Articles et conférences

Intervention lors du colloque intitulé : Lacan avec Hintikka à l’Institut finlandais de la rue des Écoles à Paris, en novembre 2011

Réponse à la 1° question. Savoir scientifique et savoir philosophico-psychanalytique.

Je partirai de ce que dit Franz Rosenzweig dans « La pensée nouvelle ». Où il oppose, d’un côté, « les vérités désespérément statiques, comme celles des mathématiques — que la théorie traditionnelle prenait pour point de départ sans parvenir réellement à s’en dépêtrer » —, de l’autre côté, « les vérités supérieures et suprêmes qui peuvent, et seulement de notre point de vue, dit Rosenzweig, être comparées en tant que vérités, et non plus nécessairement cataloguées dans le registre des fictions, postulats et expédients ». Il poursuit ainsi : « On part [donc] de ces vérités les moins essentielles, du type « 2 x 2 = 4 », sur lesquelles les hommes tombent aisément d’accord sans que cela exige plus qu’un mince effort cérébral — un peu moins pour la table de multiplication, un peu plus pour la théorie de la relativité —, pour atteindre ces vérités qui nous coûtent déjà quelque chose, et accéder aux vérités que l’homme ne peut vérifier qu’en leur sacrifiant sa vie, et enfin parvenir à ces vérités dont la vérification exige que tous risquent leur vie »1. Le savoir philosophico-psychanalytique est de l’ordre de cette connaissance messianique dont parle ici Rosenzweig.

Je parlerai ici au nom de ce que me semble être la philosophie depuis Socrate et Platon. Mais surtout au nom de ce qu’est la philosophie contemporaine et actuelle, celle qui affirme l’existence depuis Kierkegaard et l’inconscient depuis Freud.

Affirmer l’existence et l’inconscient qui vient à sa suite — de Kierkegaard, Lacan dit : « Vous savez que j’ai proclamé, comme convergente à l’expérience bien plus tard apparue d’un Freud, sa promotion de l’existence comme telle »2 —, affirmer l’existence et l’inconscient, c’est affirmer l’altérité essentielle. Non pas l’Autre en tant que moyen pour le Même de se connaître tel qu’il était depuis toujours au fond de soi. Mais l’Autre en tant que lieu premier de la vérité. L’Autre en tant que, surgissant imprévisiblement, d’une part il dénonce l’identité que le sujet prétendait avoir par devers soi ; d’autre part il proclame l’identité vraie comme se constituant et se reconstituant dans l’accueil de la relation à l’Autre ; et enfin il montre l’identité fausse comme refus de cette relation. Pareille altérité essentielle est dégagée par Kierkegaard, Heidegger et quelques autres, par tous les penseurs messianiques (Rosenzweig, Benjamin, Adorno, Lévinas) et par Lacan.

Cette affirmation (de l’existence et de l’inconscient) fait apparaître en l’homme un primordial refus de la vérité (un « je n’en veux rien savoir », dirait Lacan). Refus que la science ne prend pas en compte, alors que le savoir philosophico-psychanalytique comme savoir messianique l’assume. Refus que Heidegger désigne quand il évoque l’existence inauthentique, impropre, uneigentlich — ou les divers modes de la non-vérité (rappelons-nous : Die Wahrheit ist in ihrem Wesen Unwahrheit, « La vérité est dans son essence non-vérité »3). Refus que Freud vise quand il parle de refoulement, de déni ou de forclusion (rejet). Refus qui est foncièrement chez Freud pulsion de mort, à quoi j’ai fait correspondre ce que Kierkegaard désigne comme désespoir, et saint Augustin comme seconde mort. Refus que j’appellerais finitude radicale. Refus qui ne veut rien savoir ni de la vérité ni de lui-même.

Du désespoir selon Kierkegaard et de la seconde mort selon saint Augustin, je rappellerai simplement ces formules4. Le désespoir, dit Kierkegaard, est « la désespérance de ne pouvoir même mourir », « cette torturante contradiction qui consiste à mourir sans cesse, à mourir sans mourir, à mourir la mort » ¾ car « le mourir du désespoir se transforme constamment en vivre ». Désespoir où l’on veut vainement « de soi-même parvenir à l’équilibre et au repos », et où l’on refuse le salut qui ne peut venir que de l’Autre et, en l’occurrence, que de Dieu. Quant à la seconde mort, elle est, dit saint Augustin, « plus terrible que la première et, de tous les maux, le pire », car « elle ne consiste pas en la séparation de l’âme et du corps, mais en leur étreinte dans le châtiment éternel ». « Là, continue-t-il, les hommes ne seront plus avant la mort ni après la mort, mais toujours dans la mort ; et ainsi jamais vivants, jamais morts, mais mourants sans fin. Il n’y aura pour l’homme rien de pis que lorsque la mort sera sans mort ».

Cette finitude radicale n’est pas la finitude telle que Kant l’a dégagée. Kant qui, le premier, a marqué la séparation du savoir scientifique et d’un prétendu savoir philosophico-métaphysique. La science serait le savoir que les hommes peuvent atteindre, qui peut être reconnu de tous : savoir déployé selon les catégories ou formes pures de l’entendement ; pour des objets ou phénomènes pour lesquels on ne parviendra jamais à la parfaite unité et identité, à la « totalité inconditionnée de la synthèse » ; et cela parce qu’il faut qu’ils soient donnés dans la sensibilité. La philosophie viserait, elle, cette totalité inconditionnée de la synthèse, reconnaîtrait — c’est la solution critique — l’impossibilité d’y atteindre dans un véritable savoir (métaphysique), dans un savoir reconnu de tous et confirmé dans l’intuition.

C’est là un moment capital de la philosophie moderne (cf. ce qu’en ont dit, faisant référence à Sade, à la fois Horkheimer et Adorno dans le chapitre intitulé : « Juliette, ou Raison et morale » de leur Dialectique des Lumières, et Lacan dans l’article « Kant avec Sade »). Moment que Hegel a voulu dépasser avec sa dialectique spéculative, mais avec une dialectique qui va être récusée aussitôt du fait de la « promotion [par Kierkegaard] de l’existence comme telle » et de la reconnaissance, en philosophie, de la finitude radicale.

Kant avait souligné la finitude de l’homme (pour Heidegger, la Critique de la raison pure proposerait une « analytique de la finitude »). Kant parle de l’homme comme raisonnable, mais fini. Mais, pour lui, « il n’y a pas d’intention diabolique » en l’homme, pas de volonté du mal pour le mal. C’est ce que fait apparaître au contraire l’affirmation de l’existence et de l’inconscient. Avec l’existence et l’inconscient, il y a en l’homme une intention diabolique. Celle qu’il fixe en fabriquant le Surmoi dont Lacan dit qu’il est « cette béance ouverte dans l’imaginaire par tout rejet (Verwerfung) des commandements de la parole  », et encore qu’il est « haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses »5.

Le déploiement primordial de ce rejet ou refus est l’organisation traditionnelle du monde social, avec la « fascination du sacrifice »6 qui y joue, du sacrifice au Dieu obscur dont parle Lacan — c’est le paganisme. Le savoir qui caractérise ce monde — le monde traditionnel, mais aussi le monde ordinaire —, savoir qui ne veut rien savoir de la finitude radicale, est reconnu de tous. Il se prolonge dans le savoir scientifique. Le savoir messianique, philosophico-psychanalytique, ne peut bénéficier explicitement d’une telle reconnaissance. Il ne l’aura jamais. Il n’est atteint que pour autant qu’on s’affronte à ladite finitude radicale et qu’on l’assume. Que pour autant que, s’affrontant à cette finitude et l’assumant, on se met en position de risquer la violence sacrificielle exercée contre soi. Que pour autant qu’on se met en position de messie. Le savoir messianique, philosophico-psychanalytique, ne pourra avoir de reconnaissance qu’implicite — et la philosophie doit en faire le pari.

Disons ceci pour terminer avec cette réponse.

Certes la science a été voulue comme telle par la philosophie, comme connaissance démonstrative (et elle est apparue en Grèce). Mais ce qui peut en être reconnu explicitement de tous n’est que ce qu’on appelle la science positive, celle qui n’a pas de principe absolu.

Certes la science positive a pu reconnaître elle-même, à un certain moment de son histoire et de l’histoire universelle, avec le théorème de Gödel (mais aussi avec les relations d’incertitude de Heisenberg, ou avec la théorie de la hiérarchie des langages de Russell), qu’elle ne pourrait pas se clore comme système logique pur — et c’est normal, puisque ses principes ne sont pas le principe vrai, absolu. Mais elle ne peut rien dire de ce qui, d’existentiel, est impliqué par ce théorème, la présence du sujet existant.

Certes le savoir philosophico-psychanalytique devra s’articuler avec le savoir scientifique dont les articulations appartiennent à l’objectivité. Mais ce qu’il apporte lui-même d’objectivité ne saurait être formulé dans le même langage, nous en reparlerons. Et, de toute façon, la science positive n’en acceptera jamais rien.

Réponse à la 2° question. Psychanalyse et philosophie.

Je partirai ici de la psychanalyse.

Certes d’abord Lacan, à la suite de Freud, a voulu la présenter comme science (« Permanente donc restait la question qui fait notre projet radical, celle qui va de : « La psychanalyse est-elle une science ? » à : « Qu’est-ce qu’une science qui inclut la psychanalyse ? » »7). Freud avait voulu trouver une justification objective de la psychanalyse dans l’ordre de l’expérience, et il n’a pu l’y trouver. Lacan va la chercher dans l’ordre de la logique et du langage. La psychanalyse reste, aux yeux de Popper, une prétendue connaissance aux propositions non réfutables, non « falsifiables », comme il dit. Mais Lacan en viendra ensuite à reconnaître ce qu’il n’avait laissé de montrer dans son enseignement : que la psychanalyse, proche de la philosophie, est de l’ordre, non de la science, mais du discours, du discours en tant qu’il déploie une raison, avec un principe premier.

La psychanalyse comme discours psychanalytique ne dit fondamentalement qu’une chose. Face au symptôme dont le sujet, comme patient venu le consulter, souffre, le thérapeute, supposé conscience qui sait, dit : « Il y a l’inconscient ». En voulant dire par là qu’il y a, dans le symptôme des vérités, ou encore des pensées inconscientes qui ont été refoulées de la conscience du patient. Des pensées inconscientes qu’il va s’agir de laisser venir dans la conscience pour les peser à leur poids. Mais qui ne pourront revenir que de par la relation à l’Autre qu’est en l’occurrence le psychanalyste. Et qui reviendront dans le patient par l’entremise de sa parole libre, de son freier Einfall (de ses associations libres, dit-on en français). Et pour autant qu’il les accueillera sans les juger, avec leur non-sens, comme est supposé le faire aisément l’analyste.

La psychanalyse comme discours psychanalytique oppose alors, dit Lacan, un effet de sens à l’effet de fascination dans lequel se trouvait pris le patient8. L’effet de fascination était exercé par celui dans lequel on supposait le savoir déjà là — idéalisation, identité fausse dont Lacan dit : « C’est de cette idéalisation que l’analyste a à déchoir pour être le support de l’ »a » séparateur, dans la mesure où son désir lui permet, dans une hypnose à l’envers, d’incarner, lui, l’hypnotisé »9. L’effet de sens est le savoir nouveau impliqué par l’affirmation de l’inconscient, que le patient aura à reconstituer dans la cure, et que le psychanalyste est supposé reconstituer sans cesse comme nouveau. Au savoir initial du patient (« Avec ce qu’un contemporain moyen peut énoncer s’il ne prend garde à rien, on peut faire, dit Lacan, une petite encyclopédie »), à ce savoir sans vérité et qui est, sans les raffinements logiques, de l’ordre de la science, le psychanalyste ajoute, par son interprétation, par l’interprétation générale qu’est déjà l’affirmation de l’inconscient, quelque chose qui caractérise son savoir comme vrai — « Ce n’est pas le même savoir », dit Lacan, et encore : « Un savoir en tant que vérité, cela définit ce que doit être la structure de ce qu’on appelle une interprétation ». Ce que Lacan précise plus tard, lors du même  séminaire, quand il évoque le contenu manifeste comme savoir initial du patient. Face à quoi « on est là, dit-il, pour arriver à ce qu’il sache tout ce qu’il ne sait pas tout en le sachant. C’est cela, l’inconscient ». « Pour le psychanalyste, continue-t-il, l’interprétation qu’il va faire, c’est, non pas ce savoir que nous découvrons chez le sujet, mais ce qui s’y ajoute pour lui donner sens »10. Et qui constitue un autre savoir, le vrai, le « savoir de la vérité », dit-il ailleurs (« Quant à l’analyse, si elle se pose d’une présomption, c’est bien celle-ci, qu’il puisse se constituer de son expérience un savoir de la vérité »11).

De la structure quaternaire de l’inconscient se déduit une théorie des quatre discours fondamentaux, où les autres discours que le discours psychanalytique produisent, eux, un effet de fascination. Structure dont Lacan laisse croire qu’elle caractérise exclusivement l’inconscient (« Une structure quadripartite est depuis l’inconscient toujours exigible dans la construction d’une ordonnance subjective »12). C’est la structure de base de l’homme comme existant, celle qu’on trouve explicitement dans les quatre causes d’Aristote bien connues de Lacan, chez Kant et chez Heidegger. N’en disons pas plus ici.

La psychanalyse comme discours psychanalytique est certes discours qui affirme l’inconscient. Mais elle est aussi discours qui, pour ce faire, est tenu de la place de l’objet-déchet de la pulsion sexuelle en tant qu’elle est en son fond pulsion de mort (« La pulsion, dit Lacan, à la fois présentifie la sexualité dans l’inconscient et représente, dans son essence, la mort »13). Disons-le autrement. La psychanalyse comme discours psychanalytique est certes discours qui critique les autres discours et dénonce leur effet de fascination. Mais elle est aussi discours qui ne pose pas son savoir et sa raison comme tels (« L’ontologie est une honte », pour Lacan), discours sans parole (« L’essence de la théorie psychanalytique est un discours sans parole »14), discours qui en vient sans cesse au silence (« Trop d’analystes, dit Lacan, ont l’habitude de ne pas l’ouvrir, je veux dire la bouche. J’ose croire que leur silence n’est pas seulement fait d’une mauvaise habitude, mais de l’appréhension suffisante de la portée d’un dire silencieux »15).

L’efficace du discours psychanalytique ne résulte pas du seul fait qu’il est tenu de la place de l’objet (comme dépôt de la finitude radicale, de la mort), mais du fait que le psychanalyste assume de façon absolument libre cette position. Assomption qui, aux yeux de Lacan, caractérise aussi bien Socrate que Freud : « Le problème de ce désir [celui de Freud] n’est pas psychologique, pas plus que ne l’est celui, non résolu, du désir de Socrate. Le désir n’est pas mis par Socrate en position de subjectivité originelle, mais d’objet. Eh bien ! C’est aussi du désir comme objet qu’il s’agit chez Freud »16 — il parle ailleurs, pour le psychanalyste, d’« objet affecté d’un désir ». Cette assomption absolument libre de la position d’objet est effacement de soi (dé-position de soi, dit Lévinas) pour l’Autre et pour la vérité qu’on proclame en lui. Elle est grâce. A ce que dit Lacan lui-même. « Une notion aussi articulée et précise que celle de la grâce est irremplaçable quand il s’agit de la psychologie de l’acte ». Et encore plus franchement : « La mesure dans laquelle le christianisme nous intéresse, j’entends au niveau de la théorie, se résume au rôle donné à la grâce. Qui ne voit que la grâce a le plus étroit rapport avec ce que moi, partant de fonctions théoriques qui n’ont certes rien à faire avec les effusions du cœur, je désigne comme le désir de l’Autre ? »17. Le discours psychanalytique est efficace par sa grâce où, affirmant l’inconscient, il tait son savoir comme tel.

Passons, assez brièvement, à la philosophie.

Du point de vue de la psychanalyse, du discours psychanalytique, pas de discours (et de savoir) philosophique qui tienne — comme discours se posant ou voulant idéalement se poser comme savoir rationnel. Lacan renvoie finalement la philosophie au discours universitaire. La philosophie serait l’« erre irrémédiable ». En elle règnerait le mythe du « Je idéal », du « Je qui maîtrise », « identique à soi-même ». « De tout énoncé universitaire d’une philosophie quelconque, fût-elle celle qu’à la rigueur on pourrait épingler comme lui étant le plus opposée, à savoir, si c’était de la philosophie, le discours de Lacan, irréductiblement surgit, dit-il lui-même, la Je-cratie »18. Position de Lacan antiphilosophe. C’est le point de vue de la psychanalyse. Mais je parle d’abord, et essentiellement, du point de vue de la philosophie.

Lacan lui-même est très attaché à la philosophie. Il en viendra à dire de lui-même : « En somme — pardonnez à mon infatuation —, ce que j’essaie de faire avec le nœud borroméen n’est rien moins que la première philosophie qui me paraisse se tenir ». Et surtout, au-delà même de toute considération de discours : « On peut trouver que je m’occupe un peu beaucoup de ce qu’on appelle — Dieu damne cette dénomination — les grands philosophes, c’est que peut-être pas eux seuls, mais eux éminemment articulent ce qu’on peut bien appeler une recherche pathétique de ce qu’elle revienne toujours, si on sait la considérer à travers ses détours, ses objets plus ou moins sublimes, à ce nœud radical que j’essaie pour vous de desserrer, à savoir le désir »19.

Je dirai quant à moi que la philosophie peut se définir comme savoir de l’existence. Car qu’est-ce que la philosophie ? L’appellation de philosophie est toujours un enjeu. Certains refusent le nom de philosophes, qu’on appelle pourtant ainsi (Kierkegaard, voire Heidegger). A certains on refuse le nom de philosophes, alors qu’ils se veulent eux-mêmes tels (pour Heidegger, Bertrand Russell n’est pas un philosophe). Les Présocratiques sont-ils déjà des philosophes ? Saint Augustin est-il un philosophe ? Y a-t-il une philosophie chinoise ? Etc. Il convient, pour la philosophie, de partir de Socrate et Platon. Là on est bien, sans discussion, dans la philosophie (cf. Heidegger : « Héraclite et Parménide n’étaient pas encore des philosophes. Et pourquoi non ? Parce qu’ils étaient les plus grands penseurs… Le pas vers la philosophie, préparé par la sophistique, ne fut accompli que par Socrate et Platon »20). Or la pratique de Socrate est animée par deux principes, d’une part, l’affirmation de l’idée, de l’idée comme savoir vrai, d’autre part, l’exigence que ce savoir soit reconstitué dans l’épreuve de la contradiction, de l’objection, de l’impasse (porίa), du non-savoir. Mais cette exigence d’épreuve de contradiction est poussée à son extrême avec l’existence, avec l’existence essentielle, puisqu’alors la contradiction ne peut être résolue par soi, en rentrant en soi, mais peut l’être uniquement par l’Autre. Et le savoir qui est alors reconstitué, savoir de l’existence, est bien la philosophie.

La question qu’il faut se poser, avec l’inconscient et la psychanalyse, pour déterminer s’il peut s’agir avec la philosophie, face à la science, d’un véritable savoir (question décisive, qu’on ne saurait oublier), est la suivante : peut-il y avoir une grâce de la philosophie, comme il y a une grâce de la psychanalyse, grâce qui fait passer à l’Autre, reconnaître par l’Autre, au moins implicitement, un certain savoir ? Question qui est alors le développement de cet autre : Comment la philosophie est-elle possible comme discours vrai ? En tout cas, ce ne sera pas par une grâce dispensée au sujet individuel et qui lui permettrait d’accéder à son être d’individu, comme pour la psychanalyse. Disons brièvement que ce sera par une grâce dispensée à l’Autre, non plus comme sujet individuel, mais comme sujet social, non plus comme celui auquel s’adresse le discours, mais comme celui qui tient l’un des discours fondamentaux. Le discours philosophique a en propre de se distinguer de l’idéologie. Il reconnaît la vérité des discours qui s’opposent à lui, et qui — notamment le discours de la science — refusent de le reconnaître explicitement. Il proclame, non plus certes son non-savoir comme le discours psychanalytique, puisque lui-même se veut savoir, mais son non-pouvoir. Et c’est ainsi qu’il agit, non plus dans l’histoire individuelle, mais dans l’histoire universelle.

La psychanalyse a besoin d’un tel discours — et savoir — philosophique. Car elle ne peut se justifier elle-même (comme on l’a vu). Or elle est toujours à nouveau rejetée par le monde social après qu’elle est apparue. Et même rejetée par ceux qui sont censés tenir le discours psychanalytique — « Le psychanalyste a horreur de son acte », rappellera Lacan à l’extrême fin. La psychanalyse a besoin du discours philosophique pour être justifiée par exemple face aux critiques qui lui sont adressées dans l’ouvrage de Michel Onfray, L’affabulation freudienne. Crépuscule d’une idole21. Critiques légitimes, car il est sûr que Freud, s’il se voulait homme de science, n’en était pas un, même s’il avait des raisons de vouloir parler dans le discours de la science.

La philosophie, concluons sur ce point, a, comme savoir implicitement reconnu, à justifier la psychanalyse et à fixer le monde social dans lequel celle-ci a fait son apparition. A le fixer comme monde où le mal constitutivement humain (pulsion de mort, etc.) est définitivement reconnu. Où le paganisme qui dissimule ce mal (et empêche l’advenue de l’individu) devient impossible comme paganisme brut — la dernière éructation d’un tel paganisme étant l’Holocauste. Et où le paganisme, certes inéliminable, est réduit à sa forme acceptable — en tant que capitalisme.

Réponse à la 3° question. Sur la méthode du psychanalyste dans la cure.

Pour le psychanalysant, pour le patient, pour le sujet, c’est simple, même si on y reviendra. C’est le freier Einfall, comme dit Freud, c’est l’association libre.

Pour le psychanalyste, il y a le fond, la base, qui est le fait de tenir le discours psychanalytique, d’affirmer l’inconscient. C’est une interprétation déjà, sur le plan de l’universel, face à laquelle le patient, en venant en analyse, prend un engagement. Celui, que vous évoquez, de renoncer à accuser l’Autre (les parents) de ce qui ne va pas. Celui d’assumer ce qui vient de soi, de s’en faire le sujet.

Mais plus précisément le psychanalyste, quand il aborde une cure nouvelle, procède de la manière suivante — et permettez-moi de souligner fortement certains termes qui peuvent faire polémique. Le psychanalyste doit découvrir, à partir de ce que dit le patient, l’image de soi par laquelle, accueillant l’élection qui lui vient de l’Autre (elle vient toujours, encore faut-il accepter de payer le prix qu’elle comporte), celui-ci a voulu s’élever contre un certain « ordre des choses » dans quoi, par jouissance, par libido, il s’était laissé prendre. Le psychanalyste doit découvrir l’image de soi par laquelle le patient a voulu affirmer un refus positif et primordial — image de soi qui a été ensuite refoulée, et dans le cadre de laquelle viendra prendre place le symptôme. Bref, le psychanalyste doit donner vérité à la névrose du patient, à la passion qui est la sienne dans cette névrose (« Ce qui fait la dignité du névrosé, c’est qu’il veut savoir ce qu’il y a de réel dans ce dont il est la passion, l’effet du signifiant »22).

Sur l’image de soi. Elle relève de l’imaginaire bien sûr, mais, celle-ci en tout cas (ce n’est pas l’image narcissique), d’un imaginaire absolument positif, créateur, que Lacan a cherché à thématiser finalement avec le thème du nœud. Ainsi : « Il faudrait arriver à donner une idée d’une structure qui soit telle que cela incarnerait le sens d’une façon correcte ». Et encore : « Si le nœud tient, c’est que l’imaginaire est pris dans sa consistance propre »23.

Sur l’élection. L’élection n’est pas la grâce. Elle ne consiste pas en ce que l’Autre s’est effacé lui-même, s’est dé-posé pour qu’advienne dans sa vérité celui qui reçoit la grâce, l’Autre de cet Autre. Celui qui reçoit la grâce a été posé dans sa vérité, sans plus. Celui qui reçoit l’élection a reçu un appel et il l’a accueilli, il s’est engagé à y répondre. Il s’est engagé à poser objectivement la vérité, contre ce qui est ordinairement reconnu. De cette élection qui est un thème majeur du judaïsme, Lévinas dit clairement : « Il n’existe pas de conscience morale qui ne soit pas conscience de l’élection », et encore : « C’est l’apanage de la conscience morale elle-même. Elle se sait au centre du monde et pour elle le monde n’est pas homogène : car je suis toujours seul à pouvoir répondre à l’appel, je suis irremplaçable pour assumer les responsabilités »24. Cette élection, Lacan ne l’évoque guère, sinon quand il parle, dans le séminaire Les psychoses, des deux façons dont on peut prendre — et écrire — la phrase : « Tu es celui qui me suivra(s) partout ». L’écriture avec le « s » de deuxième personne du singulier marquerait une moindre certitude, mais une plus grande confiance. Elle indiquerait « à tout le moins une élection, peut-être unique, un mandat, une dévolution, une délégation, un investissement »25.

Sur l’intuition. Vous avez raison. Elle joue ici, dans cette saisie, par la vue ou vision, d’une consistance nouvelle, qu’il y aura à confirmer sans cesse avec tout le matériel qui viendra dans la cure, l’image étant articulée, mais aussi et d’abord une — et c’est pour cela qu’elle guide. Cette intuition, qui doit en être une véritable, une dans laquelle on ne se trompe pas, est un acte, un acte d’amour (comme on va le préciser). A son propos, Schelling dit qu’elle est « extase », et que « ce qui est [alors] urgent pour l’homme, ce n’est pas de rentrer en soi, mais d’être exposé hors de soi »26. Ex-stase, ex-sistence, sortie hors de soi vers l’Autre. Principe de la cure psychanalytique.

Sur le refus. C’est là un terme décisif. Refus de l’ordre sacrificiel-libidinal. Ecoutons Lacan : « A l’origine de toute névrose, Freud le dit dès ses premiers écrits, il y a non pas ce qu’on a interprété depuis comme une frustration, un arriéré laissé ouvert dans l’informe, mais une Versagung, c’est-à-dire quelque chose qui est beaucoup plus près du refus que de la frustration, qui est autant interne qu’externe, qui est vraiment mis par Freud en position existentielle ». Et aussitôt : « Ce refus originel, primordial, ce pouvoir de refus dans ce qu’il a de préjudiciel par rapport à notre expérience, il n’est pas possible d’en sortir. Nous analystes, nous n’opérons que dans le registre de la Versagung »27. Et, dans une version ronéotée : « Nous sommes les messagers de cette Versagung ».

Du symptôme, je dirai simplement qu’il est la pierre d’achoppement, l’épreuve de finitude ou encore de réel, qui sera la première pierre de cette construction qu’il va s’agir d’édifier dans la cure.

De l’amour, je dirai qu’il est le moteur de la cure. Un amour s’était bloqué chez le patient. Le psychanalyste, artiste dans le domaine de l’amour (comme Socrate), est là pour, par son amour, son amour véritable, le débloquer. Dès son premier séminaire, Lacan avait dit : « Apprenez à distinguer l’amour comme passion imaginaire du don actif qu’il constitue sur le plan symbolique. Sans la parole en tant qu’elle affirme l’être, il y a seulement Verliebtheit, fascination imaginaire, mais il n’y a pas l’amour. Il y a l’amour subi, mais non pas le don actif de l’amour »28. Le psychanalyste répond à la demande d’amour, non pas en frustrant, mais par son amour vrai. Il rappelle au patient le commandement d’amour sous le coup duquel il se trouve. Commandement d’amour qui l’avait entraîné dans l’élection, qu’il avait commencé d’accueillir, et qui s’est bloqué. « Seul celui qui aime, mais lui réellement, dit Rosenzweig, peut dire et dit : « Aime-moi ! » »29.

Réponse à la 4° question. Sur la cure comme institution d’un jeu de langage.

Quelques éléments simplement.

A partir de là, il s’agit, pour le patient, d’apprendre à jouer réellement, pleinement, efficacement, un certain jeu qu’il avait voulu jouer du fait de l’image de soi créatrice qu’il s’était donnée. Un jeu qu’il ne jouait plus, retenu comme il l’était dans la jouissance, mais vers lequel il était sans cesse ramené par le symptôme, jouissance certes encore, mais aussi souffrance — à accepter.

Ce que dit Lacan sur le temps logique (auquel vous faites référence) ne me semble pas faux et rejoindre ce que disait Freud lui-même. L’instant du regard, c’est pour le patient l’instant auquel il voit l’interprétation du psychanalyste en tant qu’elle lui rappelle ce jeu qu’il avait voulu instituer, mais qu’il avait voulu se croire incapable de jouer. Le temps pour comprendre, c’est pour le patient tout le temps de la cure, qui peut toujours se rallonger, s’étendre plus loin, et où on apprend et réapprend à jouer ce jeu. Le moment de conclure, c’est chaque fois — et avant tout la première — qu’on décide de l’accepter totalement, avec tout le prix qu’il faudra toujours payer, mais aussi le bonheur qu’on y aura. Moment où le patient est devenu « médecin de soi-même », comme dans la morale cartésienne, moment où il est devenu interprète à son tour.

Ce jeu nouveau, il a été institué par une substitution métaphorique, à partir d’un jeu déjà présent. Lorsque Lévinas dit : « Rien n’est jeu. Ainsi se transcende l’être », il ne veut pas dire qu’il n’y ait pas ensuite à jouer un jeu nouveau, mais il évoque ce qui, primordialement, nous extrait du jeu ordinaire libidinal-sacrificiel. C’est vers une telle institution de jeu nouveau (jeu de langage, dit-il légitimement) que s’est dirigé finalement Wittgenstein30. Il avait commencé, dans le Tractatus, par la critique de la logique symbolique de Frege et de Russell au nom de la parole, de la proposition élémentaire comme sinnvoll, pleine de sens. Il a poursuivi en montrant que nous sommes toujours déjà pris dans un langage comme phénomène social, dans un langage qui est jeu. Il en vient, au XI° chapitre de la II° partie des Recherches philosophiques, à envisager ce que j’ai appelé l’« institution d’un jeu de langage », en soulignant la portée de deux opérations de langage où l’on peut retrouver, me semble-t-il, ce que Lacan désigne comme métonymie et métaphore, celle-là détournant du jeu ordinaire et rappelant le jeu essentiel, celle-ci établissant dans ce jeu. Wittgenstein avait évoqué pour commencer ce chapitre « deux emplois du mot « voir » », « voir telle chose » et « voir une ressemblance entre deux visages » — vision d’une chose, vision d’un aspect de cette chose. Peu après, il avance : « L’importance de ce concept « être aveugle à l’aspect » [ou « être sensible à l’aspect »] réside dans l’articulation des concepts de « vision d’un aspect » et d’ »expérience vécue de la signification d’un mot » ». De ce dernier « concept », il dit que c’est l’épreuve qu’on fait que le mot se remplit de sa signification, que le mot, formulons-le autrement, devient « signifiant ». Il évoque un texte qu’on lit avec expression, en y mettant le ton, avec une intention d’image. Je n’en dis pas plus. Cela correspond exactement à ce que Lacan présente plus formellement comme la substitution métaphorique (Lacan parle à ce propos d’un « effet de signification qui est de poésie ou de création »). C’est ce que le psychanalyste rappelle au patient. C’est le jeu que celui-ci a à rejouer en en payant enfin franchement le prix.

Je dirai pour conclure que ce jeu est un savoir, à reconstituer sans cesse — ce que Lacan envisage quand il dit que la fin de l’analyse, c’est « savoir y faire avec son symptôme ». Les grandes lignes de ce savoir propre à chacun sont données par le discours psychanalytique. Les plus générales, éthiques certes, mais surtout politiques et historiques, relèvent, elles, du discours philosophique, dont le savoir est lui-même métaphorique — ce qu’Adorno voit bien chez Heidegger, mais qu’il lui reproche illusoirement. J’ai essayé de présenter les concepts fondamentaux de l’être, du concept et de la raison comme eux-mêmes des métaphores31. Le point de concours avec la philosophie analytique est l’analyse du langage — mais, avec Wittgenstein, pour y trouver le surgissement irréductible de l’existant.