Que signifie l’athéisme de Nietzsche ?
Ecoutons Rosenzweig : « L’histoire de la philosophie n’avait jamais vu un athéisme comme celui de Nietzsche. Nietzsche est le premier penseur qui, non pas nie Dieu, mais, au sens proprement théologique du mot, le dénie — plus exactement, le maudit. Le premier homme véritable parmi les philosophes fut aussi le premier à contempler Dieu face à face — fût-ce uniquement pour le dénier. A l’homme vivant apparaît le Dieu vivant. Le Soi plein de défi contemple avec une haine rageuse la liberté divine, affranchie de tout défi ». Rosenzweig avait commencé par dire de Nietzsche : « Voici que survenait un homme qui connaissait sa vie et son âme comme un poète et qui obéissait à leur voix comme un saint et qui était pourtant philosophe ». Puis il l’avait montré se métamorphosant « jusqu’au sommet abrupt de la folie où il n’y avait plus rien au-delà »1.
Pareil athéisme s’explique, selon moi, par l’élection que Nietzsche, à partir du judaïsme et du christianisme, veut proclamer. Mais qu’il veut proclamer comme une possibilité purement humaine. Qui ne fait pas assumer à l’homme son mal constitutif, ce que Freud appelle la pulsion de mort. Et surtout qui ne relie pas l’homme à un Autre absolu au-delà de l’humain, Autre absolu duquel viendrait cette élection. De cette visée de Nietzsche dépend, me semble-t-il, tout son rapport à la religion.
Car Nietzsche certes parle certes parfois avec faveur du paganisme, notamment des développements de civilisation (la Grèce, Rome) qui ont pu se produire dans le monde païen. Mais il sait aussi ce qui fait le fond du paganisme : la violence sacrificielle exercée collectivement contre quiconque voudrait accéder à son autonomie véritable et devenir individu (cf., à propos de la Passion du Christ : « Le sacrifice de réparation, et dans sa forme la plus répugnante, la plus barbare, le sacrifice de l’innocent pour les fautes des coupables ! Quel horrible paganisme ! »2 — ce n’est là qu’une interprétation fausse, gnostique, de ce Sacrifice, mais ce qui y est dit du paganisme est clair). Il sait bien que celui qu’il appelle de ses vœux, l’« individu autonome, c’est-à-dire supramoral »3, l’individu créateur, se voue, quand il s’engage dans sa voie, à la menace d’une telle violence (« Veux-tu, mon frère, t’en aller dans la solitude, Zarathoustra lui demande-t-il ? Veux-tu chercher le chemin qui mène à toi-même ? Hésite encore un peu et écoute. « Quiconque cherche s’égare aisément. Toute solitude est un péché ». Ainsi parle le troupeau »). Il évoque alors le Christ et l’identification à lui (« « Comment pourriez-vous être justes envers moi », devrais-tu leur dire. « J’élis pour mon lot votre injustice »», et juste après : « Garde-toi des bons et des justes. Ils aiment à crucifier ceux qui s’inventent leur propre vertu. Ils haïssent le solitaire »). Et il parle de la rédemption qu’effectuerait ce créateur, cet élu (« Rédimer le passé et recréer tout « C’était » en un « Je le voulais ainsi », c’est cela que j’appellerais rédemption. Tout « C’était » est fragment, énigme et horrible hasard, jusqu’à ce que le vouloir créateur dise là dessus : « Mais je le voulais ainsi »»4).
Il se rapprocherait bien alors, pour ces élus, des religions asiatiques, avec leurs saints et leur religiosité de virtuoses (« La religiosité de virtuoses laissait les masses enfermées dans la tradition magique — comme dans presque toutes les religions orientales », dit Max Weber5). De fait, il exalte le Code de Manou fondateur du système de castes de l’hindouisme, et il reconnaît dans le bouddhisme, certes décadent et nihiliste comme le christianisme, un réalisme qui « a derrière lui la duperie de soi-même que sont les idées morales » et l’idée même de Dieu6.
Mais il refuse ce qu’implique l’élection véritable. Il refuse qu’elle vienne à l’homme de l’Autre, de l’Autre divin ; qu’elle soit appel de cet Autre à une responsabilité devant l’autre homme et acceptation de cet appel ; et que pareille acceptation soit alors épreuve, notamment dans la relation à l’autre homme, du mal constitutivement humain. Toutes choses que dit très exactement Lévinas à partir de l’élection juive (« Le Bien m’a choisi avant que je ne l’aie choisi… Nul n’est bon volontairement. La subjectivité voit racheter cette non-liberté par la bonté du Bien », dit-il ; il parle d’être « élu par le Bien d’élection involontaire » ; et il affirme : « L’élection du moi se révèle comme privilège et subordination, parce qu’elle ne le met pas parmi les autres élus, mais précisément en face d’eux, pour les servir »7).
Avec son surhomme, Nietzsche refuse l’homme de l’élection. Et donc Mahomet. Même s’il louange l’islam. Mais l’islam est quand même une religion ! Et Mahomet a emprunté au christianisme, et donc au judaïsme, « la trouvaille de Paul, sa technique de tyrannie sacerdotale, sa technique d’attroupement : la croyance à l’immortalité, c’est-à-dire la doctrine du Jugement ».
Mais, avec son surhomme, Nietzsche refuse primordialement le peuple de l’élection. Et donc le peuple juif. Il ne peut admettre qu’il fallût, pour introduire l’élection dans l’univers des humains, un peuple qui se séparât de tous les peuples — et qui vît dans son Dieu non plus, comme les peuples païens, l’idole dans laquelle il s’affirmerait lui-même (et à laquelle en fait il se soumettrait), mais le Dieu dont l’exigence éthique vaut pour tous les hommes. Certes le peuple juif est, pour Nietzsche, « le peuple le plus singulier de l’histoire du monde », celui de « l’énergie vitale la plus tenace », et qui est « l’opposé de tous les décadents ». Mais, pour lui qui a horreur des antisémites et de leur haine de l’élection, ce peuple est quand même « le peuple le plus funeste de l’histoire du monde », parce qu’il a retourné son énergie, sa « nature », contre la nature (païenne), contre la vie.
Et, avec son surhomme, Nietzsche refuse ultimement le Dieu de l’élection, le Christ. Il ne peut admettre qu’il fallût, pour faire accepter l’élection par tous les peuples, que le Fils de Dieu, Dieu comme Fils, s’incarnât dans un homme, Jésus, souffrît lui aussi la violence sacrificielle païenne et la pardonnât aux hommes pour autant qu’ils la réduisent à ses formes minimales. Et l’interprétation qu’il donne du christianisme — d’un côté le Christ comme « joyeux messager » et doux prophète du Royaume de Dieu en nous, de l’autre côté (inventé par Paul avec le « cynisme logicien du rabbin ») le Christ comme fanatique luttant contre la religion officielle de son peuple et instituant une nouvelle religion officielle, l’Eglise, qui répandra partout le message du judaïsme (« On a bâti l’Eglise, dit Nietzsche, avec l’opposé de l’Evangile »8) —, cette interprétation n’est que celle qu’a proposée l’hérésie chrétienne par excellence qu’est la gnose, avec, d’un côté, son Dieu bon étranger au monde et qui apporte le salut et, de l’autre, le mauvais démiurge, le Dieu créateur qui a donné aux hommes une loi irréalisable9
Nietzsche ne veut pas être Dieu, il veut être le Fils de Dieu, Dieu comme Fils, l’Elu par excellence, le Rédempteur, un « joyeux messager comme il n’y en eut jamais ». Nietzsche-l’Antéchrist, « Dionysos contre le Crucifié », veut finalement être le Christ, « César avec l’âme du Christ ».
Ainsi, dans sa folie soulignée par Rosenzweig, Nietzsche va-t-il, par une « intensification en apparence continue »10, comme dit Benjamin, jusqu’à l’explosion finale.
Non pas « incipit Zarathoustra », mais desinit « Zarathoustra, Zarathoustra le sans-dieu »11.