Articles et conférences

Article prévu pour un volume collectif d’hommages à Lacan dirigé par Jacques-Alain Miller, mai 2008. Une trad. japonaise en a été publiée dans Les Etudes Lacaniennes, n° 8, Tokyo, 2011

L’hommage que je rends ici à Lacan pourra paraître singulier à certains. Avec lucidité et courage, Lacan, à mes yeux, prépare à ce qui est l’une des propositions majeures que la philosophie doit énoncer aujourd’hui, et qui est la thèse que je défendrai dans ces pages : Le capitalisme est la forme minimale de l’inéliminable mal social.

Car le mal social prend d’abord, dans les sociétés humaines, la forme du paganisme. Là où, par la violence exercée collectivement contre la victime, l’homme est empêché d’advenir comme individu — et donc de s’affronter à son être, et à la finitude radicale ou pulsion de mort qui caractérise cet être et qui est au principe de pareil système social.

Or le capitalisme ne commence à se déployer qu’avec l’histoire. Quand le paganisme originel a été mis en question. Et que, par les progrès du droit, l’individu, de son côté, a commencé à advenir. Le capitalisme est alors le prolongement, limité par le droit, du système sacrificiel païen.

Mais la tentation est toujours là, croissante avec l’histoire et avec l’éloignement du paganisme originel, de revenir vers celui-ci, d’empêcher à nouveau, dans le tout social, toute possibilité d’avènement de l’individu, et d’abolir le capitalisme. Tentation qui a conduit, dans les systèmes totalitaires, à une forme aggravée du mal social et finalement, par l’Holocauste, à la forme maximale de ce mal.

La tâche de la philosophie aujourd’hui est donc de reconnaître que le capitalisme est mal social certes (on le clame assez partout), mais qu’il est, de ce mal, la forme minimale. Lacan — hommage lui soit rendu — a donné, de sa position de discours à lui, des éléments pour fonder pareille affirmation.

Je dirai d’abord, avec Lacan, que l’aliénation est, en l’homme, inéliminable. Qu’elle prend, à l’époque de la psychanalyse, la forme sociale du capitalisme. Et que ce que permet la psychanalyse, c’est d’assumer cette aliénation et, par là, d’accéder à la séparation.

Une telle aliénation constitutive, inéliminable, et qui prend, pour la psychanalyse, la forme sociale du capitalisme, c’est ce que Lacan montre quand il présente, dans son séminaire L’envers de la psychanalyse, le discours du maître, qui est cet envers.

De l’aliénation, je dirai quant à moi simplement ceci. C’est l’altérité fausse, le primordial refus de l’ex-sistence, de l’ouverture à l’Autre. Le fait qu’au lieu de reconnaître la vérité comme d’abord en l’Autre (avec lequel on est toujours en relation), on tente de se refermer sur son identité à soi — quitte, parce qu’on est toujours en relation avec un Autre, à placer en cet Autre, comme idole, ladite identité fausse. Aliénation dégagée par toute la pensée contemporaine. Elle correspond chez Freud à la pulsion de mort.

Or cette aliénation est fixée socialement dans le discours du maître. Car dès qu’un sujet se présente avec une parole vraie, un autre sujet apparaît qui, refusant d’être l’Autre de cet Autre, fait de lui un maître, s’aliène à ce maître et lui cède ce que Marx appelle plus-value, dans quoi Lacan retrouve ce qu’il nomme plus-de-jouir. Plus-value qui n’est pas, pour Lacan, une part de la pulsion de vie ou puissance créatrice du travailleur, que celui-ci céderait provisoirement au maître et que, peu à peu, il récupérerait dans le cadre de son œuvre propre par quoi il se libérerait du maître — comme le veut Hegel. Mais plus-value qui, plus généralement, n’est en rien, pour Lacan, une part de la pulsion de vie ou puissance créatrice du travailleur — comme le veut Marx qui soutient que la plus-value « extorquée » par le capitaliste au travailleur devra être rendue à celui-ci. La plus-value est, pour Lacan s’opposant et à Hegel et à Marx, une part de la pulsion de mort du travailleur, produite sous forme d’objet par son savoir sans vérité, par son savoir comme articulation symbolique purement formelle.

Certes on pourra dire que la vérité qui manque au savoir du travailleur, de l' »esclave », est donnée par le maître : pour Lacan comme pour Hegel, le maître s’est affronté à la finitude et à la mort, à la pulsion de mort, il a « renoncé à tout, et à la jouissance d’abord », il « donne l’ordre » et « fait que tout marche », et « quelque chose de la jouissance doit lui être rendu — précisément le plus-de-jouir »(1).

Mais la vérité du maître est elle-même réduite, par le travailleur, au formel. Ainsi le veut l’aliénation.

Or dénoncer toute aliénation, en l’occurrence l’aliénation capitaliste, est une tentation à la fois inévitable — elle résulte de l’aliénation — et vaine — puisque l’aliénation est inéliminable. C’est ce que Lacan montre avec, d’une part, le discours de l’hystérique, où le sujet demande à l’autre de le délivrer de l’aliénation et, d’autre part, le discours universitaire, où le sujet prétend en délivrer tout autre.

L’hystérique souffre de son aliénation devenue symptôme. Et, parce qu’il ne veut pas, comme il le devrait, s’affronter à l’aliénation inéliminable, parce qu’il veut préserver le mythe de la jouissance originelle, il se tourne vers un autre supposé savoir, vers un maître qui le délivre, le « guérisse ». « Ce que veut l’hystérique, c’est un maître », dit Lacan, qui précise aux étudiants de Vincennes : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez ». Et, de fait, cet autre accède au savoir, il fait l’épreuve, répétée, articulée, de sa finitude à soi, de ce en quoi il ne peut rien pour le sujet. Mais ce savoir reste, dans cette relation, sans vérité, et ledit maître est toujours tendu vers une jouissance inaccessible, qu’incarne l’hystérique, et qui n’est que la jouissance sexuelle absolutisée : pour Lacan, le discours de l’hystérique au moins « [maintient] dans l’institution discursive la question de ce qu’il en est du rapport sexuel »(2). Réengendrement de l’aliénation, mais dans toute sa fausseté, puisque l’autre auprès duquel on s’aliène est lui-même aliéné.

Quant à l’universitaire, il se présente, lui, non pas avec son symptôme, mais avec son savoir — celui qu’il a acquis du fait de la demande vaine de l’hystérique, et par quoi il semble s’être éloigné de la jouissance ordinaire. Mais il va vouloir que tous s’assujettissent à ce savoir pour faire croire qu’il s’est lui, par le savoir, délivré de l’aliénation, et que tous pourront faire de même. Alors que ce savoir, toujours sans vérité, n’est pas un « savoir d’auteur », comme il le faudrait : Lacan parle de « la béance où s’engouffre le sujet qu’il [ce discours] produit de devoir supposer un auteur au savoir »(3). Et alors que l’universitaire qui se rapporte aux « grands auteurs » ne peut, dans une aliénation répétée vers laquelle il conduit ses brebis estudiantines, que transformer ces auteurs en mythe, comme lui-même voudrait en devenir un : « Le mythe du Je idéal, du Je qui maîtrise, du Je par où au moins quelque chose est identique à soi-même, à savoir l’énonciateur, est ce que le discours universitaire ne peut éliminer de la place où se trouve sa vérité »(4) — vérité formelle et fausse bien entendu.

Ce qu’il faut donc, c’est assumer comme telle l’aliénation inéliminable. Ainsi le sujet dépassera l’aliénation et accédera à la séparation — qui le fait individu, préciserai-je. C’est ce que propose, selon Lacan, le discours psychanalytique, quatrième discours qui ferme le système des discours.

Celui qui le tient, l' »agent », se présente avec son aliénation à soi, aliénation pure dont il ne souffre pas. Et il tient ce discours à l’autre qui a aussi son aliénation à soi, mais comme aliénation dont il souffre, et devenue symptôme. Et l’agent a comme seul acte d’affirmer que, dans le symptôme, il y a, refoulée, la vérité de l’inconscient. Que cette vérité viendra dans la parole libre de l’autre. Et que le savoir en résultera, un savoir nouveau qui sera vrai(5).

Certes c’est l’agent, et donc l’analyste, qui donne vérité effective d’abord à ce savoir, par son interprétation en énigme (« Un savoir en tant vérité — cela définit ce que doit être la structure de ce qu’on appelle une interprétation »(6)). C’est lui qui apporte sens à ce qui, venant de l’analysant-patient, était dépourvu de sens (« Pour le psychanalyste, le contenu latent est de l’autre côté, en S1, c’est l’interprétation qu’il va faire, en tant qu’elle est non pas ce savoir [= le contenu manifeste] que nous découvrons chez le sujet, mais ce qui s’y ajoute pour lui donner un sens »(7)). Mais il apporte vérité et sens de la place de l’autre, par une parole qui prépare la parole vraie à venir de cet autre, par une parole où s’assume l’aliénation inéliminable. Parole vraie qui caractérise la séparation à quoi l’analyste est supposé avoir accédé et l’analysant devoir le faire incessamment. Cette séparation est identification à ce qui représente l’aliénation, à l’objet-déchet cause du désir, à l’objet « a ». C’est la deuxième, après l’aliénation, des deux « opérations de la réalisation du sujet dans sa dépendance signifiante au lieu de l’Autre »(8). Une libération sans doute, mais concrète, avec l’aliénation, sans rien de libertaire(9).

Je dirai ensuite, toujours avec Lacan, qu’affronter cette aliénation et l’assumer est d’abord socialement impossible (paganisme brut). Que cela ne devient possible qu’avec la rupture qu’introduisent judaïsme et christianisme. Et que cela se produit décisivement dans l’histoire quand, sur fond de capitalisme, advient la psychanalyse.

Car le sujet humain se caractérise non seulement par une aliénation inéliminable, mais, peut-on dire, par une fondamentale superstition où s’absolutise cette aliénation. Superstition qui, toujours d’abord, par le déploiement du monde social sacrificiel propre au paganisme, rend impossible la séparation.

Cette superstition correspond à la fabrication de l’idole, du dieu obscur que la psychanalyse appelle le Surmoi — et que je désignerai quant à moi comme l’Autre absolu faux. De ce Surmoi, Lacan dit qu’il est « quelque chose comme la loi, mais une loi sans dialectique »(10) — et cela parce que le sujet humain n’est que déchet par rapport à cet Autre qui se tient au-dessus de lui, lui super-stat, ou qui, plus encore, se tient à l’intérieur de lui, le hante, l’habite, l’empêchant d’habiter sa propre maison, dirait Nietzsche, de se séparer. Lacan dit aussi qu’il est « la béance ouverte dans l’imaginaire par tout rejet (Verwerfung) des commandements de la parole »(11) — Surmoi comme production psychotique, hallucinatoire. Lacan dit même, très clairement, qu’il est « haine de Dieu [du Dieu de la parole], reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses »(12).

Mais le Surmoi ne se borne pas à être une production psychotique particulière, il devient monde sacrificiel. Monde où quiconque voudrait devenir individu, se séparer du tout social, prendre son autonomie, accéder à la parole vraie, se sent menacé d’une violence collective exercée contre lui. D’une violence qui le transforme en « plus-de-jouir communautaire »(13) offert en sacrifice au dieu obscur qu’est le Surmoi.

Et il ne faudrait pas croire, souligne Lacan, qu’un tel monde est « dominé par le discours du maître »(14) (et l’autorité paternelle). Bien plutôt, laisse-t-il entendre juste après, c’est le discours de l’hystérique, avec son « savoir sexuel », qui régit ce monde. Comme monde païen, parce que l’idole est toujours d’abord la mère, lieu par excellence de la jouissance — et finalement la terre-mère, la nature. Et comme monde païen caractérisé par la complémentarité mythique des sexes, par le « rapport sexuel », parce que l’idole est toujours ensuite le couple parental. Tel est le règne de cette « figure obscène et féroce » qu’est le Surmoi.

Or assumer l’aliénation et accéder à la séparation, cela n’est rendu possible au sujet que par une rupture qui, d’une part, vienne de celui que j’appellerai l’Autre absolu vrai — révélation. Et qui, d’autre part, soit accueillie par le sujet humain en général comme devant valoir pour tous les sujets — philosophie. C’est ce que souligne Lacan et de la Révélation judéo-chrétienne et de la philosophie, l’une et l’autre mettant en lumière l’aliénation sociale inéliminable, le discours du maître.

De la révélation juive, Lacan dit ceci : « La caractéristique de Yahvé est qu’il ignore férocement tout ce qui existe de certaines pratiques alors foisonnantes, et qui se sont fondées sur un certain type de savoir — de savoir sexuel » — et il évoque le « mode d’émouvoir Baalqui, en retour, fécondait la terre », ce qui « pouvait avoir son efficace ». Et il conclut à la disparition de ce savoir, « parce qu’il y a eu Yahvé, et parce qu’un certain discours s’est inauguré que j’essaie d’isoler cette année comme l’envers du discours psychanalytique, le discours du maître »(15). Férocité de Yahvé qui n’est pas celle, bien sûr, du Surmoi, et qui rejette, non pas les « commandements de la parole » (ce sont les siens), mais le savoir sexuel du paganisme. Et de même que le discours du maître « s’est inauguré » de la révélation de Yahvé, de même « le discours du maître, la philosophie ne parle que de cela »(16).

Quant à la révélation chrétienne, Lacan la présente, dans le séminaire Ou pire, comme s’opposant elle aussi au savoir sexuel : « La sagesse, c’est le savoir de la jouissance. Tout ce qui se pose comme tel se caractérise d’être ésotérique, et l’on peut dire qu’il n’y a pas de religion, hors la chrétienne, qui ne s’en pare, avec les deux sens du mot ». Les tantras dans le bouddhisme, les soufis dans l’islam, ressortiraient à ce même savoir de la jouissance. Et cette sagesse, toujours au fond savoir sexuel, de laquelle « s’habilitent les présocratiques », serait « ce avec quoi rompt Socrate »(17), celui qui, avec Platon, a introduit la véritable philosophie.

C’est donc dans le cadre de l’histoire ouverte par cette rupture que le discours psychanalytique, avec la séparation qu’il met en œuvre, peut advenir. Sur fond de développement du capitalisme puisque le discours du maître a pu apparaître en propre et, avec lui, le discours universitaire.

Dans le mouvement de cette histoire se produit en effet, d’après Lacan, une progression constante du discours universitaire qui, pour lui, est celui de la science, mais aussi celui qu’il attribue au « maître moderne, capitaliste »(18). La philosophie conduirait sans cesse à développer ce discours à partir du discours de l’hystérique. Lacan dit ainsi qu’il y a une parenté « entre le discours philosophique et le discours de l’hystérique, puisqu’il semble que ce soit le discours philosophique qui ait animé le maître du désir de savoir ». Il dit encore que « la philosophie dans sa fonction historique est cette extraction du savoir de l’esclave, pour en obtenir la transmutation comme savoir de maître ». Que « le savoir du maître se produit comme un savoir entièrement autonome du savoir mythique, et c’est ce qu’on appelle la science »(19). Et que ce savoir, qui caractérise le discours universitaire comme bureaucratie, organise à tous les niveaux de la société la soumission au maître (devînt-il l’Etat), pour produire la plus-value. Hegel à la fois nourrirait ce mouvement (il est « le plus sublime des hystériques » et « le représentant sublime du discours du savoir, et du savoir universitaire »(20)). Et il le thématiserait dans sa conception de l’histoire comme progrès selon laquelle — ruse de la raison — l’esclave se libérerait par son travail. Mais c’est un leurre pour Lacan, la ruse du raisonneur Hegel. Car si le travail s’étend, s’étend toujours aussi l’aliénation, et c’est « au bénéfice du maître » : « Le travail n’a jamais été aussi à l’honneur depuis que l’humanité existe. C’est un succès, quand même, de ce que j’appelle le discours du maître »(21). En cela, pour Lacan, « pas la moindre idée de progrès »(22).

Mais si Lacan volontiers dénonce l’histoire, précisément la conception finaliste de l’histoire comme progrès, il sait reconnaître autre chose dans l’histoire, et notamment ce qu’elle rend possible, l’émergence du discours psychanalytique. Emergence préparée, dit-il, par celle du discours du maître, lequel, le premier, avait socialement découvert ce que le discours psychanalytique proclamera ensuite : « qu’il n’y a pas de rapport sexuel » — de là l’affirmation que « la pratique analytique est proprement initiée par ce discours du maître »(23). Et on le comprend puisqu’il fallait le dégagement du discours du maître pour que l’aliénation inéliminable fût socialement fixée et pour qu’on pût, s’y affrontant dans le cadre du discours psychanalytique, la dépasser, se séparer — se « sanctifier ». « Plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe, voire la sortie du discours capitaliste », dit Lacan. Mais il précise que « cela ne constituera pas un progrès, si c’est [puisque c’est] seulement pour certains »(24).

Je dirai maintenant, à partir de Lacan, que la philosophie trouve, dans le discours psychanalytique tel que Lacan l’a présenté, une possibilité nouvelle pour elle. Et qu’elle peut dès lors se poser comme savoir et proclamer le monde où pareil discours est apparu en propre comme le monde juste.

Car certes, si la philosophie restait fidèle à sa visée première, avec Socrate et Platon, et qu’elle se voulût et s’affirmât savoir effectif, elle ne pourrait, aux yeux de la pensée contemporaine et du discours psychanalytique, qu’être savoir faux et verser dans l’idéologie, où l’Autre absolu faux devient principe de discours.

C’est ce que Lacan dirait, on le sait, de la philosophe. Pour Lacan l’opposition du discours universitaire, sur quoi débouche la philosophie, au discours du maître est illusoire. Le discours universitaire prétend libérer de l’aliénation (précisément de l’aliénation capitaliste) que fixe le discours du maître. En fait il y soumet toujours plus vastement les sujets humains, et c’est lui qui est, par la bureaucratie, le « discours capitaliste ».

Mais c’est ce que pourrait dire aussi Weber qui, de son côté, distingue quatre modes de l’activité, comme Lacan distingue quatre discours. Pour Weber aussi est illusoire l’opposition de ce qu’il appelle l’activité rationnelle en valeur à ce qu’il appelle l’activité rationnelle en finalité. L’activité rationnelle en valeur a comme terme suprême le droit naturel, la justice, elle tend à dégager toujours mieux, dans un savoir toujours plus rigoureux, la fin absolue, la valeur qu’il faudrait viser. Elle s’oppose en cela à l’activité rationnelle en finalité qui n’a d’autre souci que de trouver les moyens pour ses fins quelles qu’elle soient — et où se retrouve le discours du maître selon Lacan, l’esclave, le travailleur, prévenant les désirs du maître et devenant le moyen par lequel ces désirs se réalisent. En fait, pour Weber, soit l’activité rationnelle en valeur s’associe à l’activité rationnelle en finalité en se faisant bureaucratie dans le cadre de la « domination légale » — et elle déploie en ce cas le mode de production capitaliste —, soit elle prétend s’y opposer au nom de la justice, opposer son « éthique de conviction » à l' »éthique de responsabilité » de l’activité rationnelle en finalité. Et alors elle peut avoir sa vérité dans la mesure où elle ne cherche pas à réaliser cette valeur et fin (ainsi pour le saint, voire pour le syndicaliste qui ne veut que témoigner). Mais elle peut aussi, si elle veut quand même réaliser ses fins irréalisables, conduire à la catastrophe : « Je voudrais bien voir dans dix ans ce que seront devenus ceux qui ont présentement le sentiment d’être de véritables politiciens de conviction et qui prennent part à la griserie de l’actuelle révolution [1919 en Allemagne]. Ce n’est pas la floraison de l’été qui nous attend, mais une nuit polaire, glaciale, sombre et rude »(25).

Pour la pensée contemporaine comme pour le discours psychanalytique, la philosophie, si elle ne renonce pas à sa visée et à son affirmation premières de savoir effectif(26), verse dans l’idéologie qui justifie l’injustifiable, tant du système capitaliste que de la catastrophique révolution prétendue.

Or s’affirmer légitimement savoir effectif et devenir un tel savoir, c’est ce que le discours psychanalytique rend concevable à la philosophie si, du moins, celle-ci envisage, de son point de vue à soi, ce discours, et si elle y dégage ce par quoi il est savoir reconnu de tous — par la grâce.

C’est par la grâce en effet que, pour Lacan, le discours psychanalytique peut arracher l’analysant à sa captation dans le discours de l’hystérique et lui permettre la séparation — mais aussi se faire reconnaître de lui comme savoir, lui faire passer le savoir de l’inconscient. Grâce qui veut que, là où l’autre homme, sans liberté, par pulsion de mort, s’était fait déchet devant l’idole et où l’on allait incarner l’idole pour lui, on se réduise soi-même, librement, au déchet et pose cet autre comme lieu de la vérité. L’analyste « fait grâce » à l’analysant, le laisse dire ce qu’il dira, la vérité pouvant venir dans cette parole libre. Grâce que Lacan peut nommer comme telle, notamment en référence au christianisme : « L’intérêt que nous prenons au christianisme au niveau de la théorie se résume au rôle donné à la grâce. Qui ne voit que la grâce a le plus étroit rapport avec ce que je désigne comme le désir de l’Autre ? »(27). Mais grâce qu’il peut aussi tout simplement décrire : « C’est de cette idéalisation que l’analyste a à déchoir pour être le support de l’« a » séparateur, dans la mesure où son désir à lui lui permet, dans une hypnose à l’envers, d’incarner, lui, l’hypnotisé »(28). C’est le psychanalyste comme saint : il « ne fait pas la charité. Plutôt fait-il le déchet »(29).

Et c’est par cette même grâce que, pour Weber, si l’on en vient aux deux derniers modes de l’activité, l’activité déterminée émotionnellement peut libérer les hommes de la prise dans l’activité traditionnelle. Car certes Weber ne parle pas directement de grâce pour l’activité déterminée émotionnellement, où je retrouver le discours psychanalytique de Lacan (de même que, dans l’activité déterminée selon la tradition, je retrouve le discours de l’hystérique). Mais il distingue parmi les modes de domination, au-delà de la domination légale déjà évoquée, la « domination charismatique » et la « domination traditionnelle ». Il proclame clairement : « Le charisme est la grande puissance révolutionnaire des époques liées à la tradition ». Et, comme Lacan, il renvoie, pour la grâce-charisme, au christianisme : « Le concept de charisme est tiré de la terminologie du christianisme ancien »(30).

C’est donc pour autant qu’elle montre en elle-même une semblable grâce que la philosophie peut légitimement et s’affirmer savoir effectif et devenir un tel savoir. Et proclamer juste le monde dans lequel la psychanalyse est advenue.

De la grâce propre de la philosophie, disons simplement qu’elle n’est pas celle de la psychanalyse. Qu’elle consiste non pas à se faire librement déchet comme non-savoir et à affirmer l’inconscient, mais à se faire librement déchet comme non-pouvoir et à affirmer l’histoire. Et qu’elle est dispensée non pas au sujet individuel, mais au sujet en tant qu’il tient l’un des discours fondamentaux, au sujet social. C’est la grâce qu’évoque Lacan quand il note qu' »être un philosophe veut dire s’intéresser à ce à quoi tout le monde est intéressé sans le savoir ». Que ce propos « ne peut être tranché qu’à ce que tout le monde devienne philosophe [disons : soit en position de reconnaître le savoir philosophique] ». Et que c’est le schéma de l’histoire que nous a donné Hegel(31). Si Lacan présente ce propos comme indécidable, c’est un signe simplement de la grâce qui s’y dépose.

Certes par cette grâce la philosophie peut décider de se poser comme savoir effectif. Savoir de l’existence et de l’inconscient. J’en ai parlé ailleurs.

Mais l’essentiel ici est que la philosophie peut dès lors proclamer rationnellement la justice du monde où apparaît la psychanalyse, poser ce monde comme conforme au droit. Et cela en élevant — c’est la grâce de la philosophie — chacun des discours fondamentaux à sa vérité, au-delà de l’ordinaire fausseté qu’ils ont dans le système capitaliste, et qu’ils garderont. D’abord le discours où elle se déploie, celui que Lacan a présenté comme discours universitaire et qui est, pour la philosophie, dans sa perspective historique, discours du clerc. Il est certes discours de ceux qui peuvent, par la bureaucratie et le droit en général, organiser le système capitaliste, ou le justifier idéologiquement, ou le dénoncer idéologiquement. Mais il est aussi discours philosophico-clérical qui détermine le droit vrai et le montre reconstituable par chacun. Ensuite le discours du maître. Il est certes discours de ceux qui fixent l’aliénation capitaliste et font produire la plus-value. Mais il est aussi discours de ceux qui incarnent le droit vrai et appellent à le respecter. Puis le discours que Lacan désigne comme discours de l’hystérique, et que la philosophie appellerait discours du peuple. Il est certes discours de ceux qui cherchent dans l’autre homme qu’ils rencontrent un maître auprès duquel s’aliéner par le travail. Mais il est aussi discours de ceux qui reconnaissent le droit vrai et lui font confiance. Enfin le discours qui, chez Lacan, est tout simplement le discours psychanalytique, et qui devient, pour la philosophie, discours de l’individu. Il est certes discours de ceux qui ne trouvent personne auprès de qui s’aliéner et qui, cependant, fuyant leur individualité, leur séparation, ne veulent d’autre loi que celle du Surmoi, sans place pour le droit — discours de ceux qui se réduisent aux déchets du système capitaliste, que ce soit comme consommateurs ou comme non-consommateurs (ce sont les exclus du système, l’armée de réserve industrielle, comme dit Marx). Mais il est aussi discours psychanalytico-individuel qui permet, à qui le veut, de jouir de son droit, et de se séparer.

Je dirai enfin, toujours à partir de Lacan, que c’est après la catastrophe absolue de l’Holocauste que la philosophie doit effectivement se poser comme savoir et proclamer la justice du monde où est advenue la psychanalyse. Quand il a éclaté aux yeux que la révolution à accomplir n’est pas celle qui prétend abolir le capitalisme — elle conduit au pire —, mais celle qui l’institue comme la forme minimale du mal social inéliminable.

Car c’est la religion qui, pour toute pensée attachée à l’altérité, et donc à l’existence et à l’inconscient, est suprêmement cause. Et qui pourrait être occasion, pour le discours philosophique, de faire reconnaître de tous son savoir et d’instituer le monde juste. C’est la religion vraie, où l’Autre absolu lui-même vrai se donne dans le savoir. Ce sont toutes les religions vraies, puisqu’il faut plusieurs religions pour arracher l’homme, foncièrement religieux et toujours d’abord païen, à son entraînement sacrificiel. Religions qui, par leur savoir, assurent une vérité effective à ces discours auxquels la grâce de la philosophie n’a fait qu’en supposer une.

Il s’agit certes d’abord du judaïsme et du christianisme. Des religions qui tiennent ouverte l’histoire. Et auxquelles Lacan fait référence pour l’émergence, sur fond de capitalisme, de la psychanalyse. De même que Weber pour l’histoire en général, et précisément pour l’avènement du capitalisme. Ainsi Weber qui, dans l’Avant-propos de ses Etudes de sociologie de la religion, s’était demandé : « A quel enchaînement de circonstances doit-on imputer l’apparition, dans la civilisation occidentale et uniquement dans celle-ci, de phénomènes qui ont revêtu une signification et une valeur universelles ? ». Et qui avait précisé aussitôt que sa question concernait particulièrement « la puissance la plus décisive de notre vie moderne : le capitalisme ». Weber, ayant relié causalement éthique protestante et esprit du capitalisme, affirme dans son célèbre ouvrage : « Ainsi, dans l’histoire des religions, trouvait son point final ce vaste processus de désenchantement du monde qui avait débuté avec les prophètes du judaïsme ancien et qui, de concert avec la pensée scientifique grecque, rejetait tous les moyens magiques d’atteindre au salut comme autant de superstitions et de sacrilèges »(32). Le judaïsme, disons, donnerait la fin à atteindre, parce qu’il appelle expressément à renoncer au paganisme et à vouloir la séparation, l’autonomie — judaïsme à relier au discours philosophico-clérical, dans lequel aussi on a à reconstituer la loi à partir de soi, selon la justice. Le christianisme aurait ouvert la voie à tous pour atteindre cette fin — christianisme à relier, lui, au discours psychanalytico-individuel pour autant qu’on n’y est appelé expressément à rien, et simplement, par la grâce, libéré pour une éventuelle séparation.

Mais il s’agit aussi, outre le judaïsme et le christianisme, des autres religions mondiales étudiées par Weber, et notamment de l’islam — à relier au discours du peuple — et du bouddhisme ­— à relier au discours du maître. Car il n’y a pas, pour le discours philosophique comme savoir, à s’arrêter à ce que Weber a appelé la guerre des dieux et qu’on désigne aujourd’hui comme conflit des civilisations. Si l’islam et le bouddhisme sont en dehors de l’histoire comme mouvement, leur vérité est décisive pour l’achèvement de ce mouvement. N’en disons pas plus ici.

Or la philosophie d’abord ne peut pas saisir cette occasion. Et elle est entraînée inévitablement à concevoir et à vouloir mettre en œuvre une révolution qui abolirait le capitalisme et toute aliénation. Et qui devait conduire fatalement au système sacrificiel sous sa forme la plus atroce, à la catastrophe absolue de l’Holocauste.

Que se passe-t-il en effet ?

Ou bien la philosophie contemporaine affirme l’existence, découverte à cette époque, l’ouverture à l’Autre d’où vient toute vérité et, avec cette existence, le primordial refus que l’homme y oppose (finitude radicale, pulsion de mort, etc.). Et alors elle suppose, au-delà de l’autonomie abstraite, intemporelle, du sujet moderne, une autonomie nouvelle, par l’Autre, créatrice. Mais, au nom de la finitude, elle exclut de pouvoir poser cette autonomie, et donc tout savoir et toute justice. Et elle s’abstient de toute visée politique. Ainsi de Kierkegaard à Wittgenstein, Heidegger et Lévinas.

Ou bien la philosophie contemporaine veut quand même poser comme telle cette autonomie nouvelle et donc, sinon forcément le savoir, au moins la justice. Et alors elle suppose l’ex-sistence vers l’Autre, et la finitude radicale de cette ex-sistence, la pulsion de mort, et même le fait que cette pulsion de mort se déploie en système sacrificiel. Mais elle ne peut que dénier dans sa visée politique l’inéliminable de ladite pulsion de mort, et donc tendre à répéter le système sacrificiel — et à le répéter en aggravé, parce que l’individu est déjà apparu dans l’histoire (par les progrès du droit), et que ce n’est plus à une individualité possible que le système social comme sacrificiel va s’en prendre, mais à des individus réels.

Or cet entraînement vers une répétition en aggravé du système sacrificiel est le cas d’abord et décisivement de Marx avec sa visée de révolution. Visée légitime parce que l’affirmation de l’existence implique la rupture et que la rupture est politiquement révolution. Visée néanmoins irrémédiablement faussée parce que cette révolution prétend abolir le capitalisme et, par là, toute aliénation. Et cet entraînement est le cas aussi, outre l’idéologie révolutionnaire que devient la pensée philosophique de Marx, de l’idéologie nationaliste qui s’élève contre celle-là. Ces idéologies tendant à constituer dans la réalité politique des systèmes totalitaires qui mettent en « œuvre » pareille répétition.

Mais l’ennemi par excellence de toute idéologie, c’est le peuple qui, parmi les peuples, a accueilli la révélation, l’appel à mettre en question le paganisme, à assumer l’aliénation inéliminable et à s’établir dans la séparation, c’est le peuple juif.

Il était donc fatal que vînt un régime totalitaire qui voulût exterminer ce peuple, pour « libérer » l’humanité de l’exigence de renoncer au paganisme — exigence qui est pourtant le sens de l’histoire. De là, « présentifiant les formes les plus monstrueuses et prétendues dépassées de l’holocauste, le drame du nazisme »(33).

C’est donc parce qu’elle doit et veut réagir face à la catastrophe absolue que la philosophie saisit l’occasion qui lui était offerte, s’affirme savoir effectif et accomplit la véritable révolution, celle qui introduit le monde juste de la fin de l’histoire.

Car l’extrême de l’horreur s’est produit dans l’holocauste, et il menace de se reproduire avec le terrorisme. Devant quoi la philosophie doit se poser comme savoir. Lacan avait dit : « Ce qui conduit au savoir, [ce] n’est pas le désir, c’est le discours de l’hystérique ». Il précise plus tard : « Ce qui préside au savoir, ce n’est pas le désir, c’est l’horreur »(34). Disons : l’horreur sur quoi débouche le discours hystérico-populaire quand il tente désespérément, à la fin de l’histoire, de ramener l’humanité au paganisme brut.

Or ce qui permet à la philosophie de se proclamer ainsi savoir, c’est, n’en cachons pas le terme, la foi qui l’anime. Foi qui lui fait reconnaître la vérité de toutes les grandes religions et se rapporter à la psychanalyse. Foi nécessaire pour résister à la « fascination du sacrifice » et que, pour Lacan, « seul peut-être un homme [avait jusque là] su formuler de façon plausible — à savoir Spinoza avec l’amor intellectualis Dei »(35).

Ainsi s’accomplit la véritable révolution, celle qui rompt radicalement avec le paganisme brut et qui fait que chacun réellement puisse se séparer et devenir individu. Non pas la révolution du fantasmatique Grand soir : prétendant abolir, avec le capitalisme, toute aliénation, elle conduit à la catastrophe absolue de la « solution finale ». Mais une révolution qui, certes à chaque fois rupture, est un long processus à travers l’histoire, et qui a aujourd’hui à vouloir et même à instituer, dans le droit, le capitalisme. Car le système capitaliste est le prolongement du système sacrificiel païen — il est le mal. Marx l’a clairement et définitivement montré : l’idole est l’argent, la violence sacrificielle celle du contrat de travail. Mais le système capitaliste laisse place au droit qui le limite dans sa violence et à la politique qui établit ce droit — il est le mal qu’il faut revouloir pour le bien. Car si, comme le dit Lévinas, la révolution « dissipe la confusion » et fait « que le bien soit le bien et le mal le mal », si c’est là « la vraie définition de l’idéal révolutionnaire »(36), il ne saurait y avoir de bien pour l’homme — d’amour —, sans que du mal, de la haine, y soit revoulu.