« Hegel demeure en toute occasion, dit Carl Schmitt, un esprit politique au sens le plus élevé. Même ceux de ses écrits qui ont trait à l’actualité de son temps [die aktuelle Angelegenheiten seiner Zeit betreffen], et principalement l’œuvre géniale de sa jeunesse, La constitution de l’Allemagne, n’ont d’autre objet que de fournir des preuves évidentes à l’appui de cette vérité philosophique que tout esprit est esprit actuel et présent [daß aller Geist gegenwartiger Geist ist, präsent] »(1).
Mais Hegel, appartenant à son époque, n’a pas pu, dirai-je, en rester à l’idée qu’il avait eue spontanément, en tant que philosophe, de l’intervention de la philosophie dans l’histoire. Il n’a pu que ramener l' »actualité de la philosophie » qu’il avait pressentie, et l’actualité en général, à la dualité métaphysique traditionnelle, issue d’Aristote, de la δύναμις et de l’ἐνέργεια, devenue en latin médiéval celle de la potentia et de l’actus, où l’acte n’est ordinairement que la réalisation de ce qui était anticipé dans la puissance, et au mieux, pour le divin, un « acte pur » intemporel. Il n’a pu que rejeter toute idée d’une intervention imprévisible dans l’histoire, d’une actualité véritable, qui fait rupture, a fortiori pour la philosophie. Et il en est venu finalement à affirmer, contre toute « prétention d’enseigner comment doit être le monde », que « la philosophie vient toujours trop tard » et que la chouette de Minerve ne prend son vol qu’au crépuscule.
Ce que je veux dire quant à moi, c’est, d’une part, que l’inconscient permet de penser ce que Hegel avait voulu mais n’avait pas pu penser, l’actualité de la philosophie au sens de son intervention imprévisible dans l’histoire — et que c’est même à cause de cela que l’inconscient est aujourd’hui si communément rejeté. D’autre part, que l’intervention de la philosophie se fait, à partir de l’inconscient, en instituant le capitalisme. Et enfin, que cette institution du capitalisme marque la fin de l’histoire, l’accomplissement de l’acte de la philosophie — au point que notre époque peut être légitimement appelée l' »époque actuelle ».
Dans une première partie, je présenterai l’acte politique de la philosophie tel qu’il parvient aujourd’hui à son accomplissement, par l’institution du capitalisme. Dans une deuxième partie, j’essaierai de montrer comment l’acte politique de la philosophie a pu, dans l’histoire, parvenir peu à peu à son accomplissement.
I° partie. L’acte politique de la philosophie tel qu’il parvient aujourd’hui à son accomplissement, par l’institution du capitalisme.
1) L’acte politique de la philosophie est, en lui-même, rupture.
A. L’idée d’une telle rupture résulte de l’affirmation de l’existence et, a fortiori, de celle de l’inconscient.
Affirmer l’existence, c’est d’abord en effet s’opposer à la conception ordinaire de l’existence, conception selon laquelle, disons-le grossièrement et abstraitement, une identité déjà là sortirait d’elle-même pour ex-sister, pour apparaître à son Autre, sans faire plus, par cet Autre, que prendre conscience de soi. Et affirmer l’existence, c’est alors poser que de l’Autre qui surgit viendra imprévisiblement l’identité vraie, comme identité se constituant et reconstituant dans la relation.
Mais affirmer l’existence, c’est ensuite reconnaître que l’homme comme existant toujours d’abord refuse son ex-sistence vers l’Autre duquel viendrait une identité nouvelle et que toujours d’abord il s’enferme dans une identité anticipative et fausse. Ce refus de l’existence, je l’appelle finitude radicale — c’est la finitude comme non voulue, éprouvée douloureusement et qui se fuit. Il se retrouve chez Freud comme pulsion de mort. Il correspond chez Kierkegaard au désespoir.
Et affirmer l’existence, c’est enfin affirmer que par l’Autre, et même par un Autre absolu au-delà de l’humain (Dieu de Kierkegaard, Être ou Ereignis de Heidegger, Grand Autre de Lacan, Infini de Lévinas…), l’existant pourra, imprévisiblement, en venir à accepter l’existence, et avant tout la finitude radicale qui la caractérise. C’est une telle acceptation qui est rupture. Ce que Kierkegaard le premier a dégagé(2), et que Benjamin, mais aussi Carl Schmitt(3), et bien d’autres ont repris.
B. Mais il faut bien voir ce avec quoi rompt alors la vraie rupture : c’est le système sacrificiel — ou paganisme.
Car le mode le plus radical selon lequel l’existant refuse l’existence et s’en protège consiste à se fabriquer, à la place de l’Autre absolu vrai (avec lequel il ne laisse, malgré qu’il en ait, d’être en relation), un Autre absolu faux ou idole, lieu par excellence de l’identité anticipative et fausse, Autre qui n’a pas d’Autre et pour lequel l’homme, l’existant n’est qu’un déchet, éventuellement un jouet, au mieux un moyen. Une telle idole est pour la psychanalyse le Surmoi, dont Lacan dit qu’il est « à la fois la loi et sa destruction » et, plus nettement encore, « haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses ».
Et, dans le monde social où il rencontre l’autre homme, l’existant n’a plus qu’à vouer cet autre, au cas où celui-ci voudrait mettre en question la loi de l’Autre absolu faux, à la menace d’une violence collective exercée contre lui au nom de cette loi — la même violence que subissent les victimes des sacrifices offerts à l’idole. Toutes choses qu’a bien montrées Bataille dans La part maudite et Théorie de la religion, mais qu’avaient déjà noté Nietzsche, Wittgenstein et même Carl Schmitt(4).
De là le déploiement du monde social en tant que totalité païenne, qui a illusoirement rompu avec le vrai Dieu. Et plus précisément, selon la structure quaternaire de l’existence et de l’inconscient, en tant que système sacrificiel : à la position du peuple qui reconnaît comme bonne la loi, répondent la position du maître qui incarne la loi et appelle à s’y soumettre comme lui-même l’a fait, la position du clerc qui la justifie et l’interprète — et la position enfin de l’individu qui fuit son individualité vraie et se soumet à cette loi.
C. Et la rupture ne peut donc s’accomplir que dans l’acte politique par excellence qu’est la révolution.
Certes la rupture doit d’abord venir de l’Autre absolu, qui montre qu’il n’est pas le Surmoi, l’idole, et qui bien plutôt se révèle — dans sa relation d’amour à l’humain. Toute la pensée contemporaine, qu’elle le dise ou le taise, donne cette portée fondamentale à la révélation, à la religion comme religion révélée. Ainsi Benjamin qui dit du « concept de révélation » qu’il « n’a jamais cessé de se hausser de lui-même au centre de la philosophie du langage » et qu’il « a constitué le lien le plus intime de cette philosophie avec celle de la religion »(5).
Mais la rupture doit être accomplie par l’homme, par l’existant devenant, comme le veut la révélation, individu. L’individu pur, hors modèles sociaux, proclamé par Kierkegaard (« Être un individu est la seule vraie et la plus haute signification d’un homme »). Ou encore l’individu qui surgit comme une exception, ainsi que l’ont repris tant Carl Schmitt que Benjamin. L’individu porté, en cela, par la grâce de l’Autre absolu vrai et que visait aussi Weber quand il parlait du charisme.
Et la rupture s’accomplit alors dans l’œuvre politique qu’est la révolution. Car l’individu qui rompt avec le système sacrificiel doit, pour cela, communiquer sa grâce (qui, sinon, se fausserait). Et il le fait dans son œuvre qui, en tant qu’elle rompt avec le monde sacrificiel, est révolution. Là est la rupture suprême. Ainsi pour Marx : « La révolution communiste est, dit-il, la rupture la plus radicale avec le mode de propriété traditionnel ». Et de même pour Benjamin.
2) L’acte politique de la philosophie, qui est en lui-même rupture, doit s’accomplir, quant à lui, comme histoire, où prend place la révolution.
A. L’idée de l’histoire résulte de l’affirmation de l’existence et de l’inconscient.
Le savoir en effet est ce dans quoi s’effectue l’appropriation la plus absolue de l’existence. Exister, c’est laisser venir l’Autre en soi et accueillir la nouvelle identité dont il donne toutes les conditions (d’abord la grâce). Et exister absolument, c’est s’établir dans cette nouvelle identité et, comme Autre, donner à tout Autre à venir toutes les conditions pour accéder à cette même identité. Or savoir, c’est poser qu’on peut constituer à partir de soi ce qui se produit en tout ce qui est.
Mais le savoir, en tant qu’il vient de l’existence et s’y rapporte, se heurte au refus primordial. Et il n’est autre alors que ce qu’on appelle depuis les Grecs philosophie. Car que propose Socrate, sinon, d’une part, l’affirmation d’un savoir vrai qu’il faut atteindre et, d’autre part, l’acceptation de la contradiction la plus radicale, de l’objection venue de tout Autre ? D’une part le savoir, d’autre part l’existence — et un savoir qui, du fait de l’acceptation pure de l’objection, est raison.
Et le savoir, le savoir vrai, en tant qu’il fait rupture avec le savoir ordinairement reconnu, et qu’il est donc avant tout savoir de la rupture, est histoire. Car qu’est-ce, très sommairement dit, que l’histoire, sinon que, d’une part, la rupture s’y produit (histoire racontée) et que, d’autre part, ladite rupture n’atteint à son terme que quand elle peut être posée, dans le savoir (histoire racontante), comme ce que chacun peut et doit effectuer soi — monde juste de la fin de l’histoire.
B. Certes la pensée philosophique qui affirme l’existence commence par rejeter l’histoire (le savoir, la philosophie) — ce en quoi elle est rejointe par le discours psychanalytique.
C’est ce que fait d’emblée la pensée philosophique qui affirme l’existence — et cela parce que, pour elle, poser le savoir, la philosophie, l’histoire, proclamer une « volonté de savoir », ce serait contredire la relation à l’Autre absolu (vrai) et la finitude radicale, se donner en fait comme le maître du monde sacrificiel et retomber dans le paganisme. Ainsi pour Kierkegaard qui ne se réclame que du message chrétien, mais également pour Heidegger, reparti lui, pourtant, de la philosophie.
Et c’est ce que fait également la pensée philosophique qui affirme l’existence, quand elle reconnaît au contraire que rejeter la philosophie, la raison philosophique, c’est bien plus résolument retomber dans le paganisme. Pour une telle pensée, l’Autre absolu vrai doit être rencontré dans le visage de l’autre homme, auquel on doit « rendre raison ». Et cependant cette pensée exclut toute position de la raison comme effective : ce serait contredire l’altérité de l’autre homme. Ainsi pour Lévinas.
Quant au discours psychanalytique (ce que Lacan a dégagé à partir de la psychanalyse, et en montrant que l’inconscient freudien est dans le prolongement de l’existence), il n’envisage pas que l’autre homme doive être posé infiniment comme Autre vrai et il affirme bien plutôt la finitude en tout homme comme sexualité. Mais il considère qu’il est seul, dans le système des quatre discours fondamentaux, à être savoir effectif — et cela parce qu’il ne se pose pas comme tel et parce qu’il est tenu de la place du déchet. Lacan rejette ainsi tout discours philosophique.
C. Et pourtant la pensée philosophique qui affirme l’existence peut, si elle envisage, de son point de vue à elle, le discours psychanalytique, proclamer l’histoire (et le savoir, et la philosophie). Ce que je propose.
Car ce que la pensée philosophique qui affirme l’existence voit dans le discours psychanalytique, c’est un savoir vrai (de l’existence, de l’inconscient) qui est reconnu par son Autre (ce que ce discours lui-même ne peut pas dire comme tel). Et reconnu parce que l’analyste pose sa finitude, tait son savoir et sa raison (il s’efface comme Idéal du Moi, qui fût devenu Surmoi), et parce qu’en même temps il fait de l’Autre le lieu de la loi. Ce qui, aux yeux de Lacan lui-même, caractérise la grâce(6).
La pensée philosophique qui affirme l’existence n’a plus dès lors qu’à retrouver en elle (qui est discours où le savoir se pose) une semblable grâce. Une grâce qu’elle dispense, non plus au sujet individuel, mais au sujet social, à l’existant en tant qu’égaillé dans les divers discours, et qu’elle lui dispense en reconnaissant sa propre finitude à elle de pouvoir et en posant la vérité de tous les autres discours fondamentaux. Le discours philosophique est bien savoir de l’existence — et de l’inconscient.
Et la pensée philosophique qui affirme l’existence, quand elle se rapporte ainsi au discours psychanalytique, parvient à ce qu’elle voulait, à la fin de l’histoire. Car ce dernier discours est celui qui, par excellence, était rejeté, comme vrai discours de l’individu, par le système sacrificiel, et il est sans cesse menacé d’un tel rejet (pour Lacan, même « le psychanalyste a horreur de son acte »). Garantir socialement, par son savoir, un tel discours, c’est donc bien, pour le discours philosophique, atteindre au monde juste.
3) L’histoire proclamée par la philosophie ne peut d’abord qu’être conçue faussement, comme abolissant toute institution, et comme rejetant a fortiori toute institution du capitalisme. Et l’on est dès lors conduit inévitablement à la catastrophe.
A. L’idée d’une histoire abolissant toute institution, et rejetant notamment, par la révolution, l’institution du capitalisme, s’impose d’abord.
En effet l’institution suppose l’aliénation. Et, comme l’histoire doit rompre avec le système sacrificiel et l’aliénation qui le caractérise (à l’Autre absolu faux), il semble d’abord qu’elle doive abolir toute institution. C’est la position générale de ce qu’on a appelé la gnose(7). La gnose, à partir de la révélation, et de ce que celle-ci a révélé de finitude radicale (péché), mais aussi d’autonomie nouvelle, a prétendu montrer comment l’homme pouvait s’arracher à la finitude du monde ordinaire et s’établir dans l’autonomie de la connaissance. Mais la gnose ne dit pas que la finitude est à nouveau perdue si elle n’est pas assumée et qu’une autonomie qui ne l’assume pas retombe dans l’illusion païenne.
On peut dès lors, dans le mouvement de cette gnose, considérer qu’il faut, pour abolir l’institution, se méfier de la révolution, parce que la révolution risque d’introduire des institutions nouvelles, et ne se fier qu’à la révolte. C’est la position de Stirner. « La révolution, dit-il par exemple, avait pour but une nouvelle organisation. La révolte amène à ne plus nous laisser organiser, mais à nous organiser nous-mêmes et à ne plus mettre son espérance dans les institutions ».
Mais on peut, plus légitimement, considérer qu’il faut, pour abolir l’institution, vouloir la révolution, et précisément la révolution contre le capitalisme, parce que le capitalisme est, dans le monde historique, l’aliénation par excellence, et le fond de toute institution. C’est la conception de Marx, sensible, pourtant, à l’argument stirnérien. « Que, dans le passé, dit-il ainsi, limitées par la division du travail, les révolutions aient produit nécessairement de nouvelles institutions, nos remarques critiques à propos de Feuerbach l’ont bien montré ; il en résulte également que la révolution communiste, qui abolit la division du travail, élimine finalement les institutions politiques ».
B. Certes, dirai-je avec Marx, le capitalisme est le prolongement, dans le monde ouvert par l’exigence d’histoire, du système sacrificiel.
Car, d’une part, le capitalisme suppose l’Autre absolu faux, l’idole — c’est l’argent, la monnaie, le Veau d’Or. Il suppose en effet que toutes choses soient devenues marchandises, qu’au-delà de leur valeur d’usage elles aient reçu sur le marché une valeur d’échange et, bien plus, que l’échange se soit généralisé. Et la monnaie est alors ce dans quoi toutes choses sont évaluées, et qui semble au principe de toute valeur, la valeur suprême, et qui n’est en fait que l’expression ultime du « fétichisme de la marchandise », quand on a « oublié » le travail humain qui l’a produite.
Et, d’autre part, le capitalisme se caractérise par une menace de violence sacrificielle. Il ne commence en effet que quand la valeur d’échange, la monnaie permet d’obtenir sur le marché plus de valeur d’échange, plus de monnaie. Mais cela n’est possible que si la valeur d’échange, la monnaie trouve sur le marché une marchandise qui, dans sa valeur d’usage, produise plus de valeur d’échange qu’elle n’en coûte. Et cela caractérise le travail humain, réduit à son coût le plus bas, sous la menace d’une « vie impossible ».
De là, à partir du contrat de travail, le déploiement du système capitaliste tout à fait semblable au système sacrificiel. Avec la position du peuple et du maître (le travailleur salarié et le patron capitaliste). Mais aussi celle du clerc (le juriste qui s’occupe du contrat comme tel, ou l’idéologue). Et celle enfin de l’individu (l’exclu du marché du travail, le déchet social, le membre de cette « armée de réserve industrielle » qui résulte inéluctablement du développement du capitalisme).
C. Mais, dirai-je contre Marx, vouloir abolir toute institution, et précisément vouloir abolir, par la révolution, le capitalisme, ne peut mener qu’à la catastrophe.
Car la visée d’abolir toute institution, et précisément, par la révolution, le capitalisme, conduit en général à une répétition, en aggravé (du fait des progrès techniques), du système sacrificiel. Où les capitalistes et, à partir de là, d’autres, deviendront les méchants, par l’élimination desquels on serait libéré de tout mal. C’est toujours le rejet païen de la finitude. Présent en toute position gnostique. Et auquel cédait déjà le jeune Marx quand il dénonçait la dualité hégélienne de la société civile et de l’Etat.
Or ce ne peut plus être la philosophie qui inspire une telle visée, c’est, à la place de la philosophie, l’idéologie. Laquelle se fait aussitôt diversité d’idéologies. Toutes, discours justificateurs d’un état du monde social obtenu ou désiré. Toutes, suscitant parmi les foules la même exaltation. Mais chacune ayant un mythe fondamental différent au nom duquel elle rejette dans les ténèbres extérieures celui qui la mettrait en question. Chacune s’opposant donc aux autres. Toutes en tout cas suscitant la même violence totalitaire.
Et ce qui est l’ennemi par excellence, à éliminer sacrificiellement, pour toute idéologie, mais qui devient avant tout celui de l’idéologie nazie, c’est le peuple qui, parmi les peuples, porte en lui l’exigence pure (élection, au-delà de la grâce) de rompre avec le paganisme. D’où la terreur absolue de l’Holocauste, dont Lacan dit : « Je tiens qu’aucun sens de l’histoire, fondé sur les prémisses hégéliano-marxistes, n’est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »(8).
4) L’histoire ne peut en venir qu’ensuite à être conçue en vérité, comme laissant toute sa place à l’institution, et ultimement à celle du capitalisme.
A. L’idée d’une histoire donnant sa place à l’institution, et ultimement à celle du capitalisme, s’impose alors.
Car l’aliénation est inéliminable, notamment celle qui se marque dans le capitalisme ; et ce n‘est donc pas parce que l’institution suppose l’aliénation qu’il faudrait abolir toute institution. Que l’aliénation soit inéliminable, c’est ce que souligne toute pensée qui affirme l’existence et l’inconscient. De là la critique à faire, dans le prolongement de Stirner, de la présentation, par Marx, de la plus-value : la plus-value ne résulte pas d’un vrai travail créateur, et ne fait que prolonger la valeur déjà produite. De là aussi l’affirmation de Lacan que la plus-value, qu’il désigne comme le plus-de-jouir (l’objet « a « ), le travailleur la doit au maître(9).
Mais, inéliminable, l’aliénation est néanmoins dépassable, on peut l’assumer — et c’est ce que permet justement l’institution en général qui, par définition, fixe la rupture comme ce que chacun peut et doit accomplir. Car, dans l’institution, l’Autre qu’est l’institution donne à l’existant toutes les conditions pour accomplir à son tour la rupture. Et sans ces conditions venues de l’Autre, aucune autonomie réelle, aucune appropriation effective ne serait possible. Cela dit notamment contre Stirner et son « appropriation sans limites », déjà critiquée par Marx.
Et, inéliminable, l’aliénation (dont celle qu’implique le capitalisme) est effectivement dépassée dans le cadre de cette institution qu’est le discours psychanalytique — lequel, comme on l’a dit, doit être voulu dans toute vraie révolution. C’est ainsi que si, pour Lacan, l’aliénation est la première des deux « opérations de la réalisation du sujet » dans sa « dépendance signifiante du lieu de l’Autre »(10), la séparation est la seconde. La séparation se produit quand on accepte, comme l’analyste, par grâce, l’a déjà fait, de s’identifier à l’objet-déchet de l’Autre, c’est-à-dire quand on assume la finitude radicale.
B. Certes, comme je l’ai dit avec Marx, le capitalisme est le prolongement du système sacrificiel, mais, ajouté-je maintenant au-delà de Marx, comme aliénation qui peut être dépassée, et cela dans le cadre du droit, où s’effectue l’institution du capitalisme.
Car, d’une part, le capitalisme suppose l’Autre absolu faux de la monnaie, mais dans le cadre de l’État et de sa loi juste, voulus par l’Autre absolu vrai. Marx et Weber le soulignent, chacun à leur manière. Marx par exemple montre « le droit s’accordant avec la propriété privée libre » ; or, pour lui, « le capital moderne est la propriété privée à l’état pur ». Quant à Weber, il insiste sur la pacification, au moins formelle, par l’État, que le capitalisme suppose : « Nous appelons action économique capitaliste celle qui repose sur l’espoir d’un profit par l’exploitation des possibilités d’échange, donc sur des chances (formellement) pacifiques de profit ».
Et, d’autre part, le capitalisme demeure, dans ce cadre même, violence d’espèce sacrificielle, mais comme violence que le droit permet de limiter et de dépasser. Marx dénonce certes sans cesse le caractère simplement formel, en fait violent, de l’État et du droit. Mais, nous qui affirmons comme effectif le savoir philosophique, nous soulignons que le droit, si proche de la philosophie, le droit comme savoir, non plus de l’existence, mais de la finitude, détermine et dispense effectivement les conditions que tout être existant et fini doit recevoir pour ne pas rester entièrement pris dans cette violence capitaliste.
De là le système juridico-politique dans le cadre duquel le système capitaliste est à la fois assumé et dépassé, c’est-à-dire institué. Avec le discours du clerc qui — élection — détermine le droit et appelle chacun à participer à cette détermination. Le discours du maître qui — don — fait valoir ce droit dans la société. Le discours du peuple qui — foi — accueille ce droit et lui fait confiance. Et enfin le discours de l’individu (psychanalytico-individuel) qui — grâce — fait que l’homme puisse jouir effectivement du droit qu’il a.
C. Et l’institution du capitalisme est donc bien ce sur quoi débouche la vraie révolution, ce que doit effectuer aujourd’hui la philosophie, et ce qui marque la fin de l’histoire qu’elle a voulue.
Car l’institution du capitalisme montre et veut celui-ci comme la forme minimale du paganisme, quand le paganisme n’occupe pas la totalité de la vie des hommes, mais qu’il laisse place à la possibilité, pour chacun, d’accéder à son être d’individu. C’est le paganisme de l’aliénation inéliminable, de la consommation effrénée, de la jouissance idiote. Ce que vise Benjamin quand il dit : « On reconnaît plus facilement une religion dans le capitalisme si l’on se rappelle que le paganisme originaire a tout d’abord conçu la religion, non comme un intérêt « supérieur », « moral », mais comme l’intérêt le plus immédiatement pratique »(11).
Et l’institution du capitalisme voulue par la philosophie jette certes alors l’homme dans la dépression, là où les manœuvres de l’idéologie l’entraînaient dans l’exaltation. Dépression inessentielle, d’un côté, de ne pas être à la hauteur de ce que demande le capitalisme — ce que désigne Benjamin sous le nom de culpabilité : « Le capitalisme est peut-être le premier exemple d’un culte qui n’est pas expiatoire mais culpabilisant ». Dépression essentielle, d’un autre côté, de ne pas avoir voulu effectivement la possibilité ouverte de dépasser l’aliénation, et de devenir individu et moi véritables.
Mais l’institution du capitalisme ouvre et réouvre sans cesse néanmoins l’espace de cette individualité et égoïté vraie où, dans l’épreuve, non pas de la dépression, inévitable mais vaine, mais de la mélancolie, on va vers son œuvre propre. Et où l’on se prépare ainsi pour le Jugement absolu, quand viendra ou reviendra le Messie. « Seul le Messie achève tout devenir historique », dit Benjamin. Et il conclut : « Messianique est la nature de par sa totale évanescence. Rechercher cette évanescence, même pour les niveaux de l’homme qui sont nature, telle est la tâche de la politique mondiale, dont la méthode se doit appeler nihilisme »(12).
5) Ainsi s’accomplit aujourd’hui, par l’institution du capitalisme, l’acte politique voulu par la philosophie depuis son avènement en Grèce.
A. L’idée de l’acte politique est impliquée d’emblée par la philosophie.
Car, pour la philosophie, la justice est non seulement l’idée par laquelle elle est menée (c’est l’idée du bien de la République, l’ἐπέκεινα τῆς οὐσίας). Non seulement l’objet par excellence qu’elle doit déterminer. Mais bien plus ce qu’elle-même doit réaliser, puisqu’elle est accueil de toute objection, exigence que chacun puisse reconstituer, soi, la loi à laquelle il est soumis. Ce qui n’est autre que la justice. D’où l’affirmation de Platon : « A moins que les philosophes ne deviennent rois dans les Etats, ou que ceux qu’on appelle à présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, il n’y aura pas de relâche aux maux qui désolent les Etats »(13).
Certes la philosophie sait qu’une telle proclamation et visée ne peut que susciter le rejet dédaigneux et ironique, et résonner comme un paradoxe — l’opinion ne voyant pas en quoi ceux qui s’adonnent à la philosophie peuvent réaliser la justice, ni en quoi ils peuvent avoir la moindre action. Ce que souligne Platon lui-même, Socrate précisant à Glaucon, juste après sa proclamation sur les philosophes-rois : « Voilà ce que depuis longtemps j’hésitais à déclarer, parce que je prévoyais combien cela choquerait l’opinion [παρὰ τὴν δόξαν] ».
Mais la philosophie soutient ce paradoxe et tend, en cela, à récuser la démocratie. C’est ce que fait Platon au livre VIII de La République, la démocratie, avec son absence de contraintes, ses discours imposteurs et son indulgence pour les crimes, étant l’avant-dernier degré dans la dégénérescence de la cité juste. Ce qu’on a pu dénoncer chez Platon — notamment Cornélius Castoriadis qui lui reproche d' »avoir réussi l’opération historique, au-delà de la destruction de fait de la démocratie, d’une déchéance de droit ». Et ce qui semblerait justifier Carl Schmitt dans sa glorification du souverain qui « décide de l’état d’exception ».
B. Certes la philosophie doit bien vite reconnaître la réalité du refus primordial auquel elle se heurte dans sa visée d’acte politique — et elle l’a fait là aussi dès la Grèce.
Car la philosophie doit s’avouer que le savoir rationnel pur dont elle se réclame se confond en fait, aux yeux du peuple, avec le mythe contre lequel elle prétend s’élever, et qu’elle ne peut donc aborder l’espace politique avec la seule idée du souverain. C’est ce que fait Platon dans Le Politique, où la première définition proposée, de l’homme politique et royal comme pasteur, est renvoyée au mythe, au temps de Cronos (âge d’or, de jouissance) : « Quand on nous demandait le roi et le politique du cycle actuel, aller chercher, dans la période opposée, le pasteur, divin, qui régissait le troupeau humain de ce temps-là, c’était une grande erreur »(14).
La philosophie bien plutôt doit partir de la finitude de l’homme. Et souligner que l’homme, fini, a toujours d’abord besoin de loi. Et même qu’il n’est pleinement lui-même que par la loi — ce que montre le judaïsme, contre tout leurre gnostique. Et c’est ainsi que Platon, qui tend certes toujours à critiquer la loi, trop universelle, au nom du savoir, attaché au singulier, en vient pourtant à proclamer la loi : « Enfreindre des lois qui résultent d’une longue expérience, celui qui osera le faire anéantira toute activité plus sûrement encore que ne le faisait la lettre écrite »(15).
Et ce n’est que dans le cadre de ces lois que la philosophie peut intervenir avec son savoir. Et suprêmement, toutes les constitutions étant déréglées, dans le cadre des lois qu’a posées une constitution démocratique (la meilleure, la moins risquée pour l’homme fini). De là le système démocratique, avec, même chez Platon, ses quatre discours fondamentaux : « Telles sont la science militaire [discours du maître], la science judiciaire [discours du peuple], et toute cette rhétorique [discours psychanalytico-individuel], alliée de la science royale [discours philosophico-clérical] et qui, de concert avec elle, gouverne toute activité à l’intérieur des cités »(16).
C. Mais la philosophie ne peut accomplir son acte qu’aujourd’hui.
Car la philosophie ne peut reconnaître par elle-même la radicalité du refus primordial auquel elle se heurte. Et ce refus ne peut être dégagé dans sa radicalité et levé que par l’Autre absolu intervenant dans l’histoire des hommes, et y intervenant comme médiateur, messie, cinquième terme, au-delà du quaternaire de l’œuvre qu’est le monde social, œuvre d’abord faussée. Ce médiateur — mais alors impuissant et ne faisant que confirmer le système sacrificiel — est, pour les sociétés étudiées par Lévi-Strauss, le trickster ou tricheur. Il sera, dans l’histoire universelle, le Christ dont le sacrifice vrai rend acceptable le monde juste — nous allons y venir.
La philosophie doit alors répéter son acte autant de fois qu’il le faudra. Car l’intervention du Christ dans l’histoire ne peut que rendre acceptable le monde juste, elle ne le fait pas réellement accepter, et n’a pas à le faire. Cela doit être obtenu par la philosophie. Selon les époques nécessaires de l’histoire. Ces époques sont cinq, les quatre de la structure de l’existence, plus celle qui marque l’échec inévitable de l’acte philosophique. Ce sont celles que Heidegger, sans en justifier les cinq temps, a énoncées : les époques grecque, chrétienne, moderne, planétaire et « vespérale »(17) — et que nous allons retrouver sous d’autres noms.
Et ce n’est qu’à la fin de cette histoire, quand le capitalisme peut être institué par la philosophie, que le système démocratique, vers lequel toujours elle doit aller, reçoit toute sa vérité, et peut éviter ce que Platon avait si bien dénoncé, et annoncé, comme chute dans la tyrannie. Car quand, dans un État, les hommes individuellement veulent que « personne ne soit pour eux un maître » et s’opiniâtrent sur leur liberté abstraite, inévitablement, comme peuple, ils se mettent à avoir, face au désordre, « besoin d’un chef ». Sauf si la finitude radicale qui, seule, rend la liberté concrète, est fixée socialement. Ce qu’assure le capitalisme.
II° partie. Comment l’acte politique de la philosophie a pu, dans l’histoire, parvenir peu à peu à cet accomplissement.
1) L’époque antique.
A. La rupture s’effectue alors par l’avènement de la philosophie.
L’avènement de la philosophie, que préparent et les premiers penseurs grecs, qui posent l’un comme ce qu’il y a à connaître par la raison, et les sophistes qui, au nom de l’homme, récusent cet un comme illusoire, est le fait de Socrate. Socrate, d’une part, parce qu’il pose son propre non-savoir là où on le prenait pour maître, et parce qu’il affirme le savoir déjà là, par l’idée, en chacun (ainsi pour le petit esclave du Ménon), donne sa grâce à son interlocuteur. Et, d’autre part, parce qu’il le confirme dans la visée de reconstituer, soi, le savoir, il lui donne aussi son élection. En cela il rompt avec le système sacrificiel.
Cette rupture débouche dans le savoir. C’est ce qui apparaît chez Platon et Aristote. Platon déploie la théorie socratique des idées. Il montre les contradictions à quoi elle conduit, de par la participation du sensible à l’intelligible (l’idée). Et il propose sa solution, par le non-être comme Autre — le sensible (non-être) ayant de l’être par sa participation à l’idée de l’Autre. Aristote récuse cette solution platonicienne. Il avance une nouvelle analyse du langage, l’être se disant en plusieurs sens selon les catégories. Et, affirmant la présence de l’idée ou forme dans le sensible, il ne garde la transcendance que pour l’Intellect agent, le divin.
Et la vérité qu’il s’agit dès lors, pour chacun, de s’approprier dans le savoir, est celle, précisément, de l’objectivité. Car le divin (πρῶτον κινοῦν ἀκίνητον, premier moteur non mû) meut, en tant qu’objet du désir, tout ce qui est. Mais, parmi l’étant non divin qui, désirant, va vers une idée ou forme plus accomplie, seul l’homme, comme ζῶον λόγον ἔχον, peut accéder, et simplement de façon passagère, au divin, à la pensée pure — c’est-à-dire devenir œuvre (ἐνέργεια), atteindre au τέλος absolu (ἐντελέχεια), s’objectiver absolument.
B. Une telle rupture, par l’avènement de la philosophie, est fixée socialement dans l’institution de l’État.
Que l’institution de l’État résulte de l’avènement de la philosophie, cela se comprend dès lors que l’idée se distingue, en tant qu’universel, du sensible comme particulier. Or l’État s’oppose à l’individu, comme l’universel au particulier. C’est ce que fixe l’institution de l’État athénien par Solon et Clisthène — avec la place notamment des tragédies comme culte public, le peuple qui y assiste voyant ce que le héros doit endurer pour laisser venir, dans sa particularité, l’universel. Et c’est ce que prolonge, à Rome, la République, puis l’Empire.
L’institution de l’État a certes des conséquences dans le monde social. Précisément par le développement du droit, comme on le voit à Rome. Le droit protège l’individu particulier qui est membre du peuple. Il le protège contre tout ce qui, dans l’État, serait développement non conforme à la fin de l’État, au bien public. Il le protège également contre tout ce qui, dans ses affaires privées, pourrait le faire tomber dans la dépendance sacrificielle (esclavage), du fait des crimes et délits, mais aussi des contrats, et notamment des contrats de prêt — car le capital financier ou usuraire, le premier à apparaître comme tel, a déjà la plus grande place.
Mais l’institution de l’État n’a guère de conséquences sur le plan de l’univers. Parce que l’universel qui est présent dans l’État ne s’y pose pas comme tel — et cela malgré l’existence des écoles de philosophie qui maintiennent l’enseignement de Platon et d’Aristote. C’est ce que Carl Schmitt appelle une « vision préglobale du monde »(18). Dans l’Empire romain il y a certes un universel venant de la philosophie (à la différence d’autres empires, dont la Chine), et cet universel s’étend par conquêtes (diffusion du nomen latinum, du « droit de cité romain »), mais il n’est pas posé comme valant pour tous — et les empires sont très peu de contacts entre eux.
C. Une telle rupture, ainsi fixée institutionnellement, ne conduit néanmoins pas à la fin de l’histoire.
Car le monde social reste un monde sacrificiel, grâce et élection ayant bien été dispensées, par Socrate, au sujet individuel, mais non pas au sujet social — qui condamnera à mort Socrate, celui-ci refusant, en l’honneur de l’État, d’échapper à sa condamnation (« Les Athéniens ayant jugé qu’il valait mieux me condamner, moi, pour cette raison, j’ai jugé qu’il était plus juste de me soumettre à la peine qu’ils auraient édictée »(19)). L’esclavage reste, malgré les affranchissements, une donnée évidente — il est assuré par les guerres à l’extérieur (parmi les tribus « barbares »). Et la tragédie a disparu comme culte public au profit des jeux du cirque.
Certes la philosophie, si elle demeure, avec son exigence de justice et d’universalité (notamment dans le stoïcisme), ne peut agir sur ce monde et a perdu par rapport à lui sa visée primordiale qui est politique (visée critique menée au nom de l’universel). Et les écoles de philosophie ne sont en fait que des écoles de morale (pour apprendre à ne pas pâtir du pouvoir politique, ainsi les Stoïciens, ou tenter de pactiser avec lui, ainsi Philon d’Alexandrie). Si la philosophie est présente, tout comme le judaïsme (hors l’espace duquel elle n’eût pas pu apparaître), elle est en fait, comme lui, présente en tant que non reconnue.
Mais ce monde s’effondre par lui-même, parce que sa relation à l’extérieur comme vivier d’esclaves contredit l’universel qui est en lui. Les empires de ce temps s’entourent d' »ouvrages défensifs, tels des remparts frontaliers, une Grande Muraille, un limes « (20). Et cependant le limes ne suffit pas pour Rome, à la différence de la Grande Muraille pour la Chine. De là les invasions barbares, et notamment le sac de Romme par Alaric et les Vandales en 410. C’est la fin du monde païen — mais la philosophie n’était pas elle-même, quoi qu’on ait pu en dire par la suite, quelque chose de païen dans ce monde.
2) L’époque médiévale.
A. La rupture s’effectue alors par le Sacrifice du Christ.
Le Sacrifice du Christ, de Dieu comme Fils incarné (et il fallait, du point de vue de la psychanalyse et de l’inconscient, que ce fût le Fils absolu, l’exclu absolu de la « scène primitive »), rompt radicalement avec le monde sacrificiel. Dieu lui-même, qui s’est mis à la place de la victime, dénonce le système sacrificiel comme haine du vrai Dieu et déplacement de cette haine sur la victime (dénonciation auprès du sujet social, toujours religieux). Et il dénonce ce système de la manière la plus efficace, puisqu’il dirige, par la Résurrection au-delà de la Passion, vers le triomphe du vrai sens sur le faux (ce que le héros tragique ne pouvait pas assurer).
Cette rupture, elle aussi, elle décisivement, conduit vers le savoir. Car le Christ, s’il dénonce le système sacrificiel comme péché, pardonne aux hommes ce péché. Pour autant certes — pouvons-nous ajouter explicitement aujourd’hui, ce qui n’était pas possible à l’époque — que ceux-ci, constitutivement pécheurs, limitent leur péché à ses formes minimales (individuellement la sexualité, socialement le capitalisme). C’est la grâce du Christ, laquelle rend acceptable au sujet social, avec le monde juste, le savoir vrai.
Et la vérité qu’il s’agit dès lors, pour chacun, de s’approprier dans le savoir reste apparemment la même que dans l’Antiquité, l’objectivité (au point qu’il semblerait qu’il n’y en eût pas d’autre), mais marquée maintenant de la finitude radicale (péché). L’objectivité socialement reconnue est, par l’objet absolu — qui est primordialement, pour les hommes, le Christ —, montrée comme toujours d’abord fausse, l’objet absolu acceptant par amour cette falsification, et pouvant seul diriger au-delà.
B. Une telle rupture, par le Sacrifice du Christ, est fixée socialement dans l’institution de l’Église.
Que l’institution de l’Église résulte du Sacrifice du Christ, cela se comprend aisément. Au-delà de l’universel de l’État, marqué de particularité parce que l’État « exécute » les décisions, et parce qu’il y a plusieurs États, l’universel de l’Église se pose comme tel et concerne tous les hommes — comme le dit saint Paul : « Il n’y a ni juif, ni grec, il n’y a ni esclave, ni homme libre, il n’y a ni homme, ni femme. Vous êtes tous en Christ Jésus »(21). C’est, chez Rosenzweig, l’Eglise de Pierre, « catholique », celle de l’amour. Et l’Église, épouse du Christ, ouvre, au-delà de l’État, l’espace de l’individualité et de l’intériorité.
L’institution de l’Église a certes des conséquences dans le monde social. Au-dessus de l’État et même des États, au-dessus de l’Empire qui rassemble des États, il y a l’Église, la Papauté. Au-dessus de la potestas, l’auctoritas. C’est ce que Carl Schmitt, qui parle de « deux hiérarchies différentes au sein d’une même unité globale »(22), désigne comme la Respublica Christiana. Dans le cadre de laquelle l’Église contrôle et limite les guerres, même justes. Et dans le cadre de laquelle les hommes, mais aussi les biens, peuvent circuler — une nouvelle forme du capitalisme, le capitalisme commercial, reçoit alors une place déterminante.
Et l’institution de l’Église a aussi des conséquences sur le plan de l’univers. Car elle est l’universel qui se pose comme tel, mais aussi qui se déploie — « catholique », mais aussi « apostolique » (missionnaire). Et cela à partir du centre hérité de l’Empire romain, à partir de Rome — elle est donc, de plus, « romaine ». De là un ordre qu’on peut déjà dire « global » (même si Schmitt hésite sur ce point) : le christianisme tend, par la grâce, à se diffuser auprès des nations ; des peuples chrétiens se distinguent les peuples non chrétiens, espace de mission pour les premiers, avec, pour ceux-ci, un jus commercii qui, avant que d’être matériel, est d’abord spirituel.
C. Une telle rupture, là non plus, ne conduit néanmoins pas à la fin de l’histoire.
Car le monde chrétien reste en fait un monde sacrificiel. Et cela parce que la grâce du Christ se fausse. D’une part, l’élection dans laquelle cette grâce eût dû s’accomplir n’est pas posée en tant que telle (et elle devait ne pas l’être, pour que le Christ n’apparût pas comme un maître engageant à l’imiter, ce qui eût fait perdre la grâce !). Et, d’autre part, l’homme transforme toujours d’abord la grâce qu’il reçoit en grâce qui fait disparaître le péché : c’est l’interprétation païenne, gnostique, du christianisme (un seul sauve par sa souffrance à la place des autres), l’universalisme chrétien devenant illusoire. D’où un monde social avec féodalité et servage.
Mais la philosophie si, là encore, comme dans le monde antique, elle demeure, avec son exigence d’universalité, peut cette fois-ci agir dans le monde, parce qu’elle se sent légitimement dans la suite du Sacrifice du Christ (grâce s’accomplissant en élection). Elle est certes combattue : c’est la bien connue « double vérité », le conflit de la foi et de la raison, lié multiplement à celui de l’Église et de l’Empire. Et cependant elle suscite progrès technico-scientifiques, fondation des universités et grandes découvertes (avec limites certes à la colonisation manifestée dans la controverse de Valladolid(23)).
Et ce monde chrétien ne peut finalement que s’effondrer. Du fait de la philosophie qui en fait apparaître les contradictions (l’Église dans sa pompe, comme objectivité absolue fausse). Mais aussi du fait que, face à la falsification du christianisme en paganisme, une nouvelle religion est fondée par Mahomet, l’islam qui, tenant le plus grand compte du paganisme fondamental de l’homme et de son refus de toute rupture explicite, se diffuse rapidement. Contre quoi le monde catholique réagit de façon partiellement efficace (croisades, reconquête de l’Espagne), mais le monde chrétien oriental échoue — c’est la prise de Constantinople en 1453.
3) L’époque moderne.
A. La rupture s’effectue alors par la réapparition, en propre, de la philosophie.
Si la philosophie rompt, c’est tout simplement parce qu’elle se décide enfin à occuper tout l’espace ouvert par le Sacrifice du Christ et à accueillir véritablement sa grâce. C’est ce que propose Descartes avec son entreprise du doute absolu : l’objectivité est marquée de finitude radicale, cependant que l’absolu n’est plus, provisoirement certes, que celui de l’homme qui doute. Dans ce doute, pour autant qu’il est absolu (ce que Descartes n’atteint que dans les Méditations, par l’hypothèse du Malin Génie), réside une certitude. Si bien que l’homme n’est plus victime fascinée du sacrifice, et qu’il pourra déployer une nouvelle évidence.
Cette rupture dirige vers le savoir. Un savoir non plus seulement rendu acceptable pour le sujet social, mais déployé par le sujet individuel et réeffectuable par chacun, et donc, en quelque manière, effectivement accepté par le sujet social. Et cela parce que l’espace du doute absolu s’accomplit en élection, et que l’homme, du fait qu’il porte en lui l’idée de Dieu, l’idée de l’infini — c’est la « marque de l’ouvrier sur son ouvrage », le signe d’élection — est mené par le désir à déployer le savoir. Ce que souligne partout Descartes : la finitude de l’homme n’empêche en rien le savoir, par lequel seul est justifiée comme elle doit l’être l’œuvre de Dieu.
Et la vérité qu’il s’agit maintenant, pour chacun, de s’approprier dans le savoir n’est plus l’objectivité, mais avant tout la subjectivité — qui n’est autre que le mouvement par lequel l’objectivité va vers elle-même et s’accomplit. Subjectivité découverte en l’homme par Descartes ; placée en Dieu et, à partir de là, sans contradiction, en l’homme, par Spinoza ; montrée et en Dieu et, de là, par grâce, en l’homme par Leibniz ; interrogée, comme subjectivité humaine, sur ce qu’elle peut savoir, par Kant ; et présentée par Hegel comme subjectivité humaine s’identifiant effectivement, dans l’épreuve du négatif, à la subjectivité divine — jusqu’au savoir absolu.
B. Une telle rupture, par la réapparition en propre de la philosophie, est fixée socialement dans l’institution de la science.
Que l’institution de la science résulte de la réapparition, en propre, de la philosophie après le Sacrifice du Christ, cela se comprend ainsi. L’Église s’était voulue attachée à l’intérieur, au-delà de l’extériorité de l’État ; à l’universel posé comme tel, au-delà de l’universel brut. Elle s’est en fait réduite elle-même à l’extériorité et à l’universel brut. Contre l’ancienne Église, une nouvelle s’est élevée, elle-même diverse : c’est, selon Rosenzweig, l’Eglise de Paul ou protestantisme — le christianisme penché sur ses origines juives et attaché à l’élection. Et avec cette Église, au-delà de toute Église, la science, c’est-à-dire l’universel en tant que chacun peut le reconstituer à partir de soi, dans son intériorité à soi, a surgi comme institution, sous le nom des Lumières.
L’institution de la science a certes des conséquences dans le monde social. Les États deviennent des États modernes, à l’administration rationalisée et indépendants des autorités religieuses dont les conflits s’apaisent. C’est, après les guerres de religion, le triomphe du cujus regio ejus religio. Et aussi, dans ce cadre apaisé, l’avènement en propre du capitalisme, comme cette fois-ci capitalisme, non plus simplement financier ou commercial, mais industriel. Ce que Weber a relié à l’éthique protestante : il fallait au croyant prouver son élection par le travail acharné dans un monde enfin expressément désenchanté.
Et l’institution de la science a aussi des conséquences sur le plan de l’univers. Car elle est l’universel posable comme tel par chacun. Elle vaut donc pour l’univers entier. Mais elle ne se développe que dans les États du monde chrétien avec ses Églises en conflit. Et elle leur donne, par les progrès techniques, la puissance sur l’univers entier. De là l’ordre global dont parle Schmitt sous le nom de Jus publicum europeanum, avec, d’une part, l’espace européen où les guerres sont limitées (l’ennemi, comme justus hostis, n’est pas un criminel) et, d’autre part, l’espace colonial que se disputent sauvagement et se partagent les États européens.
C. Mais cette rupture, fixée dans l’institution de la science, et qui se veut elle-même comme telle, ne conduit toujours pas à la vraie fin de l’histoire.
Car si le monde juste est voulu et visé, c’est avec l’idée que sa réalisation se produira inéluctablement (croyance au « progrès ») et que, par exemple, le capitalisme sera finalement utile pour tous (« main invisible » d’Adam Smith). En fait, la finitude radicale révélée par le Sacrifice du Christ reste dissimulée, et la grâce et l’élection sont faussées. De là la dénonciation qui sera faite, plus tard, de la croyance au progrès, et des Lumières en général (« La raison se retourne en mythe et devient folie », diront Horkheimer et Adorno). Et de là, surtout, les violences effectives qui se produisent au nom des Lumières, notamment dans les colonies.
Et la philosophie va intervenir dans le monde social, afin de réaliser ce qui est pour elle le monde juste. Non pas certes comme métaphysique, puisqu’elle ne peut, comme telle, rejoindre le réel social, marqué de finitude radicale — là la philosophie reste abstraite. Mais comme pensée politique. Ainsi Hobbes donne la base de toute théorie de l’État moderne — avec le Léviathan comme fiction qui assume le paganisme fondamental, mais qu’on reveut librement et rationnellement, hors toute soumission aux Églises. Locke, en affirmant le droit de résistance, dégage l’individualisme contractuel en fait présent chez Hobbes. Et Rousseau, en montrant la volonté générale surgissant dans la rupture qui fait passer de l’état de nature à l’état civil, et en dirigeant à partir de là vers la révolution, rétablit la visée philosophique de justice et d’universel.
Et le monde social moderne, qu’on pensait devoir déboucher sur une société juste reconnue par tous, accomplit bien sa révolution et rompt bien avec l’Ancien Régime (« Le bonheur est une idée neuve en Europe », proclame Saint-Just). Mais d’une rupture qui n’obtient pas l’accord de tous, qui se déploie en Terreur et Contre-Terreur, et qui, malgré la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et malgré, en général, les progrès du droit, laisse en place les pouvoirs anciens. C’est ce qu’on peut appeler, provisoirement sans doute, l' »échec » de la Révolution Française, comme celui, pour la métaphysique, du savoir absolu de Hegel.
4) L’époque contemporaine.
A. La rupture s’effectue par la philosophie à nouveau, pour autant qu’elle fixe la finitude radicale, mais, ce faisant, elle ne peut alors que se retourner contre elle-même.
La philosophie rompt avec le monde moderne (et avec la tradition métaphysique de Platon à Hegel) et, contre l’illusion finaliste du progrès inéluctable, elle fixe la finitude radicale, pour autant qu’elle affirme l’existence. Et donc qu’elle pose, outre la finitude radicale, la relation, avant tout certes avec l’Autre absolu, mais avec l’Autre comme tel en général, duquel vient l’identité vraie, l’autonomie réelle et créatrice. Une place est ainsi laissée effectivement pour la grâce et pour l’élection. Et le Sacrifice du Christ est reconnu, au moins implicitement, dans sa portée historique, en tant qu’il introduit la rupture la plus radicale.
Cette rupture par la philosophie, en réponse au Sacrifice du Christ, dirige certes vers le savoir. Mais vers un savoir dont on exclut qu’il puisse être posé comme tel — parce que vouloir le poser ainsi (et de même l’identité et l’autonomie), ce serait contredire la finitude radicale et l’existence qu’on voulait affirmer. Ainsi pour Kierkegaard qui rejette tout point de départ dans la philosophie et se réclame du seul message chrétien. Pour Heidegger qui repart, lui, de la philosophie, mais finit par la dénoncer. Et pour Lévinas qui affirme à nouveau la philosophie, mais exclut d’en poser le savoir comme effectif.
Et la vérité qu’il s’agit alors, pour chacun, de s’approprier dans le savoir est, non plus l’objectivité, ni même la subjectivité (c’est-à-dire le mouvement selon lequel l’objectivité va vers elle-même et s’accomplit), mais l’altérité, le fait que la vérité est d’abord en l’Autre, à l’extérieur, au-delà de toute identité anticipative, et qu’il y a à devenir sujet de cet Autre, à partir de quoi seulement peut se déployer l’objectivité. Vérité en l’autre homme sans doute, mais, en lui, d’abord de l’Autre absolument absolu, de l’Infini — même si celui-ci, comme le dit très justement Lévinas, ne veut être rencontré que dans le visage de l’autre homme.
B. Une telle rupture, par la philosophie à nouveau, mais pour autant que, fixant la finitude radicale, elle se retourne contre elle-même, est fixée socialement dans l’institution de la démocratie.
Que l’institution de la démocratie résulte du retournement de la philosophie contre elle-même, cela se comprend en ceci : la démocratie n’est pas décisivement l’affirmation de l’autonomie de l’humain, mais l’affirmation que la vérité est d’abord en l’Autre et que c’est comme élu de l’Autre qu’on peut y accéder ; au-delà de l’universel de la science que chacun peut reconstituer soi, universel en fait particularisé (sciences positives), l’universel de la démocratie est l’universel d’abord en l’Autre. C’est, chez Rosenzweig, la venue au premier plan de l’Eglise de Jean ou orthodoxie, avec, disons, l’évidence de la finitude radicale et de la vérité en l’Autre, comme maître ou communauté — le christianisme en tant qu’il se tourne vers son prolongement dans l’islam.
L’institution de la démocratie a certes des conséquences dans le monde social (que souligne notamment Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique) : développement des techniques à partir des sciences positives ; perte du pouvoir politique des Églises (laïcisation) ; organisation du pouvoir à partir d’élections (partis, etc.). Tout cela correspondant au déchaînement du capitalisme libéré des contraintes de l’Ancien Régime. Du capitalisme que, au-delà de sa justification par le libéralisme, on dénonce dans sa violence intrinsèque, et contre lequel s’élève le mouvement socialiste.
Et l’institution de la démocratie a des conséquences non moins importantes pour ce qui est de l’univers. Car la démocratie est l’universel en tant que posé comme d’abord en l’Autre, et pareil universel excède inévitablement toutes les limites. D’où, au-delà des illusions de restauration du Jus publicum europaeum avec le Congrès de Vienne de 1814-1815, l’effondrement de cet ordre et l’avènement d’un nouveau droit international « indistinctement universel »(24) : éclosion des nationalités en Europe, décolonisation, émergence de nouvelles puissances mondiales (États-Unis d’Amérique, Inde, Chine, Japon…).
C. Mais cette rupture, fixée dans l’institution de la démocratie, ne conduit pas à la fin de l’histoire — et bien plutôt à la catastrophe la plus absolue.
Car si le monde contemporain a fixé en quelque manière la finitude radicale, il n’a pas fixé, avec cette finitude, l’autonomie réelle sans laquelle elle ne peut être assumée. Or la finitude, toujours plus évidente dans ce monde (montée du nihilisme sous toutes ses formes), suscitera des questions auxquelles la philosophie la plus radicale de ce temps, celle qui affirme l’existence et qui ne fait que supposer l’autonomie, ne pourra pas répondre — en quoi elle est vouée politiquement à l’impuissance ou à la complaisance. Mais la philosophie en général s’engagera inévitablement dans cette réponse, ce qui conduira à une falsification de l’autonomie.
Et de fait la philosophie en général, toujours là avec sa « volonté de savoir », affirmera l’autonomie créatrice de l’existence, mais sans pouvoir poser aussi la finitude radicale et la relation à l’Autre absolu, certes l’une et l’autre pourtant supposées. Ainsi Marx qui, affirmant la révolution contre l’aliénation, suppose la grâce. Nietzsche qui, affirmant la rédemption contre l’esprit de vengeance, suppose l’élection. Et Husserl qui, affirmant la conscience constituante contre l’attitude naturelle, suppose la foi. Mais toutes ces visées d’accomplir, par rupture, l’histoire réelle amènent en fait de nouveaux idéalismes, révolutionnaire, nationaliste et scientiste.
Et le monde contemporain, pris entre l’évidence sociale de la finitude radicale et l’exaltation d’une autonomie et créativité abstraite, ne peut aller qu’à la catastrophe. A travers les guerres devenues mondiales. Mais précisément de par la guerre devenue totale, la disparition du justus hostis au profit du criminel et la falsification de la philosophie en idéologie. « Le partisan moderne, dit Schmitt, s’est détourné de l’hostilité conventionnelle de la guerre domptée et limitée pour se transporter sur le plan d’une hostilité différente qui est l’hostilité réelle, dont l’escalade, de terrorisme en contre-terrorisme, va jusqu’à l’extermination »(25). Les « totalitarismes » divers, portés par la démocratie devenue folle, débouchant sur l’Holocauste comme forme ultime de la haine contre Dieu.
5) L’époque actuelle.
A. La rupture s’effectue encore une fois par la philosophie, mais cette fois-ci parce qu’elle pose, avec la finitude radicale, l’autonomie réelle, et parce qu’elle passe outre à son retournement contre elle-même.
La philosophie rompt alors parce qu’elle passe outre à l’argument selon lequel on ne pourrait pas vouloir poser l’autonomie de l’existence sans contredire la finitude radicale et la relation à l’Autre ; parce qu’elle voit cette autonomie posée dans la psychanalyse comme l’inconscient ; et parce qu’elle a l’idée qu’elle pourra la poser à son tour. L’inconscient est, aux yeux de la philosophie, l’Autre absolu que la conscience ordinaire a, autant qu’elle le peut et dans l’épreuve, certes, de la finitude radicale, à s’approprier pour devenir conscience vraie ; il est, en cela, l’identité originelle, ou encore l’autonomie, de l’existence. Et l’affirmation de l’inconscient ne passe à l’autre homme sans se fausser que pour autant que l’analyste dispense à celui-ci sa grâce, et notamment pose sa propre finitude radicale à soi d’humain, comme sexualité. N’en disons pas plus. Notons que la philosophie a alors l’idée pour elle-même d’une semblable grâce.
Cette rupture par la philosophie s’accomplit en effet dans le savoir, dans le savoir posé comme tel, celui dont elle-même se réclame et qui est maintenant savoir de l’existence et de l’inconscient. Et la philosophie peut l’affirmer comme savoir véritable, reconnu de tous, pour autant qu’elle dispense sa propre grâce. Aux autres discours. Mais, plus décisivement, aux grandes religions qui, en dernier ressort, font valoir auprès de l’homme radicalement fini le savoir présent dans tous les discours. D’une part aux religions qui font l’histoire (judaïsme et christianisme). D’autre part aux religions hors histoire (islam et bouddhisme — et, de là, aux autres grandes religions de l’Asie).
Et la vérité qu’il s’agit, pour chacun, de s’approprier dans le savoir est alors, non plus l’objectivité, ni la subjectivité comme ce par quoi l’objectivité va vers elle-même, ni l’altérité comme surgissement de la vérité d’abord en l’Autre, mais l’identité, l’identité vraie, d’abord en cet Autre. Identité qu’on recrée à partir de l’Autre et à partir de laquelle on recrée l’Autre, dans sa différence même, structuralement déterminée — cette différence qui, certes, surgit toujours imprévisiblement. Ainsi est atteinte l’ομόνοια, la concorde visée politiquement, l’identité des hommes entre eux, et des hommes avec Dieu, autant qu’il est en eux.
B. Une telle rupture est fixée socialement dans l’institution du capitalisme.
Que l’institution du capitalisme résulte de la renonciation, par la philosophie, à son retournement contre elle-même et de son affirmation de soi comme savoir de l’existence, cela se comprend ainsi : au-delà de l’universel de la démocratie — universel d’abord en l’Autre et qui ne vient dans l’existant que de cet Autre, mais universel qui peut se fausser — , il faut, pour qu’advienne l’universalité vraie, celle de l’Autre absolu vrai, ouvert à son Autre, que soit fixée socialement l’universalité fausse, païenne, celle de l’Autre absolu faux et de l’homme radicalement fini qui la veut. Ce qui se fait par l’institution du capitalisme, le capitalisme étant l’équivalent, socialement, de la sexualité individuellement.
L’institution du capitalisme a certes des conséquences dans le monde social, puisqu’elle dénonce l’universalisme abstrait, et le particularisme caché de ce qui se prétendait l’universel véritable : par rapport à la démocratie, elle ouvre, contre toute propagande, à la liberté de communication sous toutes ses formes ; par rapport à la science, elle ouvre, contre toute folie des applications techniques, à la mise en question éthique ; par rapport à l’Église, elle ouvre, contre tout fanatisme, à l’exigence de dialogue entre les confessions ; par rapport à l’État enfin, elle ouvre, contre tout exercice arbitraire de la puissance, au droit d’ingérence et, en général, à un droit international véritable.
Et l’institution du capitalisme a certes aussi des conséquences dans l’univers tout entier, qui devient lui-même réellement « monde ». C’est la « mondialisation ». Qui se caractérise par deux choses. D’une part la disparition des guerres, des guerres véritables, entre États ou entre factions dans l’État (la « guerre économique » n’est pas une guerre). D’autre part la place qu’occupe dans le nouvel ordre global Jérusalem. De cette ville se réclament les trois religions révélées et, en cela, elle est commune à toutes. Mais elle relève primordialement du judaïsme et, la fondation de l’Etat d’Israël étant décisive pour l’histoire, puisqu’elle marque, après l’Holocauste, la reconnaissance implicite, par le peuple juif, de la divinité du Christ, il est légitime que cet État la revendique comme capitale. Et cependant il est tout aussi décisif de montrer que la fondation de cet État peut et doit être acceptée et voulue par tous (le conflit israëlo-palestinien n’est pas une guerre).
C. Et cette rupture, fixée socialement par l’institution du capitalisme, conduit à la fin de l’histoire. Accomplissement de l’acte philosophique.
Car le monde social auquel on parvient alors est enfin le monde juste dans lequel l’élection, primordialement juive, l’élection par laquelle on s’engage à reconstituer la loi, est reconnue de tous, au moins implicitement. C’est en tout cas ce que doit montrer la philosophie, et qu’elle doit montrer dans toutes les figures possibles du monde social, toutes également vraies. Que ce soit le monde historique, voulu par le judaïsme et le christianisme, et où l’élection a à être reconnue explicitement par tous. Que ce soit le monde de la culture, au-delà de l’histoire (monde des religions asiatiques), où les œuvres posées comme telles (culture) supposent l’élection de leur créateur. Que ce soit le monde traditionnel, en deçà de l’histoire, monde que fonde religieusement l’islam, et où Mahomet est l’élu humain par excellence.
Et la philosophie proclame certes cette fin de l’histoire comme justice, mais bien plus comme amitié. Amitié qu’elle-même noue toujours davantage, puisqu’elle ne se contente pas d’être élection supposée et implicitement reconnue, mais qu’elle est élection proclamée et explicitement reconnue, et puisque l’autre homme avec lequel on entre en dialogue est, dans sa différence même, posé comme à même de recréer la loi. C’est ainsi qu’à Aristote, pour lequel « L’amitié semble constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu’à la justice même »(26), répond Derrida disant : « L’amitié comme philosophie, la philosophie en tant qu’amitié aura toujours été en Occident un concept en lui-même indissociable »(27). L’un et l’autre reliant amitié et démocratie.
Mais ce n’est pas parce qu’on est entré ainsi dans l’époque de la fin de l’histoire, que la finitude radicale a disparu, et qu’elle ne risque pas sans cesse de se manifester dans toute sa négativité. C’est ce qu’elle fait de manière extrême dans le terrorisme (« justifié » par le conflit israëlo-palestinien), mais aussi, plus discrètement, dans toutes les formes de refus (gnostique) du capitalisme. Et contre quoi il s’agit toujours de mener une lutte politique, une lutte dans laquelle joue toujours la distinction, soulignée par Schmitt, de l’ami et de l’ennemi(28). Car la démocratie n’a d’autre garantie que l’institution du capitalisme. Ou encore, la pulsion de mort est toujours là et ne sera vaincue que dans les temps messianiques.