Articles et conférences

Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1996, n° 2 (avril-juin), Paris, PUF

Lévinas, de même que Spinoza, mais inversement.

Spinoza, « juif détaché de sa tradition », comme le dit Lacan(1), a pris la philosophie en France, de Descartes, et il l’a conduite vers le monde germanique et l’Allemagne. Lévinas, juif portant au contraire sa tradition, et sachant en dégager la portée universelle, a pris la philosophie en Allemagne, et il l’a ramenée vers le monde latin et la France.

Il l’a prise en Allemagne, parce qu’il a parfaitement suivi toute la pensée philosophique allemande (ou germanique) dans sa nécessité, de Leibniz (après Spinoza) jusqu’à Hegel, et de Kierkegaard jusqu’à Heidegger. Et parce qu’il a su correspondre à ce moment de l’histoire universelle qui voulait que, après être passée par l’esprit germanique, la pensée absolue, celle qui fixe l’histoire, revînt dans le monde latin et précisément en France.

Car qu’est-ce que l’esprit germanique ? Bernard Bourgeois, dans un livre récent(2), dit qu’il se caractérise par la réconciliation du Moi et du Tout. Ce dont le même auteur montre l’accomplissement, de Leibniz à Hegel, dans la « philosophie classique allemande ». Mais cette réconciliation débouche, voulue immédiatement, sur la soumission du Moi à l’ordre violent du Tout. D’où la dénonciation de la philosophie classique en général, et particulièrement allemande, par la « pensée de l’existence », par ce qui, dans le monde germanique, commence avec Kierkegaard (et avec Marx) et va jusqu’à Heidegger — si important pour Lévinas. Au-delà du Tout immédiat, et de l’illusion d’autonomie dans laquelle il fait vivre, cette pensée de l’existence affirme une hétéronomie radicale, la vérité comme altérité, comme l’Autre et comme relation ex-sistante à cet Autre, dans l’épreuve de la finitude. Mais, au nom de la finitude, qui sinon serait perdue, elle refuse de poser explicitement, dans un savoir rationnel pur, le Tout nouveau que la loi de cet Autre ordonnerait. Toute pensée philosophique supposant constitutivement le Tout, la pensée de l’existence laisse en fait inébranlé le Tout traditionnel qu’elle prétendrait combattre. Et l’on en reste aux conséquences violentes et sacrificielles de la réconciliation voulue immédiatement du Moi et du Tout. La deuxième époque de la philosophie germanique rejoint la première !

Lévinas sait tout cela. De là sa critique, dans Totalité et Infini, contre le Tout, au profit de l’Infini, de la relation à l’Autre comme relation à l’Infini. Et le mouvement par lequel il ramène la pensée absolue en France. Car qu’est-ce que l’esprit français, sinon l’objection, par le Moi, contre le Tout ? Lévinas ne relève certes pas de l’existentialisme français, et de son abstraite opposition du Moi et du Tout. Lui n’a rien laissé perdre de ce qu’ont apporté Kierkegaard et surtout Heidegger (après Husserl). Mais il déplace l’hétéronomie, de telle sorte qu’elle ne puisse plus reconduire, comme le sacré heideggérien, vers la fascination traditionnelle pour le lieu et les racines(3), vers le refus sacrificiel de l’Autre réel. La relation à l’Autre, certes relation à l’Autre absolument Autre (à l’Infini), doit être vécue pour lui dans la relation à l’Autre réel. Non pas relation à l’être, neutre et impersonnel, mais à l’étant. L’Autre « se trouve » (au sens du trope, on le verra) dans l’Autre étant. Le visage de l’autre sujet est « dans la trace de l’Autre »(4). Lévinas passe donc bien, par cette relation, religieuse pour lui, au-delà de toute totalité immédiate (« Nous proposons d’appeler religion tout lien qui s’établit entre le Même et l’Autre, sans constituer une totalité »(5)). Où il retrouve la mise en doute cartésienne, l' »idée de l’Infini » chez Descartes lui apparaissant comme la formulation très exacte de cette relation, qui est un désir et, comme il dit, un « à-Dieu »(6).

Mais Lévinas ne peut pas s’en tenir à la critique de la totalité. Car la relation à l’Autre est toujours d’abord relation (éthique, religieuse) à l’Autre réel. De sorte qu’il faut, au sujet, poser cet Autre comme raison, devant laquelle lui-même doit se justifier, en donnant ses raisons, et justifier de même tout ce qui est, et répondre de cet Autre. Lévinas est donc amené, au-delà de tout heideggérianisme, à affirmer l’exigence éthique d’un savoir rationnel pur qui dirait la relation. Savoir qui n’est cependant pour lui qu’une exigence. On peut alors se demander si la psychanalyse, telle que Lacan l’a reprise de Freud (et en affirmant lui-même, outre son « retour à Freud », un « retour à Descartes »), ne permettrait pas que ce qui n’est que perspective chez Lévinas, la responsabilité ne pouvant jamais valoir objectivement pour l’autre sujet, devînt réalité. Par la grâce que le psychanalyste fait au patient. Un savoir philosophique nouveau serait dès lors déterminable. A partir de l’acte d’autonomie ex-sistante qu’on peut faire apparaître, d’une part dans la substitution selon Lévinas, celui-ci la présentant comme le « trope contradictoire de l’un pour l’autre » (7) par lequel le Moi fait de tel autre sujet son Autre, et d’autre part dans la métaphore (ou substitution métaphorique) selon Lacan.

Après l’objection la plus absolue contre le Tout, après l’Holocauste, la réconciliation reviendrait donc néanmoins. Et n’est-ce pas décisif pour le judaïsme, dont Lévinas souligne à la fois la position éthique pure, hors histoire et la jugeant, et l' »acceptation désormais irréversible de l’histoire universelle »(8) ? N’avons-nous pas à répéter, pour le savoir philosophique, la même fondation qui fut faite politiquement pour l’Etat d’Israël ? Réconciliation vers laquelle allait, trop tôt, Spinoza — mais sans doute parce qu’il savait les risques, encourus pour tous par le peuple juif, de l’objection. Réconciliation vers laquelle, après être venu vers nous Français, nous guide, trop tard, horriblement trop tard, mais avec bonheur, Lévinas.