Articles et conférences

Le Journal des Psychologues, Paris, POL, n° 269, juillet-août 2009.

Quelle place donner à l’humour dans la philosophie ? L’humour a-t-il une quelconque importance pour elle ? 

Il semble, si l’on suit Freud, qu’il n’en ait aucune : pour lui, « dans le cas où un homme triomphe de son affect douloureux en comparant l’immensité des intérêts mondiaux à sa propre petitesse, ce triomphe n’est pas le fait de l’humour, mais de la pensée philosophique, aussi n’éprouvons-nous aucun plaisir à nous transporter au sein de ses pensées » ⎯ le philosophe n’aurait, comme tel, aucun humour. 

Mais il n’est pas sûr que Freud, pour subtiles et précises que soient ses analyses, ait pu, de son point de vue, dire « toute la vérité » sur l’humour. Et il convient, si l’on veut aborder la question de l’importance de l’humour pour la philosophie, d’élargir la perspective et d’éclairer les analyses de Freud par celles de Kierkegaard. Kierkegaard, « le plus aigu des questionneurs de l’âme avant Freud », disait Lacan. Kierkegaard dont il disait aussi : « Vous savez que j’ai dénoncé, comme convergente à l’expérience bien plus tard apparu d’un Freud, sa promotion de l’existence comme telle ». Kierkegaard l’initiateur, par son affirmation de l’existence, de toute la pensée contemporaine. 

Notre question de départ se modifie donc et devient celle-ci : L’humour a-t-il un rapport constitutif au religieux en même temps qu’il s’en détourne, comme le soutient expressément Kierkegaard, ou n’a-t-il aucun rapport particulier avec lui, comme semble le considérer Freud qui n’évoque pas le religieux quand il parle de l’humour ? 

Je voudrais, en discussion avec Kierkegaard et Freud, préciser quelque peu le rapport de l’humour au religieux. Ce qui nous permettra peut-être de mieux comprendre Wittgenstein quand il dit : « L’humour n’est pas un état d’âme, mais une vision du monde. Et c’est pourquoi, si l’on a raison de dire que l’humour fut anéanti dans l’Allemagne nazie, cela ne signifie pas qu’on n’y était pas ″bien luné″, mais quelque chose de beaucoup plus profond et plus important ». A partir de quoi nous tenterons de répondre ⎯ brièvement ⎯ à la question qui était la nôtre au départ.

Commençons par des exemples. Il serait ridicule de parler d’humour sans en avoir en tête, il n’est pas si facile d’en donner et les exemples proposés par les auteurs sont toujours en quelque manière liés à leurs théories.

D’abord l’exemple de Kierkegaard (il n’en donne guère d’autres). Une jeune femme à qui on raconte un événement malheureux, devant l’enfant se cramponnant tendrement à sa robe, soupire : « Ah, l’enfance heureuse ! Ou plutôt le bonheur de l’enfant ! ». Face à quoi un interlocuteur glisse : « Oui, et surtout le bonheur de l’enfance de recevoir des coups ! ».

Puis l’exemple de Freud (qui en donne quelques autres, mais revient sur celui-ci, même s’il le trouve « grossier » et peu conforme à ce qu’il nomme la « magnanimité de l’humour »). Un fripon qu’on mène à la potence un lundi s’écrie : « Voilà une semaine qui commence bien ! ».

Enfin un exemple qui vient d’Alphonse Allais. Une de ses pièces est jouée, sans grand succès, sur un théâtre parisien. Sur le carton d’invitation qu’il envoie à des amis, il écrit : « Venez armés. L’endroit est désert ».

Et passons aux analyses.

L’analyse de Kierkegaard.

Kierkegaard a une idée très précise de l’humour, qu’il répète diversement. L’humour supposerait la rencontre avec l’absolu et la mise en évidence de la finitude radicale de l’homme, il supposerait la souffrance qu’il y aurait à assumer cette finitude. Et il marquerait l’assomption de cette souffrance. Mais il se bornerait à tirer un plaisir d’une telle assomption. Et il refuserait d’entrer dans une relation effective avec l’absolu ⎯ il resterait en cela à l’orée du religieux.

C’est ainsi que, pour lui, l’humoriste d’une part « comprend que la souffrance fait partie de l’existence ». M ais que d’autre part il « ne comprend pas la signification de la souffrance et la révoque par la forme de la plaisanterie ».

Ou encore, que l’humoriste d’une part « saisit le sens profond de la chose ». Mais que d’autre part « au même instant il lui vient à l’esprit que ce n’est sans doute pas la peine [il s’évite cette peine] d’essayer de donner une explication » ; et qu’« en cette rétractation consiste la plaisanterie ».

Ou encore, que l’humoriste d’une part « met continuellement la représentation de Dieu [c’est la rencontre de l’absolu] en connexion avec quelque chose d’autre et fait naître la contradiction [c’est la finitude radicale de l’homme qu’il dégage dans la souffrance, et dans une souffrance qu’il assume] ». Mais que d’autre part, « aimant plaisanter, il ne se rapporte pas lui-même à Dieu dans la passion religieuse ».

Ou encore, que l’humour d’une part « met le souvenir éternel de la faute en connexion avec tout ». Mais que d’autre part il « ne se rapporte pas lui-même dans ce souvenir à une béatitude éternelle ». Et là Kierkegaard a visé, au-delà même de la souffrance qu’on éprouve devant la finitude radicale de l’homme, la culpabilité constitutive qu’on découvre de s’en tenir toujours d’abord à cette finitude sans vouloir la dépasser. La faute de l’homme ne serait pas partielle, comme le croit l’enfant (du moins à ce que pense l’adulte s’illusionnant sur l’enfant ⎯ ce qu’on a vu dans l’exemple). Elle serait totale, ineffaçable. Et l’humour, dépassant l’enfantin, assumerait cette faute (« [L’humour] apparaît du fait qu’on laisse l’enfantin se réfléchir dans la conscience totale. [Il] possède l’enfantin, mais n’est pas possédé par lui »).

L’analyse de Freud maintenant.

Freud, lui aussi, donne la plus grande importance à l’humour : « L’humour est une des manifestations psychiques les plus élevées et les plus chères aux penseurs », note-t-il. 

Il ne parle pas directement d’une rencontre avec l’absolu à partir de laquelle serait dégagée la finitude de l’homme, ni de la souffrance qu’on éprouverait du fait de cette finitude. 

Mais il parle au moins des « affects pénibles » ⎯ ce qui n’est autre bien sûr que la souffrance ⎯ qui surviennent et « devraient troubler le plaisir ».

Il parle très clairement du moi qui, par l’humour, s’y affronte et l’assume. L’humour serait « la manifestation la plus élevée des réactions de défense » du moi face à ces « affects pénibles ». L’humour aurait « non seulement quelque chose de libérateur, comme l’esprit et le comique, mais encore quelque chose de sublime et d’élevé », « le sublime [tenant] au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité du moi qui s’affirme victorieusement ». L’humour permettrait une « épargne de la dépense affective » en ne se laissant pas entrainer par ces affects négatifs.

Il parle du plaisir alors obtenu ⎯ « assez faible plaisir », mais quand même : « L’humour ne se résigne pas, il défie, il implique non seulement le triomphe du moi, mais celui du principe de plaisir qui trouve ainsi moyen de s’affirmer en dépit de réalités extérieures défavorables ».

Et il en vient à parler indirectement de quelque rencontre avec l’absolu quand il introduit le surmoi, l’humoriste s’identifiant au surmoi face à son moi ordinaire, s’identifiant à l’« héritier de l’instance parentale face à l’enfant qu’il serait toujours aussi ⎯ « au surmoi ainsi exalté, le moi peut apparaître minuscule et tous ses intérêts futiles ».

De là, pour Freud, la « magnanimité de l’humour ». Et le problème, pour lui, de l’exemple qu’il avait donné : « Notre admiration était alors inhibée par les circonstances où se trouvait le sujet qui produit l’humour » ⎯ un « fripon mené à son potence ».

L’analyse, enfin, que je voudrais proposer après Kierkegaard et Freud.

Il est clair que les analyses de Freud prolongent celles de Kierkegaard. Si Freud ne pose pas la rencontre avec l’absolu, il la suppose ; au-delà de la simple assomption de la souffrance, il dégage le moi qui effectue cette assomption ; et il insiste, plus fortement, sur l’épargne de peine et la dispensation de plaisir que permet l’humour. Encore que la peine que permet d’épargner l’humour selon Freud soit une peine qu’on n’avait pas à prendre. Alors que la peine que permet d’épargner l’humour selon Kierkegaard est une peine qu’on aurait dû prendre. Mais justement, si Freud insiste ainsi sur la peine inessentielle qu’épargne l’humour et ne dit rien de la peine essentielle qu’épargne l’humour, si, de même, il ne fait que supposer la rencontre avec l’absolu et ne la pose pas, c’est à cause du discours qui est le sien, et qui est celui de la psychanalyse, et non pas de la philosophie. Or, reprises dans le discours de la philosophie, ce que ses analyses apportent de neuf, c’est le moi, le vrai moi au-delà de l’ordinaire et faux. Vrai moi  qu’il dit, un peu inconsidérément « invulnérable » et à propos duquel il évoque le « triomphe du narcissisme ». Vrai moi qu’il suppose quand il parle du surmoi au-delà du « moi minuscule » (que je dirai plutôt le moi narcissique). Ce vrai moi qui se manifeste dans l’humour n’est pas un moi illusoirement tout-puissant comme l’est le moi ordinaire, c’est un moi qui, par soi, est fini, un moi en relation avec un Autre (le surmoi, dit Freud dans son langage) et qui reçoit de cet Autre son autonomie. C’est, en termes religieux mais aussi philosophiques, le moi de l’élection. Au sens de Lévinas où l’élection, offerte à chacun mais à accueillir, « n’est pas faite de privilèges, mais de responsabilités ». Où l’élection est engagement à répondre à l’appel de l’Autre, de l’absolu, de l’Autre absolu, de Dieu ; et à répondre de l’œuvre de cet Autre, de la justice de cette œuvre ; et à en répondre auprès de tous les hommes par son œuvre propre et, éminemment, par cette œuvre qu’est le savoir.

L’humour dès lors caractérise le moi élu pour autant qu’il s’affirme victorieusement face aux souffrances et aux peines ordinaires, celles qui emportent son moi minuscule, son moi ordinaire. C’est l’humour de Joyce qui laissa tomber ses mois ordinaires, rappelle Lacan, « comme des pelures ». C’est l’humour traditionnellement attribué au peuple juif, peuple qui, le premier, s’est établi dans l’élection. C’est l’humour traditionnellement reconnu (ils ont pris le mot « humeur » au français du début du XVII° siècle et en ont fait leur « humour ») aux Britanniques, à cette nation qui, devenue protestante, maritime et commerçante, a adopté à sa manière l’élection juive.

Mais, quand vient le temps, pour le moi élu, de s’affronter aux peines extrêmes à quoi le voue l’élection et, précisément, d’entrer dans sa passion, quand l’élu devient la victime du monde social traditionnel comme système sacrificiel, l’humour n’a plus sa place. Passion dont le modèle divin est la Passion du Christ. Passion dont Rosenzweig note que la traverse tout créateur : « Le chemin de croix du chrétien est concurrencé dans l’âme par une autre puissance, l’art. Déjà, un demi-millénaire avant que la croix ne fût érigée au Golgotha, Prométhée était suspendu au rocher ». Et passion que doit, notons-le, traverser tout patient en analyse. Passion hors laquelle Rosenzweig (mort en 1929) croyait pouvoir établir le peuple juif : ce peuple « vivrait déjà dans sa propre Rédemption », il « aurait anticipé pour soi l’éternité » ; la « puissance de l’histoire universelle se briserait sur vie silencieuse du peuple éternel ». Mais passion qu’a traversée ce peuple dans l’holocauste. Ce que souligne Lévinas parlant, à ce propos, de la « Passion vécue par le judaïsme en Europe chrétienne », et de « Passion des Passions ». A partir de quoi on peut comprendre la phrase de Wittgenstein citée au début : ce qui avait été anéanti dans l’Allemagne nazie, ce n’était pas seulement l’humour allemand, mais c’était avant tout et dramatiquement l’humour juif.

Que dire finalement de l’humour pour la philosophie ? Tentons ceci. L’humour peut être dit « condition préalable » de la philosophie (comme Kierkegaard le dit de l’angoisse pour le péché). Dans l’humour, l’homme sait ce qui l’attend, en tant qu’élu. Mais il plaisante, tant que l’orage est loi, ou quand il s’est éloigné. La philosophie se fait dans l’orage. Quand le savoir philosophique advient réellement, il n’y a plus d’humour. Le philosophe, comme tel, n’a pas d’humour. Parce que son savoir est de l’ordre de cette connaissance messianique dont parle Rosenzweig : « On part de ces vérités les moins essentielles, du type ″deux fois deux égale quatre″, sur lesquelles les hommes tombent facilement d’accord sans que cela exige plus qu’un minime effort cérébral ⎯ un peu moins pour la table de multiplication ⎯, un peu plus pour la théorie de la relativité, pour atteindre ces vérités qui déjà nous coûtent quelque chose, et accéder aux vérités que l’homme ne peut vérifier qu’en leur sacrifiant sa vie, et enfin parvenir à ces vérités dont la vérification exige que tous risquent leur vie ».