Articles et conférences

Corps écrit, n° 12, Paris, PUF, 1984. Trad. allemande dans Der psychoanalytische Diskurs nach Lacan

Toute la pensée contemporaine pourrait se retrouver dans l’aphorisme célèbre qui clôt le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Par sa recherche d’un discours qui dirait la vérité absolue et présenterait le monde comme totalité consistante et exclusive, la philosophie serait essentiellement illusion. Elle perdrait ce qui est la condition de l’apparition de cette vérité qu’elle veut dire : le silence. Dans le silence, l’homme fait l’épreuve qu’il n’y a pas de vérité sans en même temps une non-vérité, donc pas de monde comme domaine d’une vérité totale anticipable, et que cette vérité partielle se produit sans pouvoir être anticipée, inappropriable, venant de l’Autre. Telle est l’épreuve du réel dans le silence, et il faudrait ramener la philosophie à ce silence.

La découverte freudienne de l’inconscient confirme-t-elle pareille récusation de la philosophie1 ? L’inconscient reprend la mise en cause du monde, dont la conscience marquait l’appropriation suprême. En cela, le réel est au cœur de l’inconscient. Mais il faut aller plus loin. L’inconscient suppose qu’il y a quelque chose qui échappe radicalement à la conscience et qui, en même temps, devrait y apparaître parce que cela a un sens pour le sujet. Idée d’une épreuve subjective de la vérité et du sens, sinon d’une expérience, comme dans la conscience. Lacan parle ici de jouissance. « L’inconscient, dit-il, ce n’est pas que l’être pense, comme l’implique pourtant ce qu’on en dit dans la science traditionnelle — l’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire ne rien savoir du tout ». On est donc conduit par l’inconscient, au-delà du silence et de l’épreuve du réel, à une épreuve de la vérité en et par l’Autre. Qui doit se faire dans la contemplation, comme l’ont toujours dit ceux, par exemple les mystiques, qui ont souligné la portée extrême du silence. Le problème du discours philosophique peut alors à nouveau être posé.

On voudrait ici développer cette interrogation en montrant :

1) qu’aucun discours ne doit être tenu qui ne prenne en compte ce que découvre le silence — ce qui conduirait à récuser la philosophie et à n’y voir que fascination perverse de la maîtrise ;

2) que cette fascination cependant n’est pas sans cause, et que ce qui l’explique est une rencontre de la vérité pure, au-delà du silence, dans la contemplation. Vérité à laquelle il faut renoncer si l’on veut se libérer de la fascination, mais dont il faut aussi témoigner pour défaire le fasciné de l’emprise du maître et « remettre en cause » la fascination, ce qui ne veut pas dire la supprimer. Le discours philosophique est un tel témoignage, logiquement justifié et requis par l’histoire.

Que signifie le silence ? Dans le silence, l’homme fait l’épreuve de son désir, comme sujet existant, qui a un monde. Il y découvre que la rencontre de ce qui apparaissait comme l’objet absolu du désir doit être une rencontre manquée. La seule vérité pour lui est la vérité partielle du désir. Elle est inséparable de l’illusion sans cesse ravivée, sans cesse déçue, de la venue d’une vérité totale, où Lacan situe ce qu’il appelle la Chose. Dans cette défaillance est le réel.

Si l’on suit le mouvement par lequel on entre dans le silence, on peut y distinguer quatre aspects ou moments qui sont ceux-là mêmes de la structure quaternaire du désir dégagée par Lacan (et où il retrouve toute la tradition philosophique).

En premier lieu, l’objet. Il y a toujours d’abord un aspect objectif du silence, même si l’on peut aussi, mais secondairement, s’enfermer dans son silence (ainsi pour la lecture). Cette objectivité est l’absence de bruits.

Ensuite le sujet. L’absence de bruits est silence pour qui s’en fait le sujet. L’espace s’y rapporte alors au temps dans la durée. Le silence dure, on le découvre avec le temps, et il décrit l’espace. Mouvement du passage au-delà de l’objet. Dans une chambre par exemple, on n’entend pas de bruit proche qui arrête l’attention. Puis on passe du silence de la chambre à la maison, et de la maison silencieuse au-dehors. Peu à peu le silence s’étend et s’établit, ou encore s’approfondit. On cherche le fond, et aussi longtemps qu’on ne le trouve pas, qu’il y a du sub-jectum, on est dans le silence.

En troisième lieu, l’Autre. Le sujet éprouve un manque, que les bruits peuvent dissimuler, mais ne comblent pas. Après un bruit, le silence se rétablit, le même qu’auparavant. Quand, à l’inverse, la parole cesse, un nouveau silence se forme. Parce que la parole ouvre sur une autre parole, ou en tout cas fait venir quelque chose de signifiant. Une parole manque dans le silence. Celle d’un Autre qui comblerait le désir.

Enfin la Chose. La parole qui viendra ne comble pas le manque. Le silence suppose le manque d’une autre parole, celle du mythique objet du désir, de la Chose, signifiance pure, dont le cri marque la défaillance là où elle allait advenir2. « Le cri fait le gouffre où le silence se rue », dit Lacan. Il constitue le fond, l’arrière-fond, ou le non-fond, du silence. Et pour le « sujet » à venir, celui qui restera sur ce manque, le même effondrement ne se produit que pour la Chose qui n’est autre que « le vrai, sinon le bon sujet, le sujet du désir » — le réel du sujet dans l’instant de son désir.

Par le silence, le sujet est donc ramené, de l’extérieur où manque la vérité pleine, au creux le plus intérieur de lui-même, où se nouent le désir et ce que la psychanalyse appelle la pulsion de mort. Synthèse, pour Kierkegaard, d’infini et de fini, par quoi il caractérise l’existence.

Si l’on veut tenir un discours vrai, il faut alors qu’il ne contrevienne pas à ce qu’a révélé d’essentiel le silence. Ce qui n’est pas le cas du discours vain et incessant de la vie quotidienne. Contre lui le silence apparaît comme la ressource fondamentale du discours, rappelant, et faisant exister par la coupure qu’il introduit ; la certitude première du désir et de la mort.

Faut-il pour autant vouloir garder le silence de toute manière ? S’emmurer dans le silence comme le mélancolique (l’hermétique, dit aussi Kierkegaard) n’est pas le bon ni le vrai silence, puisqu’il n’y a pas de silence sans une parole qui y revienne. Pour Heidegger, le « silence authentique » n’est pas celui du muet qui ne parvient pas à parler et que cependant des paroles ne cessent d’occuper. Dans la mélancolie, la parole qui continue de venir se fige dans le corps, y reste bloquée (Schwermut, cœur et corps lourds, de paroles). Et en même temps le tarissement et l’impression de vide intérieur laissent en attente d’une parole absolument signifiante. Attente de l’impossible Chose. Le mélancolique écoute, mais il ne veut pas entendre le cri au fond du silence qu’inflige la parole qui revient.

Il faut, ce que ne fait pas le mélancolique, fixer le silence, dans son lien avec la parole. C’est alors que se produit ce que Lacan a appelé « parole vraie » ou « parole pleine », et à quoi doit conduire la cure analytique. Le « silence authentique » évoqué par Heidegger dans Être et temps comme inséparable du discours vrai3 est celui qu’il situera plus tard dans la parole, définie comme « le recueil où sonne le silence ». Comment le silence est-il fixé dans la parole vraie ? Par un travail d’écriture, qu’on doit déterminer avec la psychanalyse comme « sublimation », parce que la pulsion y est maintenue, dans son rapport essentiel à la mort. Dans le silence, la parole revient, du signifiant se donne. On doit alors supporter qu’il ne soit pas en soi signifiant, mais seulement par rapport à un autre signifiant. Terme qu’il s’agit donc de barrer (il n’est pas ce qu’il fallait, signifiance pure), et en même temps de rapporter à un autre, pour le conserver en cet autre. Le signifiant, la « parole », devient alors lettre. Sont ainsi fixés l’un après l’autre les termes de la structure du désir. L’écrit atteint sa consistance. Il est œuvre, poème, écriture parlante, parole vraie parce que portant en elle le silence.

C’est le même travail d’écriture et de fixation du silence qui s’effectue dans la cure. L’exigence première est de laisser se dire ce qui vient — freier Einfall —, association libre. Ce qui vient est signifiant, pour Freud. Mais non pas signifiant en soi. L’écoute flottante de l’analyste ne consiste pas à laisser tomber la parole vaine, elle barre les mots qui viennent au sujet. Jusqu’au point où se noue le désir, dans l’émergence de la parole vraie, métaphorique. Moment de l’interprétation. L’essentiel jusqu’alors est l’« élévation de l’objet à la dignité de la Chose », selon quoi Lacan a défini la sublimation, la comparaison de ce qui vient avec l’exigence d’une mythique signifiance pure (d’où le « ce n’est pas cela » qui est la marque du processus appelé par Freud « dénégation »). L’analysant a à garder, dans une parole qu’il rend vraie, le silence reçu de l’analyste. Valent pour celui-ci éminemment ces vers d’Yves Bonnefoy :

Insinue dans ce cœur pour qu’il ne cesse pas

Ton silence comme une cause fabuleuse4

Fabuleuse parce que productrice de fables, de paroles.

La parole vraie où se garde le silence peut-elle se dire dans un discours philosophique ? Non si la philosophie vise bien à dire la vérité comme telle. On ne peut parler que du réel, de la défaillance de la vérité où elle avait commencé à se produire, de la vérité partielle, mais non comme vérité. Sur la vérité, on ne peut donc parler, et il faut se taire.

Impossible et vaine, la philosophie doit alors être rejetée comme « perverse ». Dès le questionnement philosophique prend place la représentation illusoire d’une maîtrise absolue. La philosophie est essentiellement bavardage hystérique en quête d’un maître, et au mieux elle conforterait l’illusion qu’est la maîtrise. La philosophie passerait de la position de l’hystérique qui interroge — ainsi ce que dit Lacan de Socrate « hystérique avoué » — à celle de maître du maître. Sans que jamais la fascination soit rompue. Selon la formule de Lacan, la philosophie serait une « entreprise fascinative au profit du maître ».

La fascination philosophique de la maîtrise n’est cependant pas n’importe quelle fascination. Elle veut soumettre à l’épreuve de la raison la vérité pure qu’elle affirme. On doit donc se demander si l’on ne pourrait pas trouver quelque chose qui expliquât la fascination, une cause objective, et qui justifierait peut-être la philosophie. Quelque chose qui, du côté du maître, serait de l’ordre d’une vérité totale. Même si le rapport du fasciné au maître finalement la fait perdre.

C’est ce que fait apparaître l’analyse de la fascination : la rencontre de la Chose dans sa plénitude n’est pas forcément une rencontre manquée. C’est le fasciné qui la fait manquer : il introduit dans son rapport à la vérité en l’Autre une négativité qui n’y est pas d’abord présente. Il perd ce qui était une possibilité réelle, un rapport vrai à cette vérité, au-delà du silence, dans la contemplation.

La fascination, dit-on volontiers, est capture dans et par l’image. Blanchot en parle comme de la « passion de l’image »5. Sans doute, mais il y a un mouvement de la capture. La fascination a une dynamique propre que dissimule l’apparente intemporalité de l’image.

Ce qui fascine, dans l’image, c’est l’objet, en tant qu’il suscite le désir, ce que Lacan appelle la cause du désir. Ce qui fascine immobilise, mais d’abord appelle irrésistiblement. Le désir du fasciné passe dans le regard.

De l’objet, quelque chose est attendu, par celui qui est fasciné. Le désir. « Objet affecté d’un désir », disait Lacan hors du séminaire sur L’angoisse. C’est parce qu’on se demande ce qu’il va désirer que l’objet fascine. Qu’est-ce qu’un être fascinant, sinon par exemple quelqu’un que l’on voit abattu (c’est l’objet) et dont on s’attend — on en est sûr — à ce qu’il se remette, et cela parce qu’il s’est déjà remis ? Ce qui fascine, c’est la répétition du désir. Non pas que derrière l’objet il y ait un sujet, mais dans l’objet la Chose — on est en deçà du temps du monde, dans l’ordre de la possibilité d’une signifiance pure. La fascination réinstitue la rencontre de la Chose. C’est ce qu’évoque aussi Blanchot lorsqu’il dit qu’il dit qu’« écrire, c’est disposer le langage sous la fascination, et par lui, en lui, demeurer en contact avec le milieu absolu, là où la chose redevient image, l’image, d’allusion à une figure, devient allusion à ce qui est sans figure, …l’ouverture opaque vers ce qui est quand il n’y a plus de monde, quand il n’y a pas encore de monde ». La fascination est tendue, comme « ravie », par la réapparition du désir « invincible au combat » ainsi que le chante le chœur dans l’Antigone de Sophocle citée par Lacan. D’un désir qui ressortirait intact de l’épreuve du réel et de la mort. La Chose donc réadvenant dans l’objet. En deçà de l’épreuve de la négativité.

Mais, en même temps, pour l’instant où va revenir le désir en l’autre, celui qui est fasciné s’offre comme objet. La mort, la fixité inséparables du fascinum (il est, d’après Lacan, « ce qui a pour effet d’arrêter le mouvement et de tuer la vie ») se déplacent de l’autre vers le « sujet ». On voit donc la contradiction, le pathos de la fascination. Elle ne prend son sens que du désir en l’autre comme plénitude réelle, mais que s’apprête à « gâcher » le fasciné. Il est celui qui inflige, et s’inflige, la mort. Il fait « tourner » le désir, en retirant à l’avance son propre désir — en n’étant plus désir et vie, mais mort. Il se laisse alors happer par l’image, où se marque le geste du désir (le serpent avançant peu à peu vers l’oiseau) — image fascinante d’abord, rappelons-le, par l’« objet affecté d’un désir » qui y apparaît, son propre regard désirant pour Narcisse. Le fasciné fait donc rater ce vers quoi le menait sa fascination, et qu’on peut appeler contemplation, regard se déposant devant la plénitude du désir en l’autre et y répondant par son propre désir (soulignons que le désir n’est pas en soi marqué de négativité).

Dans la fascination, il y a une contemplation qu’on perd parce qu’on refuse de donner son désir : on se retourne trop tôt comme Orphée, on veut faire porter sa mort à l’autre. La contemplation entrevue est celle de la Chose dans sa plénitude, dans sa « gloire ». Ainsi, pour l’œuvre, par exemple le tableau, dont Lacan dit qu’il n’est nullement trompe-l’œil qui excite le regard à chercher le regard, mais dompte-regard : l’œuvre picturale fait déposer le regard, elle se donne à la contemplation, rompt la fascination. Celui qui contemple n’est pas le sujet du monde, celui qui existe. Sans fusion non plus dans ce qui est contemplé. Dans son désir, il jouit de la vérité sans cesse confirmée en l’autre. Subjectivité certes encore, mais hors-monde, dans le temps pur de la jouissance. Lacan parle de « substance jouissante ».

Apparaît ainsi une vérité en l’autre, qui devient vérité en soi parce qu’on en jouit. Epreuve de la vérité hors de toute conscience et de tout savoir — c’est l’inconscient même. Au-delà de l’épreuve du réel dans le silence à quoi en reste la fascination.

Comment cependant dire cette vérité dans un discours ? La jouissance éprouvée dans la contemplation est polarisante, mais peut-elle être affirmée, constituer le but et le sens de l’activité humaine ? Il y a d’un côté la vérité totale du signifiant pur, jouissance absolue, mais il y a aussi, indépassable pour l’homme (c’est là sa finitude), la rencontre du réel et de la mort. Splendeur de l’astre qu’on contemple, non pas rêve, mais réalité, vue et non vision, mais aussi catastrophe, désastre.

Ethiquement, il faut ne pas vouloir en rester à la contemplation. Si tant est qu’il faille vouloir quelque chose, c’est la mort, le désastre, le silence, non la vérité pure de la contemplation. Exactement, il faut fixer le désastre par l’écriture, et en fait le donner à l’Autre qu’on désire. Et la contemplation sera donnée par surcroît. Vouloir en rester à la contemplation, c’est la fascination. A quoi l’éthique, notamment celle de la psychanalyse, s’oppose d’abord. Si quelque chose est « interdit » par l’analyse, c’est le regard. Qui toujours vise le monde comme « scène primitive ». Le désastre se rassemble et se fige dans cette scène — c’est là qu’il est reçu. Blanchot parle de la « circonstance fulgurante par laquelle l’enfant foudroyé voit — il en a le spectacle — le meurtre heureux de lui-même qui lui donne le silence de la parole »6. Fixer le désastre est alors mourir de « ce pouvoir-mourir qui lui donne joie et ravage », et survivre, « vivre d’un acquiescement au refus, dans le tarissement de l’émoi, … n’attendant rien ». Mais la fascination se retient à l’astre, dont elle attend le retour — le désir revenant en l’autre. Le fasciné ne fixe pas la souffrance et ne donne pas son désir ; il s’offre comme objet et soutient l’illusion d’une complétude qui perpétuerait la vérité totale rencontrée dans la contemplation. A la complémentarité dans la différence des sexes affirmée par la fascination, Lacan oppose son : « Il n’y a pas de rapport sexuel ».

Le Moulin de Pologne de Giono montre de façon saisissante, dans le personnage de Julie, comment se noue et comment peut se dénouer la fascination. Julie est à la fois astre et désastre. Le désastre s’est figé sur une moitié de son visage lors de l’événement traumatique ; l’autre moitié est restée parfaitement belle. Malgré toutes les occasions qu’elle a eues de « déchanter », elle n’a pas voulu renoncer à attendre des autres l’émerveillement. Elle ne peut alors que leur offrir sa soumission fascinée, selon un « masochisme » sans cesse recommencé. La rupture de l’enchantement et de la fascination s’effectue de deux manières. D’abord par un long travail de deuil, au lieu même du trauma (une détonation), dans l’apprentissage de la musique et du chant. Dans le chant qui en naîtra, la jouissance absolue interdite pourra revenir et se donner à la contemplation, parce que place y a été laissée à la mort. D’autre part, brutalement, lors d’une scène de bal (le bal comme scène primitive joue le même rôle « fascinatif » dans Le ravissement de Lol.V.Stein de Marguerite Duras). Julie quitte le bal au moment où elle allait s’offrir en victime sacrificielle à la communauté mise hors d’elle, « horrifiée » que soit ainsi incarnée pour elle la « cause » mortifère de la fascination (« Je crains la mort apportée par un astre », avait écrit un dénonciateur). Elle décide enfin de payer le prix suffisant pour entrer dans le jeu social du désir. Elle donne alors quelque chose de son désastre au seul qui pouvait peser quel était pour elle ce prix, personnage étranger au groupe, et qui apparaît ici à la place de l’analyste.

Si l’on ne doit pas vouloir en rester à la vérité totale rencontrée dans la contemplation, il faut cependant de cette cause témoigner. Par un tel témoignage, celui qui a fixé en lui le silence peut refuser de s’identifier au maître fascinant qu’il est aussi devenu pour les autres. Il fait apparaître dans la société la cause de la fascination. Il remet alors en « cause » le pouvoir social de fascination exercé par les maîtres, et le processus de la violence sacrificielle qui, dans les sociétés traditionnelles, le perpétue et le fige.

La mise en cause du sacré se produit dans les grandes religions, d’abord dans le judaïsme. Elle est essentielle à la pratique psychanalytique. L’analyste refuse d’entrer dans le jeu de la fascination : il ne donne pas son désir au patient qui s’offre comme objet et attend ce désir. D’où même l’apparence d’un renversement du rapport de fascination — Lacan parle d’« hypnose à l’envers ». Si l’analyste semble entrer dans la fascination, et se fait objet, attendant le désir du sujet, c’est en fait pour répondre par son désir à ce même désir. Il ne se dissout pas dans la fascination. Simplement il peut en incarner la cause, au nom d’une jouissance absolue éprouvée dans la contemplation. Lacan identifie ainsi le psychanalyste, en tant du moins qu’il occupe sa position, et le saint : « On ne saurait mieux le situer objectivement, dit-il, que de ce qui dans le passé s’est appelé : être un saint ». Être un saint, c’est en même temps s’offrir comme « déchet », objet qui est un ab-jet, et se soustraire à la fascination par la contemplation dans laquelle on se maintient. Que contemple alors l’analyste ? Le désir en l’autre, dans sa pure vérité ; la scène primitive, non comme différence, mais comme in-différence7 des sexes ; l’absence de rapport sexuel. Ce qui compte ici, ce n’est pas le silence de l’analyste, et la parole vraie qu’il rend possible, c’est son dire. La parole est le signifiant qui advient et produit le signifié : celui du désir et de la mort ; le dire, lui, fait apparaître un sens, une consistance du signifié, une vérité. Lacan souligne que l’analyste « la ferme trop », sans bien souvent mesurer « la portée d’un dire silencieux ». « Ce que j’essaie de faire ici, où, hélas, je bavarde beaucoup, continue-t-il, est destiné à changer la perspective sur ce qu’il en est de l’effet de sens. L’interprétation analytique implique en effet une bascule dans la portée de cet effet de sens. Elle porte d’une façon qui va beaucoup plus loin que la parole »8. Le maître aussi se tait : dans la fascination, on attend sa parole. L’analyste doit effacer par son dire ce qu’a toujours de magistral sa parole métaphorique. Opposer son « effet de sens » à l’ « effet de fascination » propre au maître. Donner un sens en soi, celui du désir, à la réalité singulière présentée par le sujet, et non pas l’intégrer comme élément dans un tout.

On peut maintenant revenir au problème initial de la philosophie. Cette vérité totale hors-monde qui est jouissance peut-elle être dite dans un discours philosophique ? La question philosophique convient-elle à pareille « cause » ?

Répondons brièvement en résumant ce qu’on a essayé de montrer ailleurs :

1 / On peut faire de la philosophie. Le discours philosophique peut dire effectivement la vérité totale, mais à travers le discours psychanalytique. Qui, lui, n’énonce la vérité que comme partielle. La psychanalyse incarne dans l’espace des discours et du monde la cause hors-monde. Elle seule peut « vérifier » la philosophie, faire que la vérité énoncée par la philosophie soit réelle.

2/ On doit faire de la philosophie. La cause psychanalytique a à être défendue. Par elle, ou en d’autres époques par quelque chose d’équivalent, s’effectue la « mise en cause » du monde traditionnel et de la violence sociale qui y est sacralisée. Mais elle ne cesse d’être « mise en question » par l’ordre social qui voudrait réduire la faille qu’elle représente. Seule la philosophie peut « justifier » la psychanalyse, faire que sa réalité, théorique et historique, soit vraie pour un monde social, soit juste. Ce monde est alors « monde historique ».

Vouloir finalement ramener la philosophie au silence, comme le font toutes les pensées de l’existence, de Kierkegaard à Lévinas, en passant par Wittgenstein et Heidegger, laisse place au silence fasciné devant l’éclat sans faille des mondes traditionnels. L’histoire comme rupture en appelle à l’au-delà du silence de la philosophie.