Notre rencontre de ce soir s’intitule : Enseigner, apprendre — sur la pédagogie de la philosophie et de la psychanalyse. Elle a lieu dans le cadre du forum : « Philosophie et éducation ».
Certes, on doit l’accorder, l’éducation est capitale pour la philosophie. Comme on le voit dans LaRépublique de Platon, que ce soit abstraitement avec la ligne divisée en quatre segments de la fin du livre VI ou, plus concrètement, avec l’allégorie de la caverne du début du livre VII. Dans les deux cas est indiqué le mouvement par lequel celui qui croyait savoir, et en fait ne savait pas, sort de son illusion et, conformément au bien, accède peu à peu au savoir.
Mais on doit, notamment si l’on se réclame de la psychanalyse et de l’inconscient, s’interroger sur l’évidence de ce mouvement. Et l’on doit partir à ce propos de ceci, qui est la caractéristique première de la philosophie et de la psychanalyse : philosophie et psychanalyse sont avant tout des pratiques. Des pratiques où celui qui était supposé savoir dit qu’il ne sait pas ; que la vérité est en l’autre qui l’interroge ; que cet autre doit laisser venir les paroles qui sont en lui et se soumettre à ces paroles ; et que le savoir en résultera. Au-delà de l’évidence traditionnelle de la relation entre un qui sait déjà et un qui ne sait pas encore et veut savoir, entre l’enseignant comme maître et l’apprenant comme élève-disciple-analysant, se produit, avec la philosophie et la psychanalyse, une mise en question du maître, décisive pour qu’advienne l’individu. C’est le premier aspect, éthique, de la philosophie — où elle se retrouve dans la psychanalyse.
Or on ne peut se contenter de cette dimension éthique, on doit tenir compte aussi de ceci, qui est explicite avec la psychanalyse (et l’inconscient), mais implicite avec la philosophie dès son apparition : les hommes, toujours d’abord, rejettent toute possibilité d’advenir comme individus et empêchent une relation comme celle qui caractérise philosophie et psychanalyse d’apparaître socialement. Jusqu’à déployer ce que j’appelle le système sacrificiel. Où une violence est exercée, au nom de la communauté, contre la victime. Et où est ainsi signifié, à celui qui voudrait rompre comme individu avec les maîtres et modèles traditionnels, ce dont il est alors menacé. On doit donc se demander si, contre pareil système social, un maître, un maître nouveau certes, un maître vrai, qui enseigne, qui enseigne son savoir, n’est pas nécessaire pour établir le monde social juste où la relation libératrice supposée par la philosophie et la psychanalyse sera possible. C’est le deuxième aspect, politique, de la philosophie — où la psychanalyse ne peut la suivre.
Et bien plus, s’il y a de la part de tout homme, de tout homme comme existant, un tel primordial rejet sacrificiel de l’individualité, et d’un monde avec l’individu, un tel rejet de l’existence, de l’ouverture à l’Autre, on doit se demander si ledit maître vrai ne doit pas se fonder, dans son entreprise politique, sur l’Autre absolu vrai qui, seul, pourrait rendre acceptable aux hommes la renonciation au système sacrificiel et à son culte de l’idole, du dieu obscur, du Surmoi, de l’Autre absolu faux. Renonciation caractéristique de l’histoire. On doit donc se demander si le troisième aspect, historique, de la philosophie ne requiert pas une dimension théologique qui l’inspire tout entière.
C’est dans cette perspective théologico-politique que je voudrais m’interroger ici brièvement sur la vérité du maître(1). Maître que je présenterai d’abord comme modèle : c’est le maître duquel apprend l’élève-disciple-analysant, et cela parce que ce maître a déjà appris de l’élève et, en cela, peut apprendre à l’élève (comme on dit en français) — aspect éthique du maître. Maître que je présenterai ensuite comme ordre, comme donnant l’ordre : c’est le maître qui enseigne le disciple, qui enseigne au disciple — aspect politique du maître. Maître que je présenterai enfin comme justice, comme inspiré par la justice : c’est le maître qui instruit et s’instruit — aspect historique du maître. Pour chacun de ces moments de mon développement où le maître apparaît avec, à chaque fois, un aspect de son savoir, j’indiquerai d’une part la condition que donne le maître et qui permet à l’autre homme, radicalement fini et pris d’abord dans la fascination pour le maître, d’accéder néanmoins à ce savoir ; d’autre part la relation où le savoir passe de l’un à l’autre ; enfin le mode selon lequel cette accession peut se faire objectivement.
Que l’apprendre, l’enseigner, l’instruire, fassent problème dès lors qu’on se réclame de la psychanalyse, permettez-moi d’en donner comme indice ces quelques formules de Lacan dans le discours de clôture qu’il a prononcé pour le congrès de l’Ecole Freudienne de Paris d’avril 1970 (congrès consacré à l’enseignement). Lacan dit d’emblée que ce congrès lui a été « un enseignement ». Mais, précise-t-il aussitôt, « que quelque chose vous soit un enseignement, ne veut pas dire que cela vous ait rien appris, qu’il en résulte un savoir ». Après s’être étonné qu’il ait « paru à tout instant aller de soi que l’enseignement, c’était transmission d’un savoir », il en vient même à dire que « l’enseignement pourrait être fait pour faire barrière au savoir ». Et il proclame enfin : « Je ne peux être enseigné qu’à la mesure de mon savoir, et enseignant il y a belle lurette que chacun sait que c’est pour m’instruire »(2).
Je voudrais, tout en donnant place à l’objection de Lacan contre un certain enseignement, montrer en quoi, au-delà de l’apprentissage, l’enseignement est décisif. Même s’il est sûr qu’il ne prend sa portée que par l’instruction qu’il permet, comme Lacan l’a bien vu. Tâchons d’éclairer maintenant ce que ces formules peuvent avoir d’étonnant et d’obscur.
Je commencerai en proposant une définition du maître. On parle de maître dans des domaines et pour des cas très divers (d’être maître chez soi, de la situation, de soi et de ses passions, de régner en maître, etc.). Mais le décisif me semble être le surgissement, devant l’existant, d’un autre existant qu’il éprouve et reconnaît comme maître. L’existant en tant que fini s’éprouve dépendant des circonstances extérieures — notamment de celui qui lui apparaît comme maître. Et il éprouve ledit maître comme ne dépendant pas, lui, de ces circonstances. Le maître aurait revoulu les circonstances extérieures dont, en tant que radicalement fini lui aussi, il dépendait tout autant au départ ; il aurait mis son identité dans l’extériorité, se serait entièrement, « heureusement » conformé à ce que la pensée chinoise appelle le Tao. Maître sans secret. Selon le mode des définitions par dualité que je donne pour chaque terme analysé, je définirai donc le maître comme identité et en même temps extériorité.
Le maître est d’abord modèle. Car le maître est pour l’homme, pour l’existant, ce que celui-ci eût dû être et qu’il doit devenir. Mais l’extérieur en tant qu’il doit pouvoir être reconstitué est forme dans le cadre de laquelle viendra prendre place un autre contenu. Or identité et forme définissent le modèle. Le maître apparaît donc comme modèle à l’existant comme élève, disciple, etc. Et modèle par son savoir, car le savoir — n’en disons pas plus ici — est ce dans quoi s’accomplit l’existence, et ce qui en caractérise toute identité véritable.
La condition que le maître comme modèle donne à l’élève-disciple et qui permet à celui-ci, quoique radicalement fini, de s’arracher à sa fascination pour le maître et d’accéder au savoir est la grâce. Grâce dont j’ai souligné la portée absolument décisive pour Lacan (« La mesure dans laquelle le christianisme nous intéresse se résume, dit-il, au rôle donné à la grâce. Qui ne voit que la grâce a le plus étroit rapport avec ce que je désigne comme le désir de l’Autre ? « , ou encore : « Une notion aussi articulée et précise que celle de la grâce est irremplaçable quand il s’agit de la psychologie de l’acte « (3)). Grâce qui consiste, pour celui qui incarne la loi, à s’effacer comme tel, à se faire, de façon absolument libre, déchet de l’Autre, et à poser la loi comme étant en cet Autre. Grâce que je définirai comme autonomie et en même temps altérité. Grâce constitutive du maître, du vrai maître, puisque celui-ci est supposé mettre son identité dans l’extériorité ; que la circonstance extérieure par excellence que rencontre alors le maître est la présence de l’élève-disciple ; et que le maître a donc en propre d’accueillir la vérité qui vient de l’élève. C’est la grâce de Socrate quand, affirmant son ignorance, il pose dans son interlocuteur la vérité de l’idée et accueille toute objection qu’élèverait ce dernier. C’est la grâce du psychanalyste quand, proclamant la sexualité en lui comme en tous, il pose dans le patient ou analysant la vérité de l’inconscient et recueille les paroles libres de celui-ci.
La relation par laquelle le savoir passe alors du maître (du maître qui s’efface comme tel, redisons-le) à l’élève-disciple-analysant est l’apprentissage. Apprentissage dont Lacan lui-même parle à propos du travail de la cure analytique — le sujet de l’inconscient, « non seulement vous le supposez savoir lire, mais vous le supposez pouvoir apprendre à lire « , dit-il ainsi, et il précise, selon les deux acceptions de l’apprendre en français : « Vous lui apprenez à lire « . Apprentissage essentiel qui consiste, dit-il encore, à « apprendre à apprendre « (4) — ce que le rat de laboratoire ne peut pas faire. Et nous pouvons comprendre pourquoi. Car comment l’apprentissage découle-t-il du maître comme modèle, du maître qui donne sa grâce ? Le maître, par cette grâce, laisse venir la circonstance extérieure qu’est l’élève-disciple-analysant, avec ses paroles et ses objections. Or laisser venir ainsi la circonstance extérieure, c’est s’engager à assumer ce qu’elle produit inéluctablement comme effet, l’épreuve de la finitude radicale. Mais apprendre, c’est découvrir que, si l’on fait telle chose, cela aura tel effet, et fixer cela dans sa mémoire ; l’apprentissage est position de l’effet. Le maître apprend donc de l’élève-disciple-analysant ; le maître reconstitue son savoir à lui comme nouveau. Et c’est parce qu’il apprend ainsi de l’élève-disciple-analysant que celui-ci peut, accueillant la grâce, apprendre du maître et acquérir à son tour le savoir, et que le maître peut être dit alors apprendre à l’élève. Celui-ci ayant « appris à apprendre » et pouvant maintenant apprendre tout seul, du fait de la grâce, qui ne s’adresse pas au rat. Tout apprentissage essentiel se fait ainsi dans une relation de l’ordre de la relation analytique, dans une relation d’amour où l’on prend de l’autre, s’approprie quelque chose de lui dans la mesure où l’on a donné, posé l’être unique de cet autre.
Le mode selon lequel cet apprentissage se fait objectivement est la métaphore. Car ce qu’il faut, pour que nous apprenions quelque chose d’une chose, c’est la rendre signifiante pour nous, faire en sorte qu’elle nous « fasse de l’effet ». Or rendre signifiante une chose, c’est la métaphoriser, l’identifier à une autre chose et s’engager à constituer une identité qui n’est pas donnée d’emblée et qui ne peut être obtenue que peu à peu, à travers l’épreuve de la contradiction. L’apprentissage, l’appropriation — et la transmission — du savoir se produit donc objectivement par la métaphore. C’est la dimension métaphorique de l’interprétation psychanalytique, quand l’analyste tente métaphoriquement de révéler une condensation dans les paroles de l’analysant. C’est aussi ce que propose Descartes dans les Règles pour la direction de l’esprit, où il s’agit d’apprendre à apprendre, de dégager une méthode, celle de la « mathématique universelle » (μανθάνω, c’est apprendre, en grec, au sens d’apprendre de…), méthode métaphorique par laquelle on absolutise un terme et suit toutes les conséquences qui en découlent — n’en disons pas plus ici.
Certes il n’y a pas de place, à ce moment de l’analyse du maître, pour l’enseignement. Mais celui-ci va trouver sa nécessité en raison de ce qu’est en réalité le maître comme modèle.
Ou bien c’est le maître et modèle traditionnellement conçu. Maître, disons-le déjà pour clarifier les choses, tel qu’il apparaît dans le cadre de ce que Lacan appelle le discours de l’hystérique, et de ce que j’appellerais, dans la perspective de l’histoire, le discours du peuple (qui est aussi celui de la science positive). Maître qu’on peut imiter certes, et auprès duquel on apprend, en faisant l’épreuve d’une certaine finitude. Mais maître dont l’identité est elle-même inimitable. D’abord parce qu’elle n’est même pas celle du maître, mais de l’idole ou Surmoi ou Phallus que le maître incarne. Ensuite parce qu’elle ne peut être l’objet que d’une initiation, comme dans ces métiers de compagnonnage où se transmet, dit Lacan, « le secret d’un savoir substantiel « (5). Enfin parce qu’elle s’impose implacablement, comme forme et extériorité, à tous les contenus éventuels et empêche sacrificiellement toute individualité créatrice.
Ou bien, contre ce maître et modèle traditionnellement conçu, on voudrait affirmer un maître et modèle vrai. Maître tel qu’il apparaît (quoiqu’il s’y efface comme maître qui sait) dans le cadre de ce que Lacan appelle le discours de l’analyste, et de ce que j’appellerais le discours de l’individu ou discours psychanalytico-individuel. Maître qui libère le disciple-analysant-patient et lui permet de — lui apprend à — produire des « signifiants-maîtres » comme le dit Lacan pour la cure analytique. Et Lacan parle alors de « cette production la plus folle pour n’être pas enseignable comme nous ne l’éprouvons que trop « , et il poursuit : « Notre discours ne se tiendrait pas si le savoir exigeait le truchement de l’enseignement « (6). Mais ce discours, s’il introduit la relation individualisante que nous avons dite, exclut de poser comme tel son savoir parce que ce serait perdre sa grâce constitutive. Il ne change donc rien au monde social, le laisse tout aussi sacrificiel qu’il était et ne peut se garantir socialement lui-même.
Le maître est ensuite ordre. Car pour que le maître soit effectivement un vrai maître, il faut que l’extériorité dans laquelle il a mis son identité n’accable pas l’élève-disciple, qu’elle laisse place expressément à l’identité de celui-ci comme Autre, à son altérité, et à l’altérité en général, et donc à celle d’abord d’un Autre absolu vrai qui ne soit pas l’idole. Or extériorité et altérité définissent l’ordre. Selon les deux acceptions du français : d’une part, l’ordre comme commandement, le commandement venant toujours de l’Autre et s’adressant à l’Autre de cet Autre, mais l’appelant à déployer une extériorité ; d’autre part, l’ordre comme arrangement, l’arrangement se déployant en extériorité, mais avec l’Autre comme principe à partir duquel tous les éléments sont rangés. C’est donc par l’ordre qu’il donne que le maître s’accomplit et peut devenir modèle vrai. Et c’est sur ce plan, où le savoir reçoit sa vérité, comme dirait Lacan, où il n’est plus limité au formalisme, mais reçoit son contenu essentiel, qu’apparaît l’enseignement — dont le terme suscite tant de méfiance chez Lacan.
La condition que le maître comme ordre, comme donnant un ordre, dispense à l’élève-disciple et qui permet à celui-ci d’accéder au savoir dans sa vérité et dans son contenu essentiel, et donc de s’élever effectivement contre le système sacrificiel, est, non plus la grâce, mais l’élection. Car le maître ne se borne pas maintenant, s’effaçant comme maître, à poser la vérité en l’Autre, il l’appelle, comme lui-même y avait été appelé par l’Autre absolu, à reconstituer librement, à partir de soi, le savoir, l’objectivité absolue et à en répondre auprès de tous, à devenir maître. Or accueillir cet appel, cela caractérise l’élection. Election dont Lévinas a puissamment dégagé l’universalité : « Je suis toujours seul à pouvoir répondre à l’appel, je suis irremplaçable pour assumer les responsabilités. L’élection est un surplus d’obligations pour lequel se profère le « je » de la conscience morale »(7).
La relation par laquelle le savoir proclamé dans sa vérité et son contenu essentiel passe alors du maître à l’élève-disciple est justement l’enseignement. Car le maître, par son ordre, est cause ; il pose la cause suprême comme en l’Autre absolu ; et, communiquant l’élection, il fait de l’autre homme à son tour une cause. Or l’enseignement est position de la cause. C’est donc par l’enseignement que le savoir dans sa vérité passe du maître au disciple. Enseignement de l’essentiel — et donc de l’existence, et d’abord de l’altérité, c’est-à-dire de la relation de l’homme avec l’Autre absolu, de la relation de cet Autre absolu avec l’homme comme avec son Autre, et de la relation de l’homme avec l’autre homme. Enseignement de l’essentiel — de sorte qu’on ne peut pas, hors idéologie, parler d’enseignement technique, sauf à envisager l’enseignement qui proclame le sens dont la technique, par son pur non-sens, laisse l’espace ouvert. Enseignement de la cause, et donc, pour le savoir, de son principe (et non pas de ses conséquences toujours nouvelles — cela, c’est l’apprentissage). Le maître enseigne l’altérité, et il l’enseigne à l’autre homme pour que celui-ci devienne pleinement l’Autre, lui-même ouvert à son Autre. Ce que le maître enseigne à l’Autre, c’est l’Autre. Ou encore : il enseigne l’Autre en un double sens, d’une part l’altérité, d’autre part l’autre homme. D’où le double accusatif du grec, du latin et de l’allemand. Et le fait qu’on enseigne pour confirmer son savoir comme vrai, pour éprouver qu’Autre, on est à l’Autre. Un tel enseignement est proprement philosophique, de même que l’apprentissage essentiel est toujours de l’ordre de la psychanalyse. Certes Lacan, dans son séminaire, a enseigné la psychanalyse, il a même, dit-il, donné dans ce séminaire des « clés »(8), comme le fait tout enseignement ; et son enseignement est dédié, comme tout enseignement, aux élus, en l’occurrence aux psychanalystes à venir. Mais son enseignement ne peut se faire que par la philosophie — d’où sa méfiance devant le terme d’enseignement. Dans l’enseignement, le savoir est posé comme tel, et il a une visée politique. Conformément à ce que veut toujours la philosophie. Platon et tous les grands philosophes nous enseignent la philosophie, parce qu’ils sont en relation eux-mêmes avec l’Autre absolu. Et les professeurs de philosophie peuvent enseigner la philosophie dans la mesure où Platon, Aristote, etc., sont l’Autre pour eux. On parle certes de l’enseignement du Christ : dans le Sermon sur la montagne, il enseigne les disciples (les élus), et même la foule — on va y revenir. Mais cet enseignement n’a pu venir que quand, comme dit Hegel, les temps furent révolus, en l’occurrence dans un monde où la philosophie était apparue. A partir de quoi Nietzsche a parlé d’enseignement à propos de Zarathoustra : « Je vous enseigne le surhomme » — c’est-à-dire l’élu (encore faut-il que cette élection soit véritable !). Concluons ce point par deux références. Une première à Lévinas qui dit par exemple : « L’enseignement est un discours où le maître peut apporter à l’élève ce que l’élève ne sait pas encore. Il n’opère pas comme la maïeutique, mais continue la mise en moi de l’idée de l’infini »(9). Une seconde à Descartes à nouveau : autant les Règles pour la direction de l’esprit sont consacrées à l’apprentissage, et doivent être « faciles », conduire à un « faire », autant ce sont les Méditations, « difficiles » avec leur doute hyperbolique et leur idée de l’infini, qui enseignent.
Le mode selon lequel l’enseignement se fait objectivement est, non plus la métaphore, comme pour l’apprentissage, mais la métonymie. Métonymie dont je dirai, sans plus, qu’elle extrait une partie du tout auquel elle appartenait et lui fait annoncer une totalité nouvelle ; qu’elle dirige vers l’Autre, et même vers l’Autre absolument Autre et la totalité qui sera formée à partir de lui. Métonymie donc qui n’est pas re-création de l’absolu comme la métaphore, mais position de l’absolu au-delà de tout ce qui est humain. Mais métonymie qui est déjà dans une citation ou dans le titre d’une conférence. C’est la dimension métonymique de l’interprétation psychanalytique quand, dit Lacan, « une métonymie plus vaste englobant ses métaphores », la « vérité de l’inconscient »(10) apparaît comme désir. C’est ce à quoi s’arrête saint Augustin dans son dialogue intitulé : Le maître. Le maître humain qui enseigne est d’une certaine manière une illusion, pour saint Augustin. L’enseignement ne doit viser qu’à ceci : rappeler à l' »écoute du maître intérieur » qu’est Dieu qui nous a révélé les choses (« Je ne lui enseigne rien, même en disant des vérités, puisqu’il les contemple : il est enseigné, non par mes mots, mais par les choses mêmes que Dieu manifeste en les lui révélant »). Enseignement métonymique quand même, qui consiste à faire dépasser la « faiblesse du regard » de celui qui « ne peut consulter cette lumière sur le sujet tout entier » et à l’inciter « à le faire par parties, averti qu’il est par une interrogation qui porte sur les parties dont le savoir est constitué, et qu’il n’est pas capable de voir tout entier »(11). C’est ce que Pascal dit de l' »ordre du cœur » chez saint Augustin, ordre qui tient à la « digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours »(12). Et c’est la même métonymie qui se retrouve dans l’enseignement du Christ. Purement lors du Sermon sur la montagne, quand il enseigne ses disciples, ses élus, en partant de paradoxes. Et comme « métonymie englobant des métaphores », quand il enseigne les foules par des paraboles (« Pourquoi leur parles-tu en paraboles ? » — « Parce qu’à vous il a été donné de connaître les mystères du Royaume des Cieux, mais à ceux-là ce n’a pas été donné »(13)) — paraboles qui concernent toutes la même fin, la totalité ultime, le Royaume des Cieux.
Mais il est sûr que l’enseignement, décisif pour l’entreprise politique qu’est la philosophie, et notamment pour celle que suppose la psychanalyse, d’abord se fausse. Et il faut bien voir ce qu’est en réalité le maître comme ordre, le maître en tant qu’il donne l’ordre.
Ou bien c’est le maître traditionnellement conçu. Maître tel qu’il apparaît cette fois-ci dans ce que Lacan appelle le discours du maître — et je reprendrai cette appellation. Maître qui, par son ordre, est cause et qui, en cela, s’est affronté à la mort. Maître dont on peut dire à la rigueur qu’il est enseignant (Lacan le dit de Lycurgue, le législateur de Sparte(14)), et qui donne vérité supposée au savoir traditionnel. Mais maître qui n’enseigne rien, et bien plutôt domine, parce que l’autre homme à l’avance a succombé à la fascination, parce que cet autre homme ne veut rien savoir, rejette sa propre puissance créatrice et se soumet à l’ordre. Le maître alors, par son ordre, organise le système sacrificiel.
Ou bien, contre ce maître et cet ordre traditionnellement conçu, on veut affirmer un maître donnant l’ordre vrai et dispensant réellement un enseignement à l’autre homme. Maître tel qu’il apparaît dans le cadre de ce que Lacan appelle le discours de l’universitaire, et de ce que j’appellerais le discours du clerc — car, pour autant qu’il s’oppose au maître du discours du maître, au maître immédiat, le maître qui enseigne tend à recevoir une nouvelle dénomination, celle de clerc. Maître — ou clerc — qui, cette fois-ci, fait référence explicitement à un Autre au-delà de lui, et finalement à l’Autre absolu, et qui appelle l’autre homme qu’il enseigne à devenir Autre vrai, re-créateur de la loi. Mais, en fait, pareil maître, et précisément pareil discours, qui eût pu être celui de la philosophie, se fausse toujours d’abord. Au lieu d’entraîner celui auquel il s’adresse vers l’élection et vers le savoir posé dans sa vérité et dans son contenu essentiel, il le soumet toujours plus à la loi de l’idole, du Surmoi, il l’aliène toujours plus. Là, dans ce que devient, du fait de la finitude de l’existant, le discours clérical, trouve sa place légitime la critique de Lacan contre l’enseignement. Critique contre un discours qui, comme l' »éthique de conviction » selon Max Weber, ou bien est impuissant ou bien conduit à la catastrophe. C’est ce que je pourrai dire quant à moi de la pensée contemporaine qui ou bien se voue à l’impuissance politique quand, avec Kierkegaard et Heidegger, elle exclut de poser le savoir comme tel, ou bien participe du mouvement vers la catastrophe quand, avec Marx et Nietzsche, elle veut poser ledit savoir, en tout cas l’autonomie créatrice de l’existant.
Le maître est enfin justice. Car pour que le maître qui donne l’ordre, l’ordre vrai reçu de l’Autre absolu et communiqué aux élus, c’est-à-dire, comme le dit bien Nietzsche, à tous et à personne, pour que ce maître qui enseigne ne se borne pas à être un clerc au service de l’idole traditionnelle et de sa loi sacrificielle ou ne devienne pas le prédicateur tyrannique d’une prétendue nouvelle loi qui n’est qu’une version plus violente de l’ancienne, il faut qu’il veuille une loi que chacun puisse reconstituer. Qu’il veuille donc la justice. Qu’il soit inspiré par la justice. Et c’est sur ce plan où le savoir apparaît dans sa forme vraie, créatrice, que prend sa place, au-delà de l’enseignement, l’instruction.
La condition que le maître comme justice, comme inspiré par la justice, dispense à l’élève-disciple et qui permet à celui-ci d’accéder au savoir dans sa forme vraie, créatrice, par laquelle ledit savoir est reconnu par tous, et donc de rompre effectivement avec le système sacrificiel, est, non plus la grâce, ni l’élection, mais la foi. Car le maître doit assumer qu’il ne peut pas, par soi, faire reconnaître de tous la loi juste et que la loi, du fait de la finitude de l’humain, est toujours d’abord faussée, il doit donc assumer la finitude de l’homme, et il doit cependant proclamer aussi que par l’Autre absolu sera rendue possible à chacun l’autonomie sans laquelle il ne pourrait pas y avoir de justice. Or finitude et autonomie définissent la foi. Foi qui est celle du maître œuvrant pour la justice et qu’il communique à tous ceux qui participent à cette œuvre. Foi que Lacan comme Lévinas proclament, celui-là, attaché, pour l’inconscient, au Nom-du-Père, affirmant qu' »un père, c’est le nom qui par essence implique la foi »(15), celui-ci disant du judaïsme qu’il « se situe toujours au carrefour de la foi et de la logique »(16). Foi par quoi s’établit le rapport de la philosophie à la théologie, et dans le cadre de laquelle s’inscrit la grâce propre de la philosophie, semblable à celle de la psychanalyse avec l’inconscient. Cette grâce de la philosophie, du discours philosophique ou philosophico-clérical, permet seule à ce discours, qui pose son savoir comme tel, de s’assurer de la reconnaissance universelle de ce savoir. Elle n’est plus dispensée, comme celle de la psychanalyse, au sujet individuel, mais au sujet social, au sujet existant en tant que, dans le monde social, il tient l’un des discours fondamentaux qui caractérisent ce monde. Chacun de ces discours étant dès lors supposé lieu de vérité, quand bien même il ne reconnaît pas explicitement le savoir de la philosophie. Cette vérité de chaque discours, du savoir qui y est proposé à chaque fois, tenant à l’Autre absolu et au savoir par lequel il se donne à l’homme. Et c’est ainsi que la philosophie en vient à proclamer la vérité de toutes les grandes religions, que Weber appelle religions mondiales, les religions révélées, judaïsme, christianisme, islamisme et les religions de l’Asie, au premier chef le bouddhisme. Je n’en dirai pas plus ici.
La relation par laquelle le savoir proclamé dans sa forme vraie, créatrice, passe alors du maître à l’élève-disciple est non plus l’apprentissage, ni l’enseignement, mais l’instruction. Car le maître qui veut établir cet espace de dialogue entre les discours et les religions pour que son savoir (avec l’élection qu’il implique) puisse devenir celui de tous, le maître inspiré, autant que par la justice, par l’amitié (dont Derrida dit : « L’amitié comme philosophie, la philosophie en tant qu’amitié aura toujours été en Occident un concept en lui-même indissociable »(17)), ce maître se heurte à la réalité paganisante et sacrificielle de toutes les grandes religions sauf le judaïsme. Et, au fond, à la puissance de la libido, de ce qui en elle (c’est ce que le sophiste Antiphon appelle l’ἀρρύθμιστον, Freud la pulsion de mort) ne veut d’autre contenu que celui du Surmoi qui empêche l’advenue de l’individu. Le maître doit donc vouloir que surgisse dans ce contenu chaotique de l’origine, dans cet élément originaire, la forme vraie qui donnera vérité au contenu. Il doit faire apparaître pareille forme dans l’immédiateté de chacun. Or forme et immédiateté définissent l’instruction. Si le maître apprend de l’élève et à l’élève, s’il enseigne l’élève et lui enseigne, finalement il l’instruit. Comme il s’instruit lui-même. Car autant il est absurde de s’enseigner soi-même — on peut certes appeler ironiquement à s’enseigner lui-même celui qui prétend enseigner les autres et ne le fait pas —, autant instruire les autres, c’est toujours s’instruire soi-même. Car enseigner, c’est enseigner l’Autre, l’altérité, à l’autre homme. Mais instruire, c’est instruire chacun de la Chose, de la Chose vraie, créatrice qu’il porte en lui, de son identité par laquelle il se rapporte à tous les autres dans leurs différences. Instruction qui est l’acte qu’accomplit la philosophie — celui aussi que Lacan suppose quand il dit : « ce qui me sauve de l’enseignement, c’est l’acte »(18). Instruction que la philosophie dispense d’abord, bien sûr, en montrant la forme rationnelle présente dans tous ces contenus, religieux d’abord, mais aussi littéraires, artistiques, qui pouvaient sembler irrationnels — et donc que ce qui pouvait paraître païen à certains ne l’est pas. Instruction que la philosophie dispense donc par l’histoire, en mettant chacun en position d’accomplir son œuvre d’individu. Mais, ce faisant, la philosophie ne fait qu' »instruire la cause » de l’humanité, dans la perspective de ce que les religions révélées ont appelé le Jugement dernier, et qui se retrouve en toute grande religion, et que Lacan lui-même montrait dans la cure psychanalytique : « La question de la réalisation du désir se formule nécessairement, dit-il, dans une perspective de Jugement dernier »(19) (= jusqu’où as-tu mené l’œuvre que tu devais accomplir ?). Car l’instruction d’une cause, d’un procès, c’est, pour les juristes, cet « ensemble d’actes et de mesures réglementés par la loi, tendant à la recherche et à la réunion des preuves relatives à l’existence des infractions et à la culpabilité de leurs auteurs ». Or la philosophie, dans son savoir, rassemble les preuves (c’est la « réciprocité de preuves » dont parle Mallarmé) qui établissent que l’humanité a pu atteindre, par l’histoire certes, mais à la fin de l’histoire, et en en sortant, ce dialogue apaisé évoqué tout à l’heure.
Concluons. Le mode selon lequel l’instruction se dispense objectivement est enfin non plus la métaphore, comme pour l’apprentissage, ni la métonymie comme pour l’enseignement, mais la répétition. Car ce même mouvement, d’élévation à une forme vraie, de dégagement hors du non-sens constitutif, doit être répété jusqu’à ce que le sens vrai puisse être posé comme tel, avec le non-sens. C’est ce qui se produit pour l’apprentissage dans le cadre de la métaphore, pour l’enseignement dans celui de la métonymie. C’est ce mouvement qui s’accomplit aujourd’hui, historiquement, avec la mondialisation et le non-sens du capitalisme entièrement déployé. Reste pour nous, dans l’amitié discrète du dialogue, la tâche du sens.