etat d’Israël, la reconnaissance internationale de cet Etat ouvre une nouvelle époque ? Epoque de l’acceptation définitive, sociale (par le droit) sinon individuelle, de l’être d’individu et de l’élection qui le mène jusqu’à son œuvre propre — car, individuellement, l’homme risque toujours de rejeter la passion qu’il lui faudrait alors traverser et de s’abîmer dans la barbarie douce du monde ordinaire ou de se crisper dans celle, violente, du terrorisme. La philosophie en tout cas aurait alors, au-delà de tout nihilisme, à poser comme effective l’objectivité absolue si longtemps recherchée, à affirmer le savoir, la justice, l’identité — mais en reconnaissant l’identité des autres mondes culturels que l’Europe. Défenseur de la mondialisation et de l’universalisme qu’elle permet, Jean-François Mattéi, avec l’ampleur de sa vision, nous guide sur cette voie. A nous de le suivre.