Articles et conférences

Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2005, n° 2 (avril-juin), Paris, PUF

Certes la philosophie commence avec l’affirmation de l’Autre, de l’altérité. C’est ce qu’on voit dans LeSophiste, quand Platon fait commettre à l’Étranger d’Élée le parricide contre Parménide. Pourra dès lors être absolument justifié dans le discours, comme le veut la philosophie, le dialogue proposé par Socrate — dialogue qui est la raison en tant qu’elle est d’abord supposée en l’Autre et qu’elle doit être ensuite rendue à l’Autre. Mais l’altérité selon la philosophie classique, de Platon à Hegel, apparaît à la pensée contemporaine depuis Kierkegaard comme une altérité formelle, inessentielle, qui reste soumise à l’identité ordinaire et fausse. Pour cette pensée, l’altérité réelle, vraie, essentielle, surgit en faisant s’effondrer une telle identité ordinaire, toujours déjà là, et elle introduit l’identité vraie, identité vraie qui est alors celle de l’existence, de l’existence essentielle. Or la pensée qui proclame ainsi l’existence soutient d’abord qu’il est impossible de poser comme telle, dans le discours, pareille altérité. Cette pensée risque donc de laisser l’altérité se fausser à nouveau, comme elle s’était faussée dans la philosophie classique. Et en tout cas elle ne peut pas accomplir ce que Platon avait voulu, et qui caractérise en propre la philosophie, justifier absolument le dialogue socratique. C’est là, selon nous, qu’intervient l’inconscient, pour autant que, terme par excellence de l’Autre pour la conscience, il permet de penser jusqu’au bout, dans le discours, l’altérité essentielle(1). Suivons à ce propos l’affirmation de l’inconscient. Montrons d’abord que, si cette affirmation doit commencer, avec Freud, dans le discours de la science, elle fait dépasser ce discours, qui ne peut pas être en propre celui de la psychanalyse. Montrons ensuite que, si cette affirmation se fait alors, avec Lacan, dans le propre discours de la psychanalyse, elle fait dépasser ce discours lui aussi, qui ne peut pas socialement faire accepter l’inconscient ni se faire accepter lui-même. Et montrons enfin que, si cette affirmation s’accomplit dans le discours de la philosophie, elle ne le peut — et ce discours ne peut devenir le savoir qu’il voulait être depuis Platon — que parce qu’à la fois est alors proclamée la vérité de tous les discours fondamentaux (et de leur affirmation, à chaque fois, de l’inconscient), et parce qu’en même temps est proclamée la vérité de l’Autre absolu au-delà de tous les discours.

Commençons par l’inconscient selon Freud. Inconscient introduit dans le discours de la science — et il fallait commencer par cela. Mais l’inconscient fait passer outre à l’ordinaire discours de la science à quoi s’en tient Freud.

Le terme d’inconscient était déjà apparu dans le discours(2), et notamment dans le discours métaphysico-romantique. Dans ce discours l’inconscient est, au-delà de la conscience ordinaire, l’unité absolue originelle. Unité qu’il y aurait, autant qu’il est possible, à accueillir dans la conscience. Mais le sujet existant en fait n’entre pas dans le travail auquel il est alors appelé, et il reste fasciné devant cette vérité originelle, devant cet inconscient. Face à quoi Freud pressent toute la portée historique qu’il pourra donner à l’inconscient en l’affirmant dans le discours de la science.

L’inconscient, pour Freud, est pensée. Car la pensée elle-même est travail pour faire reconnaître par tous l’essence, qu’elle suppose et recherche comme principe premier. Elle se déploie existentiellement comme conscience, où l’existant, assumant les objections qui lui viennent des autres, et qui lui font « prendre conscience », s’identifie à ces autres. Et affirmer l’inconscient, c’est alors affirmer qu’il y a des pensées qui auraient dû apparaître dans la conscience, mais qui en ont été refoulées, parce qu’elles contredisaient l’image de soi que le sujet existant voulait donner de lui-même à ceux de l’amour desquels il avait besoin. Ces pensées, dès lors, ne peuvent pas être entraînées dans le travail de la pensée consciente, jugées objectivement. Elles restent là, brutes, « absolues », « inconscientes ». Elles s’articulent les unes aux autres, non pas, comme dans la pensée consciente, selon les catégories de l’entendement ou processus secondaires, mais selon les processus primaires, déplacement et condensation. Et Freud les détermine alors comme simples représentations de choses, quand les pensées conscientes seraient ces mêmes représentations en tant que reliées à des représentations de mots, et donc exprimables dans le langage.

Ce que Freud propose à l’existant avec cet inconscient, c’est une thérapeutique. Car l’inconscient est introduit par Freud dans une relation où l’existant arrive avec sa souffrance, son symptôme, et où il veut en être délivré. Et Freud dit alors : dans le symptôme il y a (comme dans le rêve) des pensées inconscientes, refoulées, qu’il faut faire venir à la conscience, pour pouvoir les juger et les objectiver — et la souffrance disparaîtra. Ces pensées, il ne s’agit certes pas pour Freud de les faire venir à la conscience actuelle, qui ne peut plus juger objectivement, faussée qu’elle a été par l’existant au nom de l’image de soi qu’il voulait donner. Mais il faut, sans les juger d’emblée, les laisser venir dans leur articulation inconsciente, jusqu’à atteindre ce qui, en elles, avait fait problème. Et alors seulement ces pensées pourront être jugées objectivement par la conscience redevenue maîtresse d’elle-même. Cette thérapeutique opère donc selon la méthode de l’association libre. Comme toute thérapeutique, elle suppose déjà là l’identité de l’existant. Et elle aura sa positivité pure, notons-le, quand l’existant, ayant, dans la cure ou ailleurs, constitué son identité vraie, devra, comme médecin de soi-même, confirmer une telle identité en accueillant les circonstances toujours nouvelles. Mais elle prend place d’abord — et c’est à cela que s’arrête Freud — dans l’ordinaire discours empirico-scientifique, quand l’existant, s’en tenant à son identité ordinaire, ne veut que protéger cette identité, et que le psychanalyste s’offre à lui comme Θεράπων, Θεραπευτής, serviteur. C’est pour cela, parce que le psychanalyste avec son hypothèse de l’inconscient, ne se propose que comme moyen au service de l’existant, que l’inconscient est alors accepté et accueilli. Sans qu’on mesure le moins du monde à quoi tout cela va conduire !

Ce que Freud suppose dans l’existant pour accéder à la thérapeutique impliquée par l’inconscient comme pensée, c’est le moi. Ce moi se forme, Freud le souligne, par identification. Et il est certes l’image au nom de quoi s’est effectué le refoulement. Mais il peut être aussi, dans l’existant, dans le patient, la bonne image que le psychanalyste lui donne et sans laquelle le refoulement ne pourrait être levé, la bonne image qui devient principe subjectif de synthèse des pensées. Car, si le psychanalyste n’appelle certes pas expressément l’existant à un travail essentiel où il lui faudrait accueillir en soi la loi de l’Autre et advenir par là à une identité nouvelle — on quitterait l’espace de la thérapeutique —, il l’appelle pourtant, même pour Freud, à un travail d’analyse, « travail de lutte contre les résistances » dont, dit Freud, « la tâche incombe au patient »(3) : la thérapeutique analytique se distingue résolument, par là, des autres thérapeutiques. Moi qui assume donc ses pensées — même s’il n’est pas encore, pour Freud, le moi vrai que la philosophie devra, avec l’existence et l’inconscient, proclamer, le moi responsable devant l’Autre et pour l’Autre.

Mais l’inconscient entraîne à mettre en question l’ordinaire discours de la science dans lequel Freud l’avait introduit, et donc à dépasser l’initiale analyse de Freud, quelque vérité qu’elle doive recevoir ultérieurement.

Ce qui fait problème dans l’inconscient tel que Freud le présente, et pour le discours qui est le sien, c’est la sexualité. Car pourquoi le refoulement se produit-il ? Qu’est-ce qui, dans certaines pensées, est insupportable à l’autre dont l’existant veut se faire aimer ? Ceci : qu’il y soit réduit à un simple objet de plaisir, de satisfaction pour l’existant. Or cela caractérise, pour Freud, la sexualité. Sexualité dont Lacan dira très explicitement : « La réalité de l’inconscient, c’est — vérité insoutenable — la réalité sexuelle »(4). Cette sexualité, Freud la montre comme relevant, non de l’instinct (ou encore d’une nature qui serait hors éthique), mais de la pulsion, où l’autre homme n’est plus qu’une « petite chose détachée du corps », du corps propre de l’existant. A la sexualité, nous aurons certes, avec l’existence, à donner sa vérité (par le désir — et cela certes est capital pour la relation, la relation à l’autre, qu’est la psychanalyse), mais elle a d’abord cette réalité.

Ce par quoi la sexualité fait problème, et qui va conduire, au nom de l’inconscient, à passer outre au discours de la science qui est celui de Freud, c’est quelque chose que Freud, dans ce discours, appelle pulsion de mort — et que nous aurons, avec l’existence, à présenter, non seulement dans sa réalité brute, mais aussi dans sa vérité, comme finitude. Car la finitude est en soi cette épreuve de l’existence où l’on s’efface dans son identité à soi, pour l’Autre et la relation à lui. Epreuve à laquelle l’homme est appelé par l’Autre, et que toujours d’abord il rejette. Et cette finitude se rejetant elle-même, cette finitude que nous appelons finitude radicale, n’est autre que la pulsion de mort freudienne. Car la pulsion de mort est selon Freud ce qui, en l’homme comme en toutes choses, va, non pas vers le bien, la vie, l’organisation, mais vers le mal, la mort, la désorganisation. Ce que Freud a découvert dans la « réaction thérapeutique négative », et qui contredit le discours de la science et son utilitarisme. Pareille pulsion de mort, Freud a tendu sans cesse, scientistement, à la condamner comme « spéculative », et cependant, une fois découverte, il l’a maintenue à tout crin jusqu’à la fin(5). Là est le δεινόν par excellence de l’homme, ce δεινόν, ce terrible que Lacan, retraduisant l’Antigone de Sophocle, présente comme « fuite dans des maladies impossibles »(6).

Ce qui permettrait, dans la relation psychanalytique, de résoudre le problème ainsi posé, en assumant la pulsion de mort ou finitude radicale, c’est le transfert. L’un des termes majeurs introduits par Freud. A ce terme nous devrons, avec l’existence, donner sa vérité la plus radicale, pour autant qu’il est hétéronomie, soumission à la loi de l’Autre. Mais Freud lui-même lui donne déjà une portée décisive. Si, pour lui, le transfert doit finalement être « liquidé », liquidé justement parce qu’il est hétéronomie, il doit aussi et d’abord être utilisé. Utilisé comme hétéronomie, comme relation au psychanalyste en tant qu’on veut en être aimé comme on avait voulu l’être originellement de tel Autre. Le psychanalyste utiliserait alors la position acquise auprès du patient pour — au lieu d’être, comme l’Autre originel, principe du refoulement — faire venir les pensées refoulées, et entraîner le patient dans le travail de l’analyse. Freud toutefois, qui a dû reconnaître la pulsion de mort, doit reconnaître aussi que, là même où l’homme veut le plus absolument se faire aimer de tel autre, il veut toujours aussi, par cet autre, être absolument condamné. Le moi, pour maître qu’il se veuille consciemment, resterait soumis inconsciemment aux injonctions de cet Autre — que Freud appelle alors Surmoi. Surmoi qu’il dégage, dans sa deuxième et ultime topique, comme fonction structurante, en articulation avec le Ça et le Moi. Et qui est bien alors, à l’extrême du discours de la science, et excédant même ce discours, l’Autre radicalement Autre, mais comme figure fausse de cet Autre.

Venons-en maintenant à l’inconscient selon Lacan. Inconscient enfin établi dans le discours qui est le sien, celui de la psychanalyse. Mais même ce discours devra, au nom de l’inconscient, être dépassé.

Au-delà de Freud, mais reprenant bien sûr la chose même que Freud avait désignée par ce terme, Lacan montre l’inconscient freudien dans sa relation essentielle avec l’existence proclamée par la philosophie contemporaine. L’inconscient est alors l’Autre absolument Autre, mais comme Autre vrai, à présent.

L’inconscient, pour Lacan, est, non pas d’abord pensée, mais langage. Car Lacan hérite du problème laissé par Freud. Il lui faut justifier l’hypothèse de l’inconscient autrement que Freud ne l’avait tenté dans le discours empirico-scientifique. Et il le fait en s’appuyant sur les sciences humaines naissantes (notamment la linguistique) et surtout sur la pensée philosophique contemporaine (pour nous, pensée de l’existence), et en déterminant l’inconscient comme langage. Non pas le langage inessentiel à quoi en était restée la pensée classique (langage signifiant, mais par le seul fait de la signification qu’il exprime). Mais un langage essentiel, dont la signifiance ne s’explique par rien d’autre, signifiance pure produisant la signification et, avec cela, la finitude, mais une signification qui peut avoir sa consistance pour autant que cette finitude est assumée jusqu’au bout. Certes ce langage est d’abord faussé par l’existant. Mais il retrouve sa vérité dans les figures de la métonymie et de la métaphore, qui correspondent, pour Lacan, au déplacement et à la condensation chez Freud. Métonymie où l’existant, de signification en signification, va jusqu’à l’Autre absolu, lieu premier de la parole, et par rapport auquel avant tout il existe. Métaphore où l’existant, reconstituant, par substitution, la signifiance pure, s’identifie à cet Autre, et advient comme parlant.

Ce que Lacan propose à l’existant avec cet inconscient, c’est, non plus d’abord une thérapeutique, mais une éthique — la guérison, dit-il reprenant l’Écriture, viendra par surcroît. Car qu’est-ce, pour l’existant, que s’affronter à la vérité inconsciente surgissant dans le langage ? C’est s’affronter à son existence, et donc à sa finitude, mais comme finitude radicale, c’est-à-dire comme finitude qui d’abord rejette cette existence et la finitude qu’elle fait éprouver, et qui n’en vient qu’ensuite à se reconnaître elle-même — et cela en réponse à un appel de l’Autre comme Autre absolument Autre, comme Autre absolu. C’est donc être appelé et à reconnaître le rapport d’abord négatif que lui-même entretient à l’existence et à accéder à un rapport positif — selon une diversité de rapports déterminés structuralement par la pensée de l’existence comme par la psychanalyse (en l’occurrence, psychose, perversion, névrose et sublimation). C’est — alors que la thérapeutique déploie une identité déjà là — être appelé à une identité nouvelle et vraie, contre l’ancienne et fausse. Ethique, mise au centre par la psychanalyse comme par toute pensée qui affirme l’existence (« Le statut de l’inconscient, que je vous indique si fragile sur le plan ontique, est éthique », dit ainsi Lacan(7)). Et cela même si la psychanalyse en fait ne parle que de la castration, en tant que reconnaissance de la pulsion de mort ou finitude radicale, sans dire davantage de l’identité vraie alors atteinte, et sans dire non plus que l’Autre absolu est alors, comme absolu auquel chacun a à s’identifier, le Bien lui-même.

Ce que Lacan suppose dans l’existant pour accéder à l’éthique impliquée par l’inconscient comme langage, c’est la grâce. Car l’existant toujours d’abord se fabrique, par pulsion de mort, un Autre absolu faux ou Surmoi dont il se veut le déchet. Surmoi qui, d’après Lacan, est « à la fois la loi et sa destruction », ou encore « haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses », mais aussi « béance ouverte dans l’imaginaire par tout rejet des commandements de la parole »(8). Et ce n’est qu’en s’effaçant comme le Surmoi qu’il est devenu pour lui, en se réduisant librement à l’objet sexuel comme déchet, et en se rapportant à l’existant, à la parole de l’existant, comme lieu de la vérité et de la loi, que le psychanalyste peut à celui-ci ouvrir l’espace éthique de la cure. Or cela n’est autre que la grâce qu’il lui dispense et lui communique. Grâce de l’inconscient même, puisque l’analyste, quand il l’affirme, est supposé conscience souveraine qui sait ; qu’il s’efface alors comme une telle conscience ; et qu’il montre la vérité dans la parole à venir du patient. Grâce qui est celle, bien sûr, de Socrate, avec son non-savoir. Grâce que suppose toute pensée qui affirme l’existence. Et grâce pour laquelle Lacan lui-même, qui l’évoque à maintes reprises, fait référence au christianisme (« La mesure dans laquelle le christianisme nous intéresse, j’entends au niveau de la théorie, se résume, dit-il ainsi, au rôle donné à la grâce »(9)).

Mais, si l’inconscient est bien montré par Lacan comme relevant en propre d’un discours que lui-même appelle le discours de la psychanalyse, l’inconscient ne peut, par ce discours, être établi socialement, et fait donc signe vers un autre discours.

Ce qui fait problème dans l’inconscient tel que Lacan le présente, et pour le discours psychanalytique dont il se réclame, c’est justement le discours lui-même. Car d’une part Lacan affirme le discours. Pour lui (et c’est le plus propre de sa conception), la psychanalyse n’est pas science (ou quelque pratique thérapeutique qui en découlerait), mais, de même que la philosophie, discours. Discours, comme réponse à la question de l’être et comme raison voulant se faire reconnaître de tous, mais, cette fois-ci, discours disant l’inconscient. Et Lacan, à partir de la structure quaternaire de l’inconscient, détermine quatre discours fondamentaux (dont celui de la psychanalyse, outre ceux de la science — pour lui, discours de l’hystérique — et de la philosophie — pour lui, discours universitaire). Mais d’autre part Lacan affirme aussi (légitimement de son point de vue) que, de ces discours, seul celui de la psychanalyse peut passer à l’existant comme sujet individuel, être vrai pour lui. Par ce discours l’existant s’arracherait à sa soumission au surmoi et adviendrait comme individu. Et cela du fait de la grâce de l’inconscient. Mais avec cette conséquence que ce discours ne peut pas poser sa raison comme telle. Or, si seuls les autres discours peuvent poser leur raison comme telle, et donc ordonner le monde social, et que cette raison soit alors fausse, excluant l’inconscient, comment un monde social peut-il s’établir, qui laisse place à la psychanalyse ?

Ce par quoi le discours fait problème, et qui va conduire, au nom de l’inconscient, à dépasser le discours de la psychanalyse qui est celui de Lacan, c’est le sacrifice. Auquel certes il conviendra de donner toute sa vérité, mais qui doit d’abord être dénoncé dans sa réalité ordinaire. Le sacrifice est alors violence exercée par le Tout social, prétendument en offrande à un Autre absolu qui n’est alors que le Surmoi ou dieu obscur ; et violence dont se sent menacé quiconque voudrait faire jusqu’au bout, comme individu, l’épreuve de la finitude radicale. Ce sacrifice, qui organise le monde social traditionnel, Lacan le dénonce suprêmement dans le « drame du nazisme », qu’il présente comme « cette résurgence par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »(10). Mais il est aussi ce par quoi l’existant tend à rejeter le discours de la psychanalyse (même s’il est psychanalyste : « Le psychanalyste, dit Lacan, a horreur de son acte »(11)), et contre quoi cependant ce discours ne peut rien.

Ce qui permettrait, dans le monde social, de résoudre le problème ainsi posé, et qui montrerait que l’Autre absolu vrai n’est pas le Surmoi qui préside à la violence sacrificielle, mais un Autre absolu qui est Autre d’une vraie altérité, et qui fait donc de l’existant son Autre, c’est la religion. Car la religion est savoir de l’Autre comme tel, savoir donné par cet Autre, savoir primordial pour l’existant, et elle est, comme savoir, reconnue de tous dans le monde social. Que le discours de la psychanalyse ait besoin, pour être socialement reconnu, d’une religion vraie, Lacan certes le sait bien. D’où les références qu’il fait, après Freud dans Moïse et le monothéisme, aux religions chrétienne et juive. Dieu y serait, dans les deux cas, identifié, dit-il, au « trou comme tel »(12), à ce qui marque la finitude radicale de l’humain : le christianisme dénoncerait le système sacrificiel comme haine contre Dieu ; le judaïsme dénoncerait ce système comme haine contre qui voudrait, individu, proclamer le vrai Dieu et sa loi. Et nous retrouverons nous-même, pour la philosophie, cette vérité des religions, d’abord des religions révélées (judaïsme et christianisme, mais aussi islam), ensuite des grandes religions instituées par l’homme (bouddhisme et, à partir de là, confucianisme et taoïsme, mais aussi hindouisme). Mais cette vérité des religions en général, et même celle du christianisme et du judaïsme dont il se réclame expressément, Lacan ne peut, dans le discours de la psychanalyse, la poser comme telle, non plus qu’aucune vérité.

Passons enfin à l’inconscient selon la philosophie. Inconscient repris dans le discours de la philosophie, lequel peut seul en faire accepter socialement l’affirmation, et cela en proclamant la vérité de tous les discours fondamentaux. Mais cet inconscient, le discours de la philosophie ne peut en faire accepter socialement l’affirmation que pour autant que ce discours fait signe, au-delà de tous les discours, vers l’Autre absolu et les religions où il se donne.

La philosophie voit dans l’inconscient ce qui, contre la pensée qui jusqu’alors avait affirmé l’existence, lui permet et de se proclamer à nouveau comme savoir — et précisément savoir de l’existence —, et de retrouver sa visée originelle de monde juste, où le discours psychanalytique aura sa place, décisive.

L’inconscient, pour la philosophie, est, non pas d’abord pensée, ni langage, mais logique. Car la pensée philosophique qui peut dire comme telle la vérité de l’inconscient est celle qui a déjà reconnu la vérité de l’existence. L’inconscient lui apparaît comme l’essence même de l’existence, l’identité originelle à partir de laquelle on ex-siste comme Autre vers son Autre. La philosophie peut à nouveau se penser comme savoir (comme nous l’avons proposé nous-même). Et l’inconscient est alors, non seulement le contenu premier de toute vérité, mais la forme selon laquelle elle se donne, il est la logique même. Logique déployée à tous les niveaux par la métaphore ou substitution métaphorique : la métaphore surgit par acte créateur pour résoudre une contradiction, mais elle introduit elle-même à l’épreuve d’une nouvelle contradiction qui ne pourra être résolue que par une nouvelle création métaphorique. Logique certes en soi ternaire comme chez Hegel (ce que Lacan lui-même a indiqué dans sa théorie du nœud borroméen), mais en fait sénaire, doublement ternaire, parce que le ternaire est d’abord faussé par l’existant et doit être, par lui, reconstitué comme vrai (ce vers quoi dirige Rosenzweig dans L’Étoile de la Rédemption(13)).

Ce que la philosophie propose à l’existant avec cet inconscient, c’est, non plus une thérapeutique, ni non plus une éthique, mais une politique. Car la philosophie est discours et savoir qui, assumant toutes les contradictions, affirmant donc l’existence, pose sa raison comme telle. Et elle sait, avec l’inconscient, comment pouvoir être reconnue de chacun — par la grâce. Mais le savoir vrai ne peut être reconnu par le sujet individuel que dans le cadre du discours psychanalytique. Pour être reconnu de chacun, le discours philosophique doit dispenser la même grâce, non pas au sujet individuel, mais au sujet social, à l’existant en tant qu’il s’est établi dans les divers discours fondamentaux. Et il dispense cette grâce en reconnaissant dans leur vérité tous ces discours. C’est ainsi que la loi juste sera affirmée comme telle, comme reconstituable par chacun. Visée politique essentielle à la philosophie. Visée politique qui lui fait poser le discours psychanalytico-individuel comme modèle de toute relation de droit et comme ce qui permet à l’existant d’advenir comme individu. Le discours scientifico-populaire comme ce qui montre l’individualité acceptable par la communauté du peuple (démocratie). Le discours métaphysico-magistral enfin comme ce pouvoir avec lequel s’équilibre le pouvoir du discours philosophico-clérical et qui donne, face au peuple, autorité au savoir auquel ce dernier discours aura donné légitimité. Alors sera atteint, dans la relation à l’Autre absolu comme le Bien par excellence, ce que les hommes peuvent d’absolu et de bien : la communauté juste.

Ce que la philosophie suppose dans l’existant pour accéder à la politique et accueillir l’inconscient comme logique, c’est l’élection. Car la grâce ne suffit pas. Au-delà de la grâce, et parce que l’existant tend par finitude à ne pas communiquer, comme il le devait, la grâce qu’il a reçue, c’est par l’élection que l’existant s’engage à re-poser soi, comme le veut la philosophie, la loi juste de l’Autre absolu, quelque rejet social que subisse d’abord cette loi. De même que la grâce est le terme essentiel du christianisme, de même l’élection est le terme essentiel du judaïsme. De cette élection, Lévinas a montré, à partir du judaïsme, la portée universelle (« Il n’est pas de conscience morale qui ne soit pas une conscience de l’élection »(14)). Elle est décisive pour le discours philosophique qui, posant l’existence, pose aussi la raison comme telle. Mais elle l’est aussi pour le discours psychanalytique quoiqu’il taise sa raison. Car ce discours doit supposer l’élection dans l’existant qui, sinon, n’entrerait pas réellement dans le travail de la cure : c’est porté par l’élection, au-delà même de la grâce, que l’existant peut advenir comme moi, au-delà même d’être individu.

Mais l’inconscient ne peut être ultimement reconnu que si, en même temps qu’aux autres discours fondamentaux, le discours de la philosophie qui l’affirme fait référence, au-delà des discours, aux religions universelles, et d’abord au christianisme.

Ce qui fait problème dans l’inconscient tel que la philosophie le présente, et précisément pour le discours de la philosophie, c’est l’histoire. Car d’une part le discours philosophique sait bien que son savoir, le savoir vrai, d’abord n’est pas reconnu par le monde social. Et il introduit alors l’idée de l’histoire, comme ce qui permettrait, par des ruptures radicales, de conduire jusqu’au monde juste, où ce savoir serait reconnu. C’est par grâce que l’histoire est ainsi proclamée, puisque la fin de l’histoire ne sera atteinte que lorsque chacun aura reconnu, fût-ce implicitement, le savoir vrai. Par une grâce qui n’est autre que celle qui a fait poser au discours philosophique la vérité des autres discours fondamentaux. Mais par une grâce par laquelle, plus profondément et avant tout, ce discours s’est effacé comme pouvoir, au profit de l’Autre absolu, en tant que celui-là seul pourra, suprêmement, faire reconnaître de tous le savoir vrai. Mais d’autre part le discours philosophique sait bien aussi — c’est ce que lui a appris la psychanalyse — le rejet radical que l’existant oppose au savoir vrai. Or, si l’avènement en propre du discours psychanalytique et son acceptation sociale dans le monde juste caractérisent la fin de l’histoire, comment cette fin peut-elle être atteinte ? Comment le rejet radical du savoir peut-il être lui-même rejeté ?

Ce par quoi l’histoire fait problème, et qui va conduire, au nom de l’inconscient, à dépasser le discours en général, c’est la terreur. Car d’une part il y a l’ordinaire terreur mauvaise. Terreur éprouvée face à l’exigence de s’affronter à la finitude radicale, devant cette exigence en tant qu’elle est, pour l’existant, négation de son être immédiat, et de ce qui lui semble le plus précieux. Et terreur qui se transforme alors en terreur sacrificielle exercée contre quiconque voudrait s’affronter à cette finitude. Terreur mauvaise qui règne dans les sociétés traditionnelles, que les totalitarismes du siècle dernier ont répétée à leur manière, et qui s’est à nouveau répétée il y a peu dans le terrorisme. Mais d’autre part il y a une autre terreur, essentielle, celle de qui, face à l’exigence de s’affronter à la finitude radicale, éprouve que, s’il ne le faisait pas dans l’histoire, et notamment par l’affirmation de la raison philosophique, il contredirait ce qu’il a à être essentiellement — et il se sait alors menacé du jugement de Dieu. L’une et l’autre terreur se caractérisant par l’expropriation. Comme on le voit chez Marx(15) quand, à la terreur impliquée par l’expropriation bourgeoise de la population des campagnes, il oppose la terreur supposée juste qu’impliquera l’expropriation révolutionnaire. Mais l’une et l’autre terreur, qui renvoient à l’Autre absolument Autre, n’ont-elles pas comme terme suprême l’inconscient qui, par excellence, fait perdre ce qu’on croyait son propre, son plus propre ? Freud n’a-t-il pas dit qu’avec l’inconscient il apportait la peste, ce « mal qui répand la terreur », selon La Fontaine ?

Ce qui permettrait, dans l’histoire, de résoudre le problème ainsi posé, et qui montrerait que l’Autre absolu est bien le vrai, qui a donné à chacun de quoi devenir réellement son Autre et accéder à l’autonomie réelle, de quoi reconnaître la justice du monde juste produit par l’histoire, c’est la rédemption. Rédemption comme savoir de l’autonomie. Elle est certes d’abord le fait de l’Autre absolu lui-même s’incarnant, comme Fils, dans le Christ et traversant alors sa Passion où il proclame l’absolu que les hommes commencent toujours par rejeter. Mais elle doit être ensuite le fait de l’homme, de l’existant traversant lui aussi sa passion propre. Elle s’accomplit ultimement dans le discours de la philosophie, quand ce discours affirme, en même temps que la vérité de l’inconscient, celle de tous les discours fondamentaux et, avec la vérité de tous ces discours, en lien avec ces discours et au-delà d’eux, la vérité de toutes les grandes religions. A cette rédemption Freud, en introduisant l’inconscient, a contribué de façon décisive. C’est ce que note Lacan lui-même, par les mots duquel nous conclurons : « C’est ainsi, dit-il, que Freud sauve à nouveau le Père. En quoi il imite Jésus-Christ. Modestement, sans doute. Il n’y met pas toute la gomme. Mais il y contribue pour sa petite part, comme ce qu’il est, à savoir un bon juif pas tout à fait à la page »(16). Modestement ? Peut-être, mais c’est l’apparence qu’il devait se donner d’abord comme thérapeute. Décisivement plutôt. Comme un bon juif pas tout à fait à la page ? Disons quant à nous que Freud est à la bonne page, à la dernière page de l’histoire du monde, dont il a, conscient de sa responsabilité, tracé la première lettre.