Articles et conférences

Conférence à l’Institut de Théologie catholique de Strasbourg, L’Artichaut, n° 3, Strasbourg, éd. du Miroir, 1986. Trad. allemande avec un entretien introductif dans Riss, n° 4 et 5, Zurich, 1987. Trad. reprise dans Der psychoanalytische Diskurs nach Lacan. Trad. anglaise dans le volume collectif Lacan in the German-Speaking World (Maire Jaanus ed.), State University of New York Press, 2004

La Chose, c’est l’affaire propre de la philosophie. La philosophie en effet recherche la connaissance absolue. Le désir qui l’anime doit alors se donner comme terme « la Chose ». Au sens précisément où l’on parle d’une chose dans le langage quotidien. Une chose, c’est d’abord ce qui est présent à la perception, rencontré dans le réel, à l’extérieur de soi. Mais on ne parlerait pas d’une « chose », si l’on ne supposait pas dans ce qui est ainsi rencontré une consistance, une unité une, « vérité ». Voulant parvenir à dire une vérité absolue qu’elle éprouve d’abord extérieure à elle, la philosophie recherche bien une vérité de « chose », la vérité de « la Chose », où elle situe le Souverain Bien.

Cette connaissance de la Chose peut-elle être atteinte ? Y a-t-il même quelque chose comme « la Chose » ? Pour l’empirisme, « la Chose » est une illusion. Pour Kant, le seul objet possible du savoir humain, c’est le phénomène, la Chose reste « en soi », inconnaissable, simplement postulable par la raison pratique. Qu’en est-il avec la psychanalyse, et précisément avec Lacan ?

Lacan introduit « la Chose » dans son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, dont elle constitue le point central. Il dit alors que c’est un terme essentiel quant à la pensée freudienne, que c’est tellement pour les analystes la nécessité interne de leur expérience que le seul lieu vivant (à ce moment : 1959-60) de la théorie analytique, l’école de Mélanie Klein, se caractérise par ceci uniquement : avoir mis au premier plan la Chose comme le corps mythique de la mère, sujet aux agressions primordiales, et qu’on tente ensuite de restituer de diverses manières.

En quel sens doit-on parler de la Chose en psychanalyse ? D’abord comme une illusion de vérité absolue. Illusion réelle sans doute, point d’effacement décisif pour la constitution du désir humain comme vérité partielle. Illusion cependant. Lacan dit ainsi que le pas fait par Freud au niveau du principe de plaisir est de nous montrer qu’il n’y a pas de Souverain Bien, que le Souverain Bien qui est la Chose, qui est la mère, qui est l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien. Mais ensuite Lcan sera entraîné par la dialectique du discours analytique, qu’il veut penser de manière toujours plus rigoureuse. « Poser » la Chose dans le discours, même comme vérité absolue impossible, conduit à concevoir une autre vérité que celle, partielle, du désir, et donc à reprendre autrement le problème de la Chose.

Le discours analytique peut-il cependant continuer à parler de la Chose, lorsqu’il est apparu qu’il y a quelque chose comme une vérité pure ? Après L’éthique, Lacan n’évoque plus guère ce terme, sauf par allusion. L’hypothèse que je formulerai, c’est qu’il y a à ce silence des raisons qui tiennent au discours analytique lui-même. L’enseignement de Lacan soutient l’antinomie qui le constitue. D’une part, le discours analytique doit affirmer une vérité totale qui découle de ce qu’il est essentiellement ; l’idée de la vérité totale de la Chose ne cesse de revenir comme une exigence de la psychanalyse, et non pas sur le plan simplement de la théorie, mais directement pour éclairer la pratique et la clinique. D’autre part, il doit ne pas la dire, l’exclure même, sauf à perdre la puissance de faire acte. Seul le discours philosophique peut résoudre cette antinomie — mais pour autant uniquement qu’il se rapporte à la psychanalyse. Sinon la vérité totale qu’il voudrait déployer ne tient pas au réel, flotte comme une vaine possibilité réconciliatrice.

Je vais donc essayer de parler, philosophiquement, de « la Chose », telle que nous la recevons de l’enseignement de Lacan. Mise ainsi dans le titre, ce n’est encore qu’une promesse. Lacan disait drôlement que, pour Descartes qui était parti de son pas conquérant vers la vérité de la Chose, quitte à n’y rencontrer que le vide de l’étendue, pour Descartes, « les hommes, c’étaient des habits en promenade », et il continuait : « Les habits, ça promet la ménade, quand on les quitte ». L’habit ici, c’est le nom, « la Chose ». La ménade, on verra si elle apparaît : ce serait la rencontre de la Chose.

Je proposerai trois plans de la rencontre de la Chose — et l’on peut dire que, pour chacune des trois époques distinguées par Jacques-Alain Miller dans l’enseignement de Lacan, tel plan vient particulièrement à l’élaboration :

  1. la Chose comme le mythique objet absolu du désir ;
  2. la Chose comme la femme ;
  3. la Chose comme le discours analytique.

Logique de la psychanalyse : la Chose comme le mythique objet absolu du désir

La chose apparaît d’abord pour le discours analytique comme le mythique objet absolu du désir, l’« objet impossible à atteindre, pour toujours perdu, de la quête et du désir ». Le discours analytique en effet se caractérise par l’hypothèse de l’inconscient et sa dimension première est logique. L’inconscient ne saurait s’établir empiriquement, il doit l’être logiquement. Lacan le conçoit à partir du langage comme signifiant en deçà de toute apparition du signifié, signifiant produisant le signifié dans l’acte de la parole. Ce qui détermine une vérité ontologique, mais simplement partielle. Mais ce caractère partiel de la vérité doit être éprouvé dans le temps. D’abord la vérité est crue absolue. D’où, au cœur de l’inconscient, la place de la Chose, la rencontre de la Chose comme rencontre essentiellement manquée. La réalité de l’inconscient apparaît alors comme réalité sexuelle, par défaillance d’une autre réalité plus vraie.

Précisons brièvement en quoi l’hypothèse de l’inconscient conduit à l’affirmation d’une vérité ontologique, et ce qu’elle est.

Pour établir l’inconscient, Lacan renonce à une preuve empirique, contradictoire avec l’idée même de l’inconscient, et s’appuie sur l’interprétation du langage proposée par la linguistique structurale contemporaine, pour laquelle les termes du langage ne valent que par leur différence. Ce qui y est dit du signifiant, et qui concerne aussi bien le signifié — c’est la pure différence symbolique —, convient tout à fait à ce que Freud dit des représentations inconscientes et aux processus qui les articulent.

Mais Lacan ne s’en tient pas à cette linguistique qui met en parallèle signifiant et signifié. Pour penser l’in-conscient, il faut concevoir, d’une part, que l’ordre du signifié (le monde comme domaine de la conscience) se distingue par son principe organisateur de celui du signifiant. La différence est de temporalité. D’un côté, le temps imaginaire de l’anticipation, de la maîtrise ; de l’autre, le temps réel du surgissement imprévisible. D’un côté, le monde, de l’autre, le réel. Il faut concevoir, d’autre part, que le signifié est produit, dérivé, essentiellement illusoire pour autant qu’il se donne comme suffisant. Lacan rencontre ici la pensée contemporaine, et particulièrement Heidegger qui met en question la conception traditionnelle (« métaphysique ») des rapports entre l’être et le temps et conçoit le temps positivement.

Pour Lacan l’inconscient est alors le « discours de l’Autre ». De cet Autre absolu qui parle en tout autre, qui intervient en tiers dans toute relation intersubjective, et à la loi duquel l’homme doit se soumettre s’il entre lui-même dans la parole. Comme l’être de Heidegger, l’Autre institue le monde. Il est le pur jeu du signifiant qui produit le signifié. Ce qui est signifié à l’homme, son « destin », c’est le désir et le manque, le fait qu’il y a bien du signifiant, mais qu’un signifiant n’est signifiant que du « point de vue » d’un autre signifiant, et non pas en soi. Vérité ontologique, mais partielle.

On ne peut cependant pas s’arrêter à ce terme de l’Autre. L’interprétation de l’inconscient par le signifiant conduit à une autre « vérité » que celle de l’être de Heidegger, de l’acte signifiant produisant le signifié. En deçà de l’apparition du signifié, il y a pour Lacan une articulation temporelle du signifiant pur qui est déjà le désir, mais pas encore posé comme la loi. L’épreuve de négativité n’y est pas encore faite. Ce qui, du point de vue d’un signifiant, apparaît comme signifiant, semble le lieu d’une signifiance absolue. C’est la Chose, c’est elle qui parle, et c’est en elle que s’éprouve d’abord qu’il n’y a de vérité que partielle, quand elle advient comme sujet (Lacan dit qu’elle est « le vrai, sinon le bon sujet, le sujet du désir ») en posant dans l’acte métaphorique de la parole l’Autre de la loi à laquelle elle se soumet.

Ce qui est primordial pour la psychanalyse, ce n’est pas l’Autre, mais la Chose et la rencontre manquée de la Chose. C’est ce que vise Lacan lorsqu’il reprend dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse les termes aristotéliciens de tuchè et d’automaton : « C’est d’une rencontre essentielle qu’il s’agit dans ce que la psychanalyse a découvert, dit-il, d’un rendez-vous auquel nous sommes toujours appelés avec un réel qui se dérobe. La tuchè, nous l’avons traduite par la rencontre du réel. Le réel est au-delà de l’automaton, du retour des signes… Le réel est cela qui gît toujours derrière l’automaton, et dont il est évident, dans toute la recherche de Freud, que c’est là qu’est son souci ». Différence essentielle de l’automaton et de la tuchè, de l’insistance aveugle de l’Autre symbolique et de la rencontre impossible du réel. Si Lacan peut dire que le réel se dérobe, de quel réel s’agit-il ? D’une part on manque le réel comme non-sens, parce que quelque chose vient à sa place, le symbolique, le « signifiant ». Mais, d’autre part, on le voulait, ce réel, parce qu’on le supposait absolument désirable, signifiant en soi. Double aspect du signifiant : l’aspect second où il se confond avec le symbolique ; l’aspect primordial où il apparaît dans sa signifiance et suscite l’illusion d’une vérité qui va s’effacer. C’est en cela que la rencontre du réel est celle de la Chose. Lorsque Lacan dit que « la Chose, c’est ce qui, du réel, pâtit du signifant », il faut souligner que ce réel est d’abord cru vrai ; le signifiant, posé comme signifiant ; et que la Passion ne se découvre et ne se souffre qu’avec le temps.

La Chose se divise donc, et plus exactement fait éprouver sa divison, ou encore son é-cart-èlement, puisque cette division s’effectue selon la structure quadripartite du désir, que Lacan a déployée dans tant de schémas, et qui n’est autre que la structure de la métaphore paternelle.

D’abord l’objet : ce qui reste de la Chose quand la signifiance s’y efface, et qu’elle n’est plus désirable. Le creux intérieur qui se produit dans le « sujet » lui apparaît comme ayant dans ce reste sa contrepartie manquante, séparée. C’est l’une des fonctions de ce que Lacan appelle l’objet a. La relation à cet objet n’est plus désir, mais pulsion, où le temps est essentiellement réversible, répétitif. Au fond de cette pulsion liée à l’objet, il y a la pulsion de mort, losqu’en deçà de toute restitution du désir, il n’y a que rencontre du vide, épreuve du manque de tout objet.

Puis le signifiant de la Chose comme sujet désirant, identifié dans le monde. C’est le trait, dit aussi par Lacan trait « unaire », la structure ou le schéma sensible, pris d’abord comme signifiant, posé comme tel par le désir, fait « Chose » (d’où l’expression de trait « unaire » — unaire est la signifiant posé comme signifiant), mais qui apparaît ensuite signifiant seulement par l’opération d’un autre, et non pas en soi (d’où la détermination ultérieure comme S2, comme signifiant « binaire »).

Troisième terme, le signifiant qui demeure comme tel, et assure le maintien du désir. C’est le signifiant de l’Autre, le Nom-du-Père.

Enfin, la signification phallique, la signifiance du phallus. Pour maintenir le désir malgré l’absence de l’objet absolu, la loi de la castration impose le renoncement à la pulsion et à l’objet, lequel, effacé, devient un signifiant.

Ce « quart terme » rassemble toute la signification de l’écartèlement de la Chose, et l’épreuve de sa signifiance est jouissance, jouissance mêlée de souffrance, ce qui reste de jouissance dans l’impossibilité de la jouissance absolue, du Souverain Bien. Elle se produit éminemment dans l’acte sexuel dont Lacan rappelle que la psychanalyse fait le centre de tout accomplissement du bonheur : à ce seul moment, dit-il, un être pour un autre peut être à la place, vivante et morte à la fois, de la Chose.

Donnons quelques exemples de cette rencontre de la Chose, qui est en fait la rencontre du S2, mais valant comme pur signifiant. Lacan le détermine aussi par le terme freudien de Vorstellungsrepräsentanz, soit pour lui le tenant-lieu de la représentation, ce qui appartient au monde, au domaine de la représentation par un côté, mais est aussi et d’abord un signifiant, précisément le signifiant de la jouissance de la mère.

Ainsi pour l’Homme aux loups, c’est le V des jambes de la mère dans la scène primitive. Trait identificatoire de la mère comme désirante, qu’il semble que l’Homme aux loups ait extrait de la scène primitive, mais qu’il a rencontré sans cesse dans le désir maternel. La rencontre de ce trait signifiant est à chaque fois pour lui la rencontre de la Chose. Par exemple lorsqu’il aperçoit soudain le battement des ailes d’un papillon.

Encore les deux rêves proposés par Lacan toujours dans la même séance des Quatre concepts fondamentraux de la psychanalyse. L’un, un rêve de Lacan lui-même. L’autre, un rêve issu de L’interprétation des rêves, celui de « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? ». Dans les deux cas, un phénomène sensible se produit dans la réalité, et est repris dans un rêve, très vite suivi du réveil. Lacan demande : « Qu’est-ce qui réveille ? ». Est-ce, comme on peut le penser, ce qui a été perçu, le bruit ou la lueur de l’incendie ? Ou n’est-ce pas plutôt le « plus réel » à quoi a permis d’accéder le rêve ? « Il y a plus de réalité, n’est-ce pas, dans ce message que dans le bruit », dit Lacan. Pourquoi plus de réalité ? Parce qu’en produisant l’hallucination, le rêve réouvre l’accès au plus réel que fut la perte « au point le plus cruel de l’objet », l’enfant mort, la Chose dans son moment de non-sens et d’horreur. Hallucination de la Chose dans son illusoire plénitude, signifiant pris dans sa pure signifiance (ici le message « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? »). Mais, dans le rêve communément, et pour autant que s’y réalise le désir de dormir, le plus réel n’est pas rencontré.

Enfin ce que Lacan dit de la « paix du soir » dans le séminaire Les psychoses. C’est dans le cadre d’une interrogation sur l’hallucination. Lacan prend le cas de cette expérience que l’on peut faire en certains lieux quand vient le soir, et qui, fortement marquée de valeur affective, se résume dans la formule de « la paix du soir ». Seuls des êtres parlants, capables de constituer pareille formule, peuvent, dit-il, faire cette expérience. Mais alors deux possibilités. Ou « cette paix du soir, c’est nous qui l’avons appelée, nous avons préparé cette formulation avant de la donner » — c’est-à-dire qu’elle appartient à notre monde, et c’est ce que je vise par le temps imaginaire. Ou « elle nous surprend, nous interrompt, apaisant le mouvement des agitations qui nous habitaient » — en ce cas, nous ne savons plus si cette articulation « la paix du soir » vient du dedans ou du dehors ; surgissement hallucinatoire de la Chose, instant du temps réel. « Nous sommes arrivés maintenant, dit Lacan, à la limite où le discours, s’il débouche sur quelque chose au-delà de la signification, c’est sur du signifiant dans le réel ».

Ethique de la psychanalyse : la Chose comme la femme

La Chose apparaît ensuite comme la femme (et l’analyste vient à cette place). Car le discours analytique n’énonce pas simplement le désir inconscient. Il en appelle à un autre rapport au désir que la névrose. Dimension éthique de la psychanalyse, selon laquelle une vérité pure peut être atteinte, par l’écriture, dans la sublimation. C’est cependant une possibilité essentiellement finie. Il y a toujours une sublimation à accomplir et qu’on ne pourra pas accomplir. La différence des sexes signe cette finitude. La femme est celle qui a effectué la sublimation finie. Elle est la Chose, non plus comme mythe, mais comme réalité. Mais l’« autre jouissance » qu’elle connaît, non mêlée de souffrance et, en ce sens, pure, ne peut être déliée de la jouissance phallique. La vérité totale demeure pour le discours analytique une illusion.

Essayons de montrer en quoi il y a un caractère essentiellement éthique de la psychanalyse, et à quelle vérité elle conduit.

Ce qui fait obstacle à l’idée d’une éthique de la psychanalyse, c’est que l’instance de la loi a beau y être irréductible, le rapport à la loi y est communément décrit comme conforme au principe de plaisir, et ceci là même où elle apparaît comme la plus exigeante, voire la plus cruelle. C’est ce qu’implique toute l’analyse du Surmoi. La lutte contre le plaisir, fondamentale pour toute éthique, se ferait là au nom d’un autre plaisir. Et non par une libération du principe de plaisir même. La psychanalyse trouverait dans le complexe d’Œdipe, et dans le rapport à la loi qui y est décrit comme rapport à l’interdit, son terme ultime. Elle resterait une thérapeutique, une technique subtile des plaisirs.

La nouveauté capitale de la position lacanienne par rapport, sinon à Freud, du moins à la lettre de Freud, se trouve ici. Elle consiste à indiquer un au-delà de l’Œdipe, et se résume dans la formule de L’éthique qu’« il est plus commode de subir l’interdit que d’encourir la castration ». Dès « Le mythe individuel du névrosé », Lacan proclamait : « Tout le schéma de l’Œdipe est à critiquer », et ensuite : « Le complexe d’Œdipe est le rêve de Freud. Comme tout rêve, il doit être interprété ». Freud savait bien que l’Œdipe, que le Surmoi étaient des formations névrotiques ; mais il pensait qu’ils étaient constitutifs du désir de l’homme, et en cela indépassables. Pour Lacan, on peut dépasser l’Œdipe, c’est le sujet lui-même qui s’abandonne à la névrose, pour se dissimuler l’horreur de la Chose. Pour placer entre la Chose et lui l’image aimée-haïe du rival, et arriver à croire que le Souverain Bien échappe unquement à cause du rival qui se le réserve. Le désir de l’homme n’est pas le désir œdipien, incestueux. Incertueux, interdit, il ne l’est que pour refouler le désir le plus profond, désir vers la Chose, qui n’est pas la femme du père. Plutôt haïr que désirer et qu’entrer résolument dans le champ de la Chose ; plutôt reprocher à l’autre la souffrance présente dans le désir et fuir le désir, pourtant indestructible. L’éthique de la psychanalyse appelle à un autre choix, à encourir la castration, à passer outre à la haine, à la culpabilité, à la crainte. C’est le choix que fait Œdipe, celui de la tragédie, qui n’a pas de complexe d’Œdipe, dit volontiers Lacan. C’est celui qu’a à faire le patient en analyse.

On est alors amené à une reconsidération décisive de la théorie première de Lacan qu’on peut appeler celle de l’« Œdipe symbolique ». Pour celle-ci la loi du langage est loi de l’interdit (d’où une formule comme : « La jouissance est interdite à qui parle comme tel ») — alors que la loi du langage est loi de la castration. Pour elle encore, l’objet primordial, la Chose, est rendu désirable par l’interdit (« La loi interdisant la mère impose de la désirer ») ; le désir est institué, de l’extérieur, à un être, le sujet à venir, qui se caractérisait par le besoin ; c’est l’Autre qui pose la Chose ; le signe précède le signifiant ; l’imaginaire est initial et vient à être traversé par le symbolique. Toutes ces thèses doivent être remises en cause si l’on est attentif à la rigueur de l’analyse de Lacan et à la dimension éthique qu’il souligne dans la psychanalyse.

Cette éthique de la psychanalyse, à quoi appelle-t-elle ? A quel rapport au désir et à la Chose ? J’ai mis en avant — et dans le droit fil, me semble-t-il, de la pensée de Lacan — le terme de sublimation. Comme la névrose (et j’ai précisé aussi ces éléments pour la psychose et pour la perversion), la sublimation se caractérise par un processus et un phénomène. Au lieu du refoulement, la dénégation. Au lieu du symptôme, l’écriture qui, seule, permet ce que Lacan a appelé la « parole vraie » ou la « parole pleine ». Dans l’écriture, le signifiant inconscient qui surgit est posé en même temps comme signifiant et non-signifiant en soi — c’est la rature de la dénégation : « Ce n’est pas cela ». Non pas assumer, intégrer le désir inconscient (dans un monde, un discours), mais le laisser être en le barrant. C’est la lettre.

L’écriture se rapporte doublement à la Chose. Lacan dit de la sublimation qu’elle est « élévation de l’objet à la dignité de la Chose ». D’un côté, élevé à la dignité de la Chose, l’objet qui est fait lettre, surgissement du signifiant dans le réel, est en même temps posé comme non-signifiant en soi : il fixe l’absence de la Chose. De l’autre, la Chose réadvient d’une certaine manière dans l’écrit. Parce que, si la lettre n’est pas signifiante en soi (et n’en suscite même pas l’illusion), elle est signifiante par rapport au point d’où l’on écrit, produite comme signifiante. D’où le procès d’accomplissement à quoi on est conduit par l’écriture : tracer aussi sur la « page » cet autre signifiant d’où a été posée la lettre. Une autre lettre. Jusqu’à ce que l’articulation des lettres soit telle qu’on ne puisse rien rajouter. L’écrit ayant atteint sa consistance — celle d’abord de la structure fondamentale quaternaire du désir —, l’objet a bien été élevé à la dignité réelle de la Chose, dont il a la structure, même s’il n’est pas la Chose originaire à jamais perdue. Il est alors œuvre, écriture « parlante » — puisque le point d’où l’on écrit, d’où la lettre est posée comme signifiante, est celui de l’Autre à quoi réfère la parole.

La Chose maintenant doit être envisagée d’une nouvelle manière. Par l’écriture, dans la sublimation, une autre vérité que celle du désir est atteinte. Lorsque la lettre parvient à sa consistance, la non-signifiance qui ne cesse de caractériser le signifiant verbal s’est déposée dans la parole et sa jouissance phallique, et la structure littérale ne garde que ce en quoi il est signifiant. La vérité qui est la sienne est alors pure, comme la jouissance qu’on en éprouve. Une telle jouissance pure du signifiant verbal était sans doute déjà présente dans la position du signifiant de l’Autre, du Nom-du-Père comme signifiant, dans la parole métaphorique, mais elle se confond communément avec la jouissance phallique dans le symptôme. Il faut la sublimation pour dégager cette jouissance « constitutive de l’être parlant », qui n’est autre que l’inconscient dans sa vérité, l’inconscient comme Chose et non plus comme Autre, Autre symbolique, savoir insu (« L’inconscient, dit Lacan, c’est que l’être en parlant jouisse, et ne veuille rien en savoir de plus, ne veuille rien savoir du tout »).

Lieu d’une mythique jouissance absolue, la Chose prend, par la jouissance dégagée dans la sublimation, une réalité, celle de la femme. En quoi la femme ? Lacan conçoit la différence des sexes à partir de considérations logiques, en s’interrogeant sur ce que peut l’écriture. La découverte de l’inconscient intervient dans l’écriture (précisément celle de la science) en lui imposant des limites. Il y a une vérité qui ne peut pas être sue, qu’acune écriture ne peut saisir. L’écriture des limites de l’écriture de la science conduit Lacan aux « formules de la sexuation ». Reprenant le célèbre carré logique d’Aristote, Lacan garde pour les deux premières propositions fondamentales la formulation de la logique symbolique : ∀x.f(x) et ∃x.f(x) [mettre ici une barre de négation sur f(x)]. Pour les deux dernières, il introduit les formules inédites et impossibles dans la science du ∀x.f(x) [mettre une barre de négation sur ∀x] et du ∃x.f(x) [mettre une barre de négation et sur ∃x et sur f.(x)] (où il situe l’un et l’autre théorèmes de Gödel sur l’incomplétude de l’arithmétique). Les deux premières formules indiquent le processus même de l’écriture, l’une la place de l’Autre d’où l’on écrit, l’autre celle du sujet, du support de l’écriture. Les deux dernières caractérisent la sublimation accomplie, l’une l’écritute achevée, l’écriture parlante, ce qui survient dans l’écriture sans qu’on ait à l’articuler à nouveau dans une relation écrite, une loi (c’est la fonction du “pas-tout” de Lacan), l’autre la parole que je dirai pure, et qui est en dehors de toute sublimation, ce qui est à jamais rejeté, forclos de l’écriture. L’identification aux deux premières est le propre de l’« homme », aux deux dernières elle détermine la « femme ». La femme est celle qui a sublimé, ou qui n’a pas à le faire ; l’homme celui qui a à sublimer. Sublimant, l’être parlant, d’homme qu’il était, advient à sa part de femme. Sans que jamais cette part-femme puisse se faire « toute ». La différence des sexes marque le caractère fini de la sublimation pour l’être humain : femme, il ne va pas vers un plus de sublimation ; l’homme y tend, mais ne l’atteint jamais.

La femme est la Chose. Comme parole pure, elle est la Chose hors-monde, dans l’éclat illusoire de sa jouissance absolue et de sa suffisance impossible, la vierge. Comme écriture parlante, elle est la Chose de la rencontre manquée et de la jouissance phallique, mais en même temps de la jouissance pure, la mère. C’est parce que la jouissance pure n’est réelle que par la sublimation, là où est laissée être la jouissance phallique dans son non-sens, que la rencontre sexuelle de la femme est pour l’homme, selon la formule, l’« heure de la vérité ».

L ‘analyste vient à cette place de la Chose féminine. Il y est mis par son discours, qui énonce le désir inconscient et la sublimation finie (ou encore le « non-rapport sexuel », la fixation du manque irréductible dans la rencontre des sexes). Dans le champ fondamental quaternaire déployé à partir de la question de l’être, où il occupe une position spécifique (je n’entrerai pas ici dans le détail de la théorie des discours), le discours analytique soutient comme thèse qu’il n’y a de vérité que partielle, que la vérité absolue est un leurre, et que la vérité apparaît dans le temps réel, immaîtrisable par aucun savoir.

D’où deux conséquences. D’une part, par la sublimation qui est en lui en acte, le discours analytique laisse advenir la vérité du désir, en l’autre où s’incarne la question (le sujet) aussi bien qu’en l’analyste lui-même (dans sa parole interprétative — c’est ce que produit selon Lacan le discours analytique, le S1, le signifiant-maître. D’autre part, par l’affirmation d’une sublimation simplement finie, l’analyste refuse l’idéalisation du transfert, il s’offre comme lieu de non-signifiance, dépôt de la jouissance en tant que sexuelle, « phallique » — c’est l’analyste comme objet a. En lui la jouissance pure apparaît donc bien comme séparée de la jouissance phallique. Il est alors la Chose, et si le discours analytique peut dire l’inconcient sans le dénier par son acte, c’est parce qu’à l’instant où l’analyste énonce l’inconscient et donne l’illusion d’un savoir absolu de la vérité, au moins éprouve-t-il en propre la vérité de l’inconscient comme jouissance pure.

L’analyste n’est plus alors comme dans la première théorie de Lacan l’Autre où est déposé le mot du désir de l’analysant, l’Autre du savoir où il doit découvrir son destin. Le patient doit laisser être l’analyste comme la Chose. Renoncer à l’idéalisation névrotique, entrer dans le fantasme fondamental dont l’analyste incarne l’objet, et le traverser parce que l’issue perverse est exclue dans l’analyse — l’analyste n’est pas objet simplement, mais objet « affecté d’un désir » et supposant un savoir, a/S2 dans le schéma de Lacan, soit la Chose. Ce n’est qu’en souffrant la Chose en l’analyste que l’analysant peut faire de lui l’Autre, réinventer le savoir de la vérité qu’il lui a supposé dans son transfert. La conception rigoureuse de l’inconsscient se sépare ici de tout heideggérianisme.

Politique de la psychanalyse : la Chose comme le discours analytique

La Chose enfin doit être montrée comme le discours analytique lui-même. Car le discours analytique a à s’établir dans un monde social qui d’abord le forclôt. Sa dimension la plus profonde est en cela politique. Mettant en cause par son avènement le monde traditionnel et la violence sacrificielle qui le caractérise, il ouvre l’histoire. Mais il ne peut s’établir contre le « discours du maître » dominant dans la société traditionnelle que par sa vérité, la consistance de son sens. L’acte politique que constitue l’émergence du discours analytique exige une sublimation totale, sinon infinie. La jouissance pure devient alors absolue, quitte à réengendrer sans cesse son propre effacement et l’épreuve du non-sens. Pour l’homme voué à la sublimation finie, le discours analytique est la Chose dans sa vérité totale, la forme première du Souverain Bien.

En quoi peut-on parler d’une « politique de la psychanalyse » ? Et en quoi amène-t-elle à l’idée d’une sublimation totale ?

Il peut sembler que la psychanalyse n’ait rien en soi de politique. Comme théorie, elle n’est pas plus politique qu’aucune science. Comme pratique, elle vise bien à une libération, mais individuelle. Comme discours enfin, elle ne prend pas position contre la violence et l’injustice de telle organisation du monde social. Si la psychanalyse est essentiellement politique, c’est parce que, du seul fait de son avènement comme discours, elle intervient dans le monde social. En mettant en cause le principe du monde traditionnel et ce qui rend possible la violence sacrificielle qui le caractérise : le rapport de fascination. En ouvrant effectivement, contre le système sacrificiel qui leur impose des limites, à de nouvelles pssibilités de sublimation. Elle introduit alors à un monde social nouveau où une moindre violence est exercée.

Apportons ici quelques précisions. Le monde social traditionnel se donne comme un tout harmonieux et sans faille, où toute chose a sa place, et où les comportements humains sont déterminés à l’avance par la tradition. Mais si, pour la psychanalyse, cet ordre comme savoir-être collectif suppose une sublimation, l’illusion de totalité accomplie qu’il soutient ne peut être maintenue que par la violence sacrificielle.

Lacan note dans L’angoisse que les analyses structurales très judicieuses des sociétés primitives par Lévi-Strauss passent sous silence l’élément passionnel, la violence qui leur est essentielle. Le sacrifice fige le rapport fondamental de fascination. Entre, d’un côté, celui qui est entré dans la sublimation et donne son désir. Et, de l’autre, le fasciné qui, devant ce désir, et pour se dissimuler l’horreur du manque qu’il inflige, s’offre lui-même comme objet. Exerçant la violence sacrificielle, le « maître » — celui qui avait sublimé et qui, maintenant, renonce à tout plus de sublimation — sanctionne la complémentation illusoire proposé par le fasciné, qui est celle du fantasme : le sujet désirant et l’objet. Et qu’on retrouvera ensuite dans toutes les hiérarchies caractéristiques du monde traditionnel, classes d’âge, sexes, groupes sociaux divers. A ceux qui donnent leur désir ou sont en position de le donner, et qui fonctionnent comme fétiches (par leur parole, leurs gestes, leurs coutumes, leus insignes), répondent ceux qui s’offrent comme objets ou sont en position d’objets, et qui jouent le rôle de déchets.

Comment se caractérise alors la sublimation traditionnelle ? D’une part, par la pensée symbolique qui y est déployée, le « discours mythologique » est le lieu d’un savoir réel. Dans la formalisation littérale des comportements et des savoirs, vient à l’écriture la vérité partielle du désir. La pensée symbolique est en ce sens « mise en acte de la métaphore paternelle ». Mais, d’autre part, l’épreuve du manque qu’impliquent le désir et la métaphore est gommée, dans la métaphore même qui devient analogie. L’illusion de complétude à quoi s’attache la fascination trouve sa forme suprême dans l’affirmation qu’« il y a rapport sexuel », que le jeu d’un principe mâle et d’un principe femelle est ce qui fait l’unité du monde. « La métaphore n’indique que ça, le rapport sexuel », en vient à dire finalement Lacan. Double aspect de la sublimation traditionnelle qu’on voit bien dans le mode initiatique de sa transmission : une certaine rencontre y est faite de la vérité du sexuel comme mort ; mais on y accède en même temps à un « savoir de la jouissance » où le sexuel garantit l’unité cosmique.

Contre le monde traditionnel, le discours analytique qui a en propre, dit Lacan, de « ne pas succomber à la fascination du sacrifice », dénonce le caractère illusoire de ce « tout du monde » où un sens est donné à toute chose. Il affirme l’irréductible de l’épreuve du non-sens, le réel. C’est par là qu’il intervient politiquement — « C’est à ce joint au réel que se trouve l’incidence politique où le psychanalyste aurait sa place s’il en était capable », peut-on lire dans « Radiophonie ». Lacan ne se donne pas d’autre fin que de dire le réel : « Arriverai-je à vous dire ce qui s’appellerait un bout de réel ? demande-t-il à la fin du séminaire Le sinthome. Pour l’instant, on peut dire que Freud n’a fait que du sensé, et que ça m’ôte tout espoir ». Le réel cependant, comment l’affirmer, sinon par et dans le sens ? Le discours analytique récuse l’illusoire du sens comme consistance exclusive du monde, mais non pas le sens en général, ni la consistance. Il lui faut même la consistance absolue. C’est ce que vise Lacan lorsque, contre l’effet de fascination du discours mythologique, il en appelle à un effet de sens, et qu’il dit : « L’effet de sens exigible du discours analytique n’est pas imaginaire. Il faut qu’il soit réel ». Car le discours mythologique ne manque pas de toute consistance, il y a en lui, élevée à l’écriture par la sublimation, la vérité partielle du désir. L’effet de fascination tient à ce que cette sublimation y est posée comme suffisante, la vérité partielle comme vérité totale. Le discours analytique pose alors la vérité partielle comme simplement partielle, et cela ne peut se faire que par rapport à l’idée d’une vérité totale, par déduction à partir de l’idée d’une vérité totale possible. La déduction la fait apparaître comme réelle. Le passage de l’effet de fascination à l’effet de sens, c’est celui d’une consistance absolue apparente soutenue par une consistance partielle réelle, à une consistance absolue réelle.

La psychanalyse conduit donc à l’affirmation d’une sublimation totale. D’une écriture absolument consistante. C’est ce qu’a proposé Lacan en introduisant le nœud borroméen, dont je dirai simplement que ce qu’il montre, ce n’est plus une vérité partielle, mais une vérité totale, plus le quaternaire de la structure du désir, mais le ternaire par lequel toute pensée, religieuse ou philosophique, détermine l’être : le symbolique (le désir) y est articulé avec le réel d’un côté et l’imaginaire de l’autre. Et chaque élément, comme le tout, est réel par son existence, symbolique par l’articulation d’éléments dfférentiels, imaginaire par le fait que ces éléments se tiennent, ne peuvent être séparés, con-sistent.

Qu’en est-il maintenant de la Chose ? Il y a une vérité totale, une jouissance devenue absolue qui apparaît dans le réel — c’est celle du nœud lui-même — vérité totale de Chose ; mais elle ne cesse de réengendrer son propre effacement en produisant en elle le symbolique, la vérité partielle du désir, la séparation ; et, si elle peut réadvenir comme jouissance absolue par le travail de la sublimation, le Souverain Bien qu’elle constitue ne laisse, même atteint, d’échapper à l’homme, de lui être extérieur. La sublimation totale est pour lui une possibilité finie, il ne peut devenir « tout sublimation ». Effectif, mais ne pouvant jamais être par l’homme entièrement fait sien, le Souverain Bien reste comme « Chose » dans le réel, manquant à jamais pour l’homme existant voué au mal radical.

Qu’est alors cette Chose qui n’a plus rien de mythique et qui apparaît dans sa vérité, conforme au concept qu’on en avait donné au début ? C’est le discours analytique lui-même, comme Chose historique. Consistance absolue, on l’a vu : il est, non le Souverain Bien dans sa liberté, mais la forme première sous laquelle il peut se donner à l’homme marqué par la sublimation finie. Par cette vérité il introduit une rupture avec le monde traditionnel et ouvre l’histoire (et là on doit noter que, bien sûr, la psychanalyse n’apparaît pas d’emblée comme telle dans l’histoire, que la détraditionalisation du monde social doit être à son achèvement pour que la Chose historique puisse apparaître en elle-même — c’est le propre de l’époque dans laquelle nous sommes entrés). Mais la vérité qu’indique et qu’incarne le discours analytique, il la détermine comme à jamais, pour l’homme dans le monde, manquante. Dans l’histoire où il fait entrer, il inscrit le mal comme indépassable, inflige l’irréductible du non-sens. D’où ce que dit Lacan : « S’il y a des choses qui appartiennent à l’histoire, ce sont des choses de l’ordre de la psychanalyse. Ce qu’on appelle l’histoire est l’historie des épidémies. L’Empire romain par exemple est une épidémie. Le christianisme est une épidémie. La psychanalyse aussi est une épidémie ». Freud lui-même, posant le pied sur le sol américain, avait dit : Je leur apporte la peste. Et Lacan encore, à partir de son nœud borroméen : « C’est l’ordre exporé à partir de mon expérience qui m’a conduit à cette Trinité infernale. Je ne pense pas jouer ici une carte qui ne soit pas freudienne [en ayant introduit, veut-il dire, la dimension d’une consistance absolue]. Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo [elle laisse en effet l’homme voué aux dieux infernaux, à la possibilité par exemple de la destruction, par l’arme atomique, que Lacan présente aussi comme la Chose — un des produits de l’exigence impossible de sublimation infinie] ».

En établissant ainsi, à partir de la psychanalyse, la Chose comme la psychanalyse elle-même, dans sa vérité totale de Chose historique, je ne pense pas avoir joué une carte qui ne soit pas lacanienne. Lacan en effet n’a pas cessé de s’interroger sur la psychanalyse. Elle est le réel pour lui (« Si étonnant que cel puisse paraître, je dirai que la psychanalyse, soit ce qu’un procédé ouvre comme champ à l’expérience, c’est la réalité »), et en même temps il faut qu’elle soit consistante : « J’en suis encore à interroger la psychanalyse sur la façon dont elle fonctionne, dit-il dans l’un de ses derniers séminaires. Comment se fait-il qu’elle tienne ? qu’elle constitue une pratique qui est même quelquefois efficace ? ». La psychanalyse est donc, pour la psychanalyse elle-même comme pour tous les discours qui apparaisent dans le monde historique, la Chose. Et de cette Chose elle ne peut que faire sa Chose, sa « cause ». Mais elle se heurte à l’aporie d’avoir à énoncer la vérité totale comme telle, dans un discours qui l’exclut. D’où le style de dédit qui marque le rapport de Lacan à « la Chose ».

C’est à la philosophie qu’il appartient de dire la Chose. Elle le peut, par son rapport à la Chose historique qui, comme symptôme social, donne présence effective à la question propre de la philosophie. Et elle le doit, pour justifier le monde historique et la liberté absolue à laquelle il fait place. Dans le monde contemporain, cette Chose est la psychanalyse elle-même, et éminemment le discours de Lacan. C’est la « Chose lacanienne ».

Que fait alors la philosophie ? Elle énonce la vérité totale comme telle. Par rapport au ternaire fondamental retrouvé par Lacan dans le nœud borroméen, la pensée philosophique se caractérise en toutes ses époques d’y voir les trois « extases » constitutives du temps et d’en penser l’unité, la consistance. La « métaphysique » conçoit cete unité comme en dehors du temps et Heidegger comme le temps même, comme l’acte signifiant produisant le signifié. J’ai essayé de montrer avec Lacan que l’inconscient conduisait à penser le temps de manière encore plus positive, dans le signifiant pur.

Je ne vais pas bien sûr développer ces thèmes, mais je voudrais en indiquer l’importance clinique. Précisément pour le transfert et la relation analytique dans la psychose. Le transfert dans la psychose ne peut se comprendre que comme transfert sur la Chose dans sa jouissance absolue. Pas d’amour sinon, puisque le psychotique ne souffre aucunement la castration, la faille du désir. Il semble alors, pour pouvoir supporter le réel du désir, requérir de l’analyste qu’il effectue à son tour, en termes théologiques, l’acte d’engendrement du Fils par le Père, la production du symbolique à partir du réel. Qu’il « se fende » pour lui d’un signifiant. Produise un « signifiant nouveau ». Qu’il souffre lui-même, sans pouvoir en accuser personne, de se faire sujet. Dans le signifiant du désir tel qu’il fonctionne communément, dans le « Nom-du-Père », il est en effet toujours possible de reprocher à quelqu’un la souffrance du désir (au père…). Lacan insiste dans la dernière séance de L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre sur la portée qu’aurait l’invention d’un signifiant, alors que tous nos signifiants sont toujours reçus. Inventer un signifiant, ce serait réengendrer le monde d’un point plus ancien, en deçà de la diversité des langues (où se déposent les « expériences inconscientes d’un peuple »), du côté de la parole pure. C’est ce que tente un psychotique comme l’auteur du Schizo et les langues en faisant communiquer les langues, mais il ne peut pas se « sauver » lui-même. Il faut que l’invention vienne de l’autre.

Tel est le point où nous conduit Lacan. A l’extrême du discours rigoureux, introduire l’exigence d’un signifiant nouveau qui n’aurait aucun sens. « Un signifiant nouveau, dit-il, celui qui n’aurait aucune espèce de sens, ça serait peut-être ça qui nous ouvrirait à ce que, de mes patauds, j’appelle le réel… Un signifiant qui, contrairement à l’usage, aurait un effet. Si j’y suis introduit par la psychanalyse, ce n’est tout de même pas sans portée ». En toute extrémité, et puisque son discours est la Chose même, ce signifiant, Lacan le produit lui-même. Par exemple lorsqu’à la fin du séminaire Dissolution ! (1979-1980), il dit du « sujet supposé savoir » : « C’est le visiteur du soir, ou mieux il est de la nature du signe tracé d’une main d’ange sur la porte. Plus assuré d’exister de n’être pas ontologique, et à venir d’on ne sait Zou ».