Articles et conférences

(t. III, Les œuvres philosophiques, sous la direction de Jean-François Mattéi), Paris, PUF, 1992

Eléments biographiques

Jacques Lacan est né à Paris le 13 avril 1901. Après des études classiques de psychiatrie, où il est marqué par les conceptions de G.G. de Clérambault, il découvre la théorie freudienne, comme le montre sa thèse soutenue en 1932 sous le titre De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Durant toutes ces années, il fréquente divers milieux littéraires, en particulier surréalistes (il est lié à Dali), collabore à l’Encyclopédie française d’H. Wallon, où il publie Les complexes familiaux (1938), suit, avec notamment Bataille, Queneau, Merleau-Ponty, le séminaire de Kojève sur Hegel. En 1936, au Congrès de Marienbad, il fait une intervention sur le « Stade du miroir », qui restera un moment marquant de l’évolution de sa pensée. A partir de 1953 et jusqu’à sa mort il tient un séminaire (successivement à l’hôpital Sainte-Anne, à l’Ecole Normale Supérieure, à la Faculté de droit de l’Université de Paris, et enfin dans les locaux de l’Ecole qu’il a fondée), où il exerce une influence considérable, par sa personnalité impériale et provocatrice, et par le contenu de son enseignement, présenté d’abord comme une relecture de Freud. La parution en 1966 du recueil de ses articles majeurs sous le titre Ecrits le fait ranger parmi les penseurs qu’on a appelés « structuralistes ». Nommé en 1938 membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris, il est en 1953 à l’origine d’une première scission et de la fondation de la Société Française de Psychanalyse, puis, en 1963, son enseignement ayant été mis à l’index par l’IPA (Association Psychanalytique Internationale), d’une deuxième scission. Il rompt alors définitivement avec l’Association héritée de Freud, et crée l’Ecole Freudienne de Paris, dissoute en 1981 (peu de temps avant sa mort survenue le 9 septembre 1981), et remplacée par l’Ecole de la Cause Freudienne. Diverses écoles se réclamant du nom de Lacan se forment alors en France et à l’étranger.

Quelques temps significatifs dans le mouvement de l’enseignement de Lacan

1) Le séminaire, livre II, le Moi dans la théorie de Freud et dans la pratique de la psychanalyse1

Dans ce séminaire, Lacan précise la dualité fondamentale qu’il avait introduite l’année précédente pour sa reprise de Freud entre l’imaginaire et le symbolique, celui-ci caractérisant le langage d’après la linguistique contemporaine (Saussure), comme différence pure, valeur purement différentielle, finitude — et c’est pour Lacan l’inconscient —, celui-là déterminant la prétendue unité parfaite et plénitude, la totalité illusoire au nom de laquelle l’inconscient est refusé de quelque manière, et notamment refoulé (dans la névrose). Au-delà de ce qu’il peut y avoir de scientiste dans la perspective générale de Freud, Lacan fait alors apparaître la proximité de la psychanalyse et de la pensée contemporaine après Hegel (c’est la « pensée de l’existence », de Kierkegaard à Lévinas, en par Heidegger), laquelle pose une finitude radicale et une dépendance essentielle par rapport à un Autre absolu. Mais le mouvement de son enseignement conduira peu à peu Lacan vers le propre de l’inconscient par rapport à l’existence, l’affirmation d’une consistance et positivité de l’imaginaire, d’une possibilité d’autonomie malgré la finitude et l’hétéronomie — jusqu’au savoir rationnel pur, celui de la philosophie, qu’en tant que psychanalyste il ne pourra cependant pas poser comme tel.

Lacan part ici du problème du moi — terme majeur où se présente dans la modernité l’illusion traditionnelle de l’idéal d’unité parfaite et de pure sphéricité. Déjà Kierkegaard dans Crainte et tremblement critique chez Kant et chez Hegel (au fond, parménidien) cette visée de sphère. Et maintenant Lacan: « Ce qu’on nous propose comme but de l’analyse, c’est de l’arrondir ce moi, de lui donner la forme sphérique où il aura définitivement intégré ses états disjoints » (p. 282).

Contre ce moi (dont Lacan dira d’autres choses, et plus positives), il y a à faire apparaître l’inconscient, et le sujet qu’il implique. D’où diverses dualités, qu’on pourrait retrouver sous telle ou telle forme dans la pensée de l’existence. D’abord l’imaginaire et le symbolique — et là Lacan insiste sur l’importance de la machine qui est « liée à des fonctions radicalement humaines » et « incarne l’activité symbolique la plus radicale chez l’homme » (p. 94-95) (l’animal, lui, étant une « machine bloquée » — par le finalisme biologique). De même le principe de plaisir (ordre narcissique, libidinal) et l’au-delà du principe de plaisir, où Freud a découvert la pulsion de mort (cf. p. 375). C’est ce qui se présenterait encore, de façon plus subtile, avec le savoir et la vérité. Car le savoir résulte du symbolique, mais d’un symbolique qui s’est déposé, et vaut alors dans l’anticipation, comme imaginaire, face à quoi la vérité est le symbolique vrai, à l’état naissant, inanticipable (cf. p. 29). Ce serait encore la dualité de la jouissance et du désir, qu’on retrouverait chez Lévinas.

Par rapport au moi et à l’imaginaire, l’inconscient surgirait donc comme l’Autre absolu du langage (le signifiant, le symbolique), qui interdit la jouissance à qui veut entrer dans la parole (c’est l’Œdipe symbolique, la reprise avec le symbolique du complexe d’Œdipe freudien) et à qui doit assumer, dans une parole pleine, la signification qui en résulte et qui est finitude.

2) Le séminaire, livre III, Les Psychoses2

Déjà se marque nettement, par la considération de la psychose à laquelle Lacan a toujours été particulièrement attaché (cf. sa thèse de psychiatrie sur la Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité), ce qui, avec l’inconscient, va au-delà de la pensée de l’existence et de l’hétéronomie, vers l’autonomie et la positivité de l’imaginaire. Car le psychotique est peut-être le for-cené, l’hors sens, mais en même temps, pour Lacan, « la psychose est pleine de sens »3 — et cela, peut-on dire, parce qu’elle se justifie au nom d’un sens absolu, posé dans l’autonomie, malgré la finitude, et dont on verra qu’il est bien réel (imaginaire positif). Mais ce sens ne peut s’établir effectivement qu’en passant par l’épreuve de la finitude impliquée par le symbolique, de la castration, que le psychotique, « complètement identifié à son moi » (p. 23), refuse absolument, « rejette » ou, comme Lacan le dira ensuite, « forclôt ».

C’est en effet d’un rejet qu’il s’agit dans la psychose, comme Lacan le précise en reprenant longuement le cas du Président Schreber analysé par Freud. Rejet de l’Autre, du symbolique, et plus exactement du Nom-du-Père comme ce qui, dans cet « Autre comme lieu du trésor du signifiant » (le symbolique), en détermine la signification pour le sujet à venir et constitue l’« Autre comme lieu de la loi »4. Rejet dans le réel (troisième terme avec l’imaginaire et le symbolique de la triade fondamentale de Lacan), au sens où le réel est le lieu du surgissement imprévisible et où l’Autre, et précisément le Nom-du-Père, est renvoyé dans le réel et ne se dépose pas comme symbolique parce que le psychotique refuse d’en être le sujet, de le reconnaître. D’où l’impossibilité du dialogue, le « noyau d’inertie dialectique » (p. 32) caractéristique du délire et marqué dans le néologisme comme mot pleinement signifiant renvoyant à une illusoire signification absolue close à tout ce qui vient de l’Autre ; et finalement l’effondrement de toute signification dans le phénomène de l’hallucination, où « ce qui est refusé dans l’ordre symbolique reparaît dans le réel » (p. 21) — pur signifiant.

Ce que n’effectue pas le psychotique, et qu’il y a à effectuer pour se faire le sujet de la signification fondamentale, et qui déjà dans la névrose a été commencé, c’est la métaphore. Dans deux séances décisives du séminaire, Lacan introduit la métonymie et la métaphore comme les deux phénomènes rhétoriques où il retrouve les processus fondamentaux de l’inconscient d’après Freud, déplacement et condensation. La métonymie caractérisant l’articulation purement différentielle du signifiant et ce que le psychotique peut accepter du symbolique. La métaphore comme « point de capiton » (p. 303) marquant l’émergence, dans le signifiant, de la signification — ce que le psychotique refuse. Pour le sujet humain voué à une radicale finitude, c’est la métaphore paternelle par quoi est posé le Nom-du-Père. Ainsi, parmi divers exemples donnés par Lacan, la venue de la « crainte de Dieu » pour dégager la signification de la scène initiale d’Athalie.

Si le psychotique refuse la métaphore, c’est sans doute parce qu’il ne veut pas quitter une mythique (mais peut-être aussi réelle) signifiance absolue originaire en deçà de toute signification, consistance pure du réel, celle qu’on va voir être celle de la Chose (cf. la « paix du soir », p.156-157), et à quoi le Nom-du-Père est ramené dans l’hallucination.

3) Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse5

Lacan s’interroge ici sur la portée éthique de la psychanalyse, et plus précisément sur ce que le sujet a à effectuer dans la cure, et sur le bien vers lequel il s’agit d’aller. Et place majeure doit alors être donnée à cette consistance de l’imaginaire qui fait problème. Car on part du rapport à la « Chose », lieu premier de l’inconscient, identité originelle mythique (et réelle aussi, comme on va le voir) à laquelle il faut renoncer, et dont il faut accepter la finitude radicale, et on vise à produire sur un autre plan, dans la « sublimation », une nouvelle identité et consistance.

Une opposition essentielle traverse tout le séminaire et oriente le propos général de Lacan : déterminer l’éthique vraie impliquée par la psychanalyse contre ce qui se donne d’abord comme l’instance morale dans la psychanalyse, le surmoi. Le sujet « doit-il ou ne doit-il pas se soumettre à l’impératif du surmoi, paradoxal et morbide ? Son vrai devoir, si je puis m’exprimer ainsi, n’est-il pas d’aller contre cet impératif ? », se demande ainsi Lacan dès la première séance (p. 16 — cf. avant-dernière séance, p. 358). Il inscrit alors l’éthique de la psychanalyse dans l’histoire en général, et en particulier celle de la pensée éthique, où elle apparaît comme s’opposant à la visée de plaisir et de maîtrise (référence initiale à Aristote), et il souligne que la psychanalyse ne tend ni à un « affranchissement naturaliste du désir », ni même, plus subtilement, à un « apprivoisement de la jouissance perverse » — tout cela renvoyant en fait toujours au surmoi et à la soumission au social qu’il implique. Ethique plutôt du héros tragique (Lacan commente longuement l’Antigone de Sophocle), de celui qui va seul vers son désir (ainsi l’Œdipe de la tragédie, qui « n’a pas de complexe d’Œdipe »), contre l’« homme du commun » pris dans la haine, la culpabilité et la crainte. Contre cette illusoire culpabilité, nulle faute vraie que d’« avoir cédé sur son désir ».

L’éthique de la psychanalyse va dès lors dans le sens de celle de la pensée de l’existence : « affronter celui qui la subit [l’analyse] à la réalité de la condition humaine » (p. 351), c’est-à-dire à la finitude – et cela en passant outre aux interdits du surmoi et en allant vers ce qu’ils supposent comme le bien absolu, le corps maternel comme Chose primordiale. Mais la Chose s’efface comme signifiance pure et Souverain Bien, et ne reste que l’objet, non signifiant, portant le destin de finitude. Posant cette visée de la Chose et son effacement dans l’objet, l’éthique est alors sublimation. Laquelle serait la reprise, sur un autre plan, de la pulsion, précisément comme sexuelle, dont elle marque la différence avec l’instinct et indique le fond de mort (cf. p.133) ; et, par rapport au monde d’objets dans lequel on est pris, l’« élévation de l’objet à la dignité de la Chose », jusqu’à la création.

Mais on doit ajouter que l’éthique de la psychanalyse conduit en fait au-delà de la pensée de l’existence, vers la consistance de l’imaginaire et l’autonomie — même si Lacan ne le dit pas comme tel, pour des raisons qu’on verra essentielles à la position du psychanalyste. Car la sublimation, comme écriture, n’est pas seulement affrontement au vide, à la finitude, à la castration, mais aussi visée de consistance qui s’accomplit lorsqu’est posée sur la « page » toute la structure du désir et de l’existence, qui est celle de la métaphore (cf., dans les Ecrits, « L’instance de la lettre dans l’inconscient » et « Du traitement possible de la psychose »).

4) Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse6

Apparaît maintenant le plan sur lequel la psychanalyse devra tenir compte de sa consistance comme savoir — celui de l’histoire qui, guère évoquée que dans la première et surtout dans la dernière séance, donne la flèche de ce séminaire. Contre le finalisme « hégéliano-marxiste », Lacan souligne, mentionnant le « drame du nazisme », ce que la psychanalyse démontre : la prise commune, brisant toute histoire, dans la « fascination du sacrifice », dans l’« offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice » (p. 246-247). Conséquence, peut-on préciser, de la soumission au surmoi — que justement la psychanalyse met en question, ouvrant en cela, par le transfert qu’elle introduit dans le monde social, à une véritable histoire. Car elle n’est, comme le note Lacan, ni la religionqui pose l’aliénation fondamentale du sujet, mais l’y laisse, ni la science qui suppose sa séparation, mais « oublie » l’aliénation — et en fait la prolonge, peut-on ajouter. Partant de l’aliénation la psychanalyse fait advenir la séparation, et en ce sens libère — ce qui rejoint le projet même de la philosophie ; mais, se demandant si la psychanalyse est une science, et ce qu’il en est d’une science qui inclut la psychanalyse, Lacan ne donne encore rien ici qui permette de rapporter précisément la psychanalyse à la philosophie.

C’est dans cette visée, qui donne place essentielle au transfert, qu’on peut présenter les « quatre concepts fondamentaux ».

D’abord l’inconscient, dont « le statut est éthique », au sens où, s’il n’est pas posé— et il l’est par un acte éthique, et il ne peut jamais l’être absolument —, il relève simplement du « non réalisé », de l’« évasif ». Parlant de Freud et du doute à propos des rêves où Freud, par un acte éthique, voit une manifestation des pensées du rêve et fonde sa certitude, Lacan fait alors référence à Descartes, plusieurs fois évoqué au cours du séminaire.

Puis la répétition qui est ce que doit affronter l’éthique et par quoi il faut passer pour poser l’inconscient. C’est la « rencontre manquée » (p. 54) de la Chose où surgit l’objet comme reste, marquant la division du sujet — rencontre qui doit être revoulue dans la sublimation, jusqu’à l’œuvre. Ainsi pour la rencontre où surgit l’objet regard, jusqu’au tableau comme « déposition du regard » (p. 104).

Ensuite le transfert, qui n’est pas la mauvaise répétition, celle d’un ratage (p. 131, et n’a pas à être « liquidé » (p. 240-241), mais qui permet l’éthique et fait passer outre à la fascination parce que le psychanalyste s’y donne comme objet-déchet.

Enfin la pulsion, comme ce que, au-delà du désir, laisse venir le transfert. Réalité sexuelle de l’inconscient. Finitude. Rapport à l’objet non signifiant qui n’est plus l’objet illusoirement absolutisé de la libido (cf. p. 180), l’objet pris pour la Chose — la « Chose rabaissée à l’indignité de l’objet », pour reprendre en l’inversant la formule de Lacan sur la sublimation.

5) Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse7

S’interrogeant sur la « place de la psychanalyse dans le politique » (p. 90), Lacan montre dans ce séminaire que, si la psychanalyse peut introduire le transfert dans le monde social et intervenir dans l’histoire, c’est pour autant qu’elle est non pas science, mais discours. Comme telle elle peut alors être articulée précisément à la philosophie et devenir lieu de la consistance recherchée. Mais Lacan se borne ici à la présenter comme l’un des quatre discours fondamentaux qui organisent le monde social — et qui viennent en réponse à la question fondamentale, pourrait-on préciser dans la perspective de la philosophie.

A partir de la structure quaternaire constitutive de l’inconscient, il élabore ainsi une théorie systématique, structurale, des discours.

D’abord le discours du maître (l’« envers de la psychanalyse »), qui fixe la fascination. Le maître est celui qui a sublimé, renoncé à la jouissance, et qui reçoit en retour de l’esclave qui y reste pris la « plus-value », le « plus-de-jouir » (références critiques ici à Hegel et à Marx). C’est le père mythique de la horde primitive, celui du complexe d’Oedipe — à l’évidence duquel Freud s’en est tenu. Mais le complexe d’Œdipe est « un rêve de Freud » et doit être analysé (p. 135).

Puis le discours de l’hystérique, de ceux qui cherchent des maîtres sur lesquels ils règnent parce qu’ils les supposent pris eux aussi malgré tout dans la jouissance ; mais c’est se laisser prendre par l’illusion de la complémentarité (d’abord sexuelle — « hystérisation du discours », p. 35-36) et s’en tenir à la fascination.

Ensuite le discours universitaire qui semble libérer, par le savoir, de la fascination, mais n’en est qu’une forme renforcée, où ne passe à l’autre que l’exigence de renoncement à la jouissance et l’idéal de maîtrise auxquels dans ce cadre il ne peut satisfaire.

Enfin le discours psychanalytique. Au-delà de la philosophie, laquelle sous toutes ses formes, magistrale, hystérique, voire universitaire, reste pour Lacan une « entreprise fascinatoire au profit du maître » (p. 23), ce discours seul, parce qu’il est tenu de la place de l’objet qui marque le destin de finitude, libère effectivement de la fascination. Mais sans nulle perspective d’une disparition de la fascination pour le maître — ce que la finitude justement reconduit. D’où l’affirmation d’une « honte de vivre » sur quoi Lacan termine. Si une histoire doit être concevable avec la psychanalyse, elle devra en tenir compte.

6) Le séminaire, livre XX, Encore8

Ici apparaît la première détermination positive de la consistance de l’imaginaire, sans que pour autant elle soit encore posée comme telle. C’est la jouissance en soi, ou jouissance pure, celle d’abord de la sublimation et du savoir (et qui devra ensuite être rétablie pour la Chose originelle — pour le « réel » du nœud borroméen). Jouissance non sexuelle, prise, non pas au signifiant phallique, qui en marque au contraire l’effondrement, mais au signifiant verbal comme signifiant pur, au-delà (et en deçà) de la finitude. Lacan parle de jouissance mystique, ou de l’Autre, ou de l’être, ou de la parole — et du corps comme « substance jouissante » (p. 26).

Une opposition décisive (et au fond constante dans tout son enseignement, comme on l’a vu) traverse alors son propos.

D’un côté l’ordre du surmoi et de la fascination — que met en question la psychanalyse. C’est celui de la confusion entre jouissance sublimatoire et jouissance sexuelle, la première perdue comme telle et ramenée à la seconde, celle-ci déniée dans sa finitude et élevée illusoirement à l’absolu. Affirmation du « rapport sexuel » (de la complémentarité des sexes). Sexualisation de tout. Présence partout de la libido — ce qui se marque, sur le plan du discours, par la bêtise (p. 17 sq). Confusion aussi de l’amour et de la haine, celui-là faussé et pris dans le cadre général de celle-ci (l’« hainamoration », p. 84). Tout cela correspondant à ce qu’on peut appeler le « monde traditionnel ». Illusion du monde comme totalité exclusive et suffisante (p. 43). Monde du devoir comme soumission à la jouissance communautaire (ainsi d’emblée Lacan : « Le droit n’est pas le devoir. Rien ne force personne à jouir, sauf le surmoi. Le surmoi, c’est l’impératif de la jouissance — Jouis !», p. 10). Monde où le savoir se transmet initiatiquement, comme « savoir de la jouissance » – et toutes les religions s’en parent, disait Lacan l’année précédente de son séminaire, sauf la chrétienne, et c’est la même « sagesse » que veulent encore les Présocratiques, et avec quoi rompt Socrate. Ce que Foucault a pu glorifier dans la Volonté de savoir comme ars erotica contre la psychanalyse.

De l’autre côté l’ordre que le discours psychanalytique par son seul avènement introduit. Non plus confusion (cf. p.77) des deux jouissances, mais leur séparation (leur analyse — cf. celle déjà évoquée pour le complexe d’Œdipe et le père de la horde), qui ne peut être, du fait de la finitude, que « courte et limitée », disait-il l’année précédente. Position d’une part de la jouissance sexuelle comme finitude ; affirmation qu’« il n’y a pas de rapport sexuel » (p. 35); théorie de la différence des sexes comme s’infligeant l’un à l’autre leur manque — la femme comme objet, mais aussi comme Chose (et, comme telle, ayant une « jouissance supplémentaire », liée à une sublimation donnée d’emblée — p. 68), l’homme comme sujet, mais aussi comme Autre (et là la jouissance en plus est à conquérir, par la sublimation à venir). Dégagement en propre d’autre part de la « jouissance constitutive de l’être parlant », pour laquelle il faut payer, « beau-coût » (p. 89), en renoncement à la jouissance. Ainsi pour ceux qui savent et desquels « se fait la lettre » (p. 90). Séparation alors de l’amour et de la haine, dans ce qu’il peut y avoir d’amour pur — la « lettre d’amour ». Tout cela caractérisant ce qu’on appellera le « monde historique ». Monde du droit. Pour lequel « il n’y a pas d’initiation » ni de savoir de la jouissance. C’est celui de la psychanalyse, mais aussi du christianisme (s’élevant avec saint Paul contre le savoir de la jouissance des Romains, et « restituant le monde à sa vérité d’immondice », de fantasme réalisé, p. 17 et 98). De même du judaïsme, comme on pourrait le voir lors du séminaire ici présenté juste après. Et encore de Socrate — et en général de la philosophie, même si Lacan ne le dit pas.

7) Le séminaire, livre XXII, RSI9

C’est dans ce séminaire que Lacan en vient à la détermination comme telle de la consistance de l’imaginaire — par le nœud borroméen où sont noués et font un les trois termes fondamentaux, les trois « ronds de ficelle » du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Ternaire de toute pensée spéculative, où l’on retrouve le « cercle de cercles » de l’Encyclopédie de Hegel, même si c’est maintenant topologie et signifiance. D’où l’affirmation de Lacan lors du séminaire de l’année suivante : « En somme — pardonnez à mon infatuation — ce que j’essaie de faire avec mon nœud bo n’est rien de moins que la première philosophie qui me paraisse se tenir ».

« Ce dont je m’occupe cette année, précise Lacan, c’est de penser le réel d’un effet de sens » (séance du 11/2/75). Cet effet de sens, il le pense à partir de la signifiance dans la figure du nœud borroméen où trois « ronds de ficelle » deux à deux indépendants sont noués par un troisième, et où il situe les trois termes constants de son analyse, lui-même rappelant que « c’est l’ordre exploré à partir de son expérience qui l’a conduit à cette Trinité infernale » (18/2/75). Effet de sens, comme sens réel, mais produit, par un don de sens (c’est l’esprit). Ainsi, dans la cure, par le dire du psychanalyste qui « va plus loin que la parole » (11/2/75), de même que le sens va plus loin que l’équivoque (10/12/74). Car ce n’est que par ceux-là (= sublimation) qu’on peut laisser être réellement celles-ci (= l’ex-sistence, plusieurs fois évoquée, avec Descartes et Kierkegaard).

Et cet effet de sens, Lacan, suivant toujours la même opposition, l’avance contre ce qu’il appelle clairement l’« effet de fascination », et qu’on peut relier à ce qu’il dit du symptôme, du Nom-du-Père, de ce quatrième rond de ficelle supposé alors faire tenir ensemble les trois autres et à quoi Freud, qui, « contrairement à un nombre prodigieux de personnes, de Platon à Tolstoï, n’était pas lacanien », à nouveau s’en serait tenu — c’est le « complexe d’Œdipe » — à la « réalité psychique, et qui n’est rien que la réalité religieuse » (11/2/75). Et Lacan montre, par le nœud borroméen, en quoi on peut se passer de ce quatrième terme et passer outre à la névrose — ce qui serait, précise-t-il, un « progrès dans l’imaginaire ».

Reste que, s’il suppose le réel de l’effet de sens — et rejoint la Trinité logique de Hegel et celle du christianisme (la « vraie religion ») —, le discours psychanalytique lui-même ne peut pas le poser comme tel. Et Lacan devra finalement se dédire de ce qui est ici introduit, rejeter la philosophie comme l’« erre irrémédiable » (17/12/74) et revenir au symptôme — et à la « père-version » qui le fait tenir (cf. 21/1 et 18/4/75), à la Trinité comme infernale). Ainsi dans le séminaire suivant Le sinthome. S’il en était venu là, c’était à cause du rapport du discours psychanalytique aux autres discours et au problème de l’histoire — comme Freud avec ses textes tardifs sur la religion et le malaise dans la civilisation. Et ce serait peut-être à la philosophie quand même de poser comme telle cette vérité de l’inconscient.