Juranville et la philosophie : de la part maudite à la juste part

Quel lieu se dessine, s’éclaire par contraste de l’obscurcissement de ce dont il est le croisement, se met en mouvement par le blocage même de ses deux origines, entre l’affirmation existentielle d’une hétéronomie absolue au risque d’être sans identité – aporie des philosophies de l’existence et de la psychanalyse – et le recours logique à une autonomie pure sans altérité – aporie métaphysique et empiriste ? Entre Kierkegaard et Hegel, Lévinas et Marx, mais aussi, au sein de ce jeu diffus de croisements, entre Nietzsche et Freud, Heidegger et Lacan, entre le discours de la philosophie et la cure psychanalytique, et finalement, entre Socrate et Platon, entre discours analytico-individuel et philosophico-clérical ? C’est, nous dit Alain Juranville, le lieu propre de l’acte philosophique, où la philosophie pose le sens politique qui lui est fondateur depuis son éveil platonicien, comme explicitation de la justice, sous la forme de l’élaboration philosophique du monde juste. En quoi elle est, comme l’indique le titre général donné par Juranville à l’intégralité de son entreprise, savoir de l’existence. Cette double affirmation de l’existence et du savoir doit conférer à la philosophie son effectivité dans l’histoire. Par quoi il s’agit bien de réorienter, en renversant quasi symétriquement l’interprétation qu’il convient de lui donner, le diagnostic heideggérien de la fin de la philosophie, appelant ainsi contre Heidegger à « aller jusqu’au bout de l’affirmation de la philosophie comme savoir effectif »1. Si l’époque actuelle doit bien s’interpréter comme accomplissement de la philosophie, ce ne serait donc pas au sens de l’installation dans la longue « nuit du monde » prophétisée par le philosophe souabe, mais bien au sens, rigoureusement positif, c’est-à-dire surmontant tout refus de la position d’un savoir après avoir affronté ce refus, de l’instauration du monde juste comme pure et simple eschatologie philosophique s’élevant décisivement contre tout paganisme sacrificiel.

La découverte et l’établissement d’un tel lieu, qui serait donc le cœur même de notre temps en tant qu’accomplissant la visée de justice de la philosophie comme telle, engage alors une réinterprétation systématique de l’histoire de la philosophie, et de ses époques, à quoi se consacre une œuvre déjà prolixe tant par sa portée que par la densité de ses références, quoiqu’elle se concentre d’abord, logiquement, sur la modernité philosophique. Répétant un geste pour le coup parfaitement hégélien en sa forme, elle le modifie profondément en sa teneur par le recours d’une part à une analyse réitérée des « philosophies de l’existence », c’est-à-dire, pour le dire vite, post-hégéliennes, et d’autre part au concept d’inconscient tel qu’exhumé psychologiquement par Freud et densifié logiquement par Lacan. Autant dire qu’on ne saurait, en cette courte note, espérer rendre exhaustivement compte d’une telle entreprise, défiant tout effort de synthèse autant par son ampleur que par la circularité qui lui est essentielle. Nous voudrions tâcher, de manière plus réaliste, d’en pointer quelques traits saillants nous semblant au cœur de l’articulation de l’ensemble, et d’en circonscrire quelque peu les questionnements qu’ils imposent. Pour ce faire, nous nous concentrerons principalement sur l’ouvrage récent, « hors corpus », intitulé Inconscient, capitalisme et fin de l’histoire2, qui tâche précisément de donner les enjeux, l’orientation et les conséquences de l’œuvre générale en cours, intitulée, du nom même du système qu’il s’agit d’établir, La philosophie comme savoir de l’existence. Concernant le lien qu’entretient cet ouvrage avec le système général, une référence analogique aux deux manières démonstratives exposées par Descartes à la fin de ses Secondes réponses n’est pas absurde. L’ouvrage en question expose en un mode qu’on pourrait dire « synthétique, ou par composition », ce que l’œuvre générale élabore analytiquement, « ou par résolution », suivant une méthode « métaphorique » dont nous tâcherons de dire un mot. Reprenant les termes de Descartes, disons que cette élaboration du système par résolution « montre la vraie voie par laquelle une chose a été méthodiquement inventée […] en sorte que, si le lecteur la veut suivre, et jeter les yeux soigneusement sur tout ce qu’elle contient, il n’entendra pas moins parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, que si lui-même l’avait inventée. »3 Une telle reconstitution, par le sujet, du savoir s’avère précisément l’horizon même du système de l’existence qu’il s’agit d’établir. À l’inverse, l’exposition faisant l’objet du livre qui nous occupe « démontre à la vérité clairement ce qui est contenu en ses conclusions mais […] elle n’enseigne pas la méthode par laquelle la chose a été inventée. »4 Bref, ce livre met « brutalement » les pieds dans un plat dont la forme et la constitution émanent du système général patiemment préparé et travaillé par l’œuvre générale. C’est peu dire que les énoncés qui en découlent prennent alors à rebrousse poil nombre de propositions contemporaines, réaffirmant à plein à la fois la philosophie, le capitalisme, l’individu et le système.

Cette interprétation de l’époque de l’accomplissement de la philosophie repose sur cela même qui constitue le nœud de la rencontre de la psychanalyse et de la philosophie, rencontre qui conditionne précisément cet accomplissement, comme épreuve par laquelle la philosophie devient savoir effectif de l’existence. Ce nœud principiel est celui du refus primordial de l’existence qui en constitue le fond, et dont l’affirmation de l’inconscient détermine la reconnaissance comme préalable à toute constitution possible d’un tel savoir. Un nœud qui fait donc figure d’axiome s’énonçant clairement : « que l’homme toujours d’abord refuse l’existence, et que ce refus soit le refus premier, cela, dont chacun fait l’expérience sans cesse, ne relève pas d’une constatation – il n’y en a pas en philosophie –, mais est impliqué dans l’affirmation même de l’existence » (p.55). Ce refus principiel se déploie sous deux formes se neutralisant l’une l’autre. Il est d’abord refus de l’altérité absolue dont l’existence constitue l’épreuve, qui est épreuve de finitude, au nom d’une identité anticipative et autonome : c’est le refus métaphysique et scientifique, affirmant le savoir contre l’existence. Mais il est aussi refus du savoir de la finitude dont l’existence constitue l’appel, « ce dans quoi s’accomplit l’existence » (p.119), au nom d’une hétéronomie indépassable contre toute identité instituée à partir de l’épreuve de l’altérité. C’est le refus propre à ce que Juranville nomme génériquement les philosophies de l’existence, de Kierkegaard à Lévinas en passant par Heidegger ou Rosenzweig, mais aussi celui de la psychanalyse, affirmant l’existence contre le savoir.

Sur ce dernier point, il convient de rappeler l’élément fondamental, en forme de prolégomènes au système, que le livre Lacan et la philosophie avait établi. Si l’incorporation philosophique du concept d’inconscient est bien la condition de son accès (comme « bon symptôme ») au savoir de l’existence et de son refus principiel (l’inéliminable « castration »), l’inverse est au moins aussi vrai, à savoir que « sans la philosophie, la psychanalyse verserait dans l’imposture, l’obscurantisme, l’abus de pouvoir »5. À rebours d’une certaine lecture férocement antiphilosophique du texte lacanien, Juranville va, dans ce texte devenu incontournable pour l’interprétation de la reprise lacanienne de l’inconscient freudien, jusqu’à faire de la théorie terminale du « nœud borroméen » la jonction nécessaire et fondamentale de la psychanalyse à la pensée philosophique, à partir de la reconnaissance de la consistance réelle de l’imaginaire comme épreuve terminale de la psychanalyse. Il s’agit alors d’articuler la vérité partielle du signifiant – le « mi-dire » de Lacan, à quoi l’écoute de l’inconscient doit bien se consacrer – à la possibilité initiale de la vérité totale dont l’horizon est pleinement philosophique. Le réel, sur quoi se fonde l’exercice même de la cure, ne prend ainsi sa portée que parce que d’abord « se brise une vérité pleinement là »6. Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette interprétation au regard d’une certaine orthodoxie lacanienne, ne serait-ce qu’à cause des positions ambiguës adoptées par Lacan lui-même concernant le statut qu’il convient de reconnaître à la philosophie, en ses rapports au savoir et à la vérité. Sur cette question de l’orthodoxie, il n’y a pas de doute qu’un « dépassement fidèle » a bien lieu ici. Notons simplement que cette interprétation a de fait l’immense mérite de redonner souffle et vie à la fois au discours de la psychanalyse – comme discours « public » ayant à témoigner du « discours de l’analyste » – et de celui de la philosophie – comme discours public ayant à assumer et instituer la vérité de l’existence comme telle – en un temps, le nôtre, où les deux en manquent singulièrement, étouffés qu’ils sont, l’un par son bavardage, l’autre par son aphasie.

Le « savoir de l’existence » est savoir du refus primordial et de son irréductibilité, comme principe de tout « mal », ce dernier terme, central, devant s’entendre selon une double dichotomie : au double sens moral et pathologique, et au double sens social et individuel. Mais c’est donc que l’existence ne peut se penser hors de ce « mal radical », où se voit déplacée la « racine pour l’homme » poursuivie par Marx. Il est ce fond d’aliénation principielle qu’on ne saurait tenter d’éliminer en aucune manière, sans atteindre l’homme même. Ce qu’ont pu montrer les diverses catastrophes émaillant le siècle du « mondialisme » qui fut celui de l’instauration déterminée du capitalisme par son conflit dévastateur avec les révolutions anticapitalistes, communiste, fasciste ou national-socialiste. Ainsi l’auteur précise le cadre historique de son interprétation : « la révolution anticapitaliste débouche donc sur la répétition, mais en aggravé, du système sacrificiel » (p.240), répétition dont l’holocauste fut la plus horrible absolutisation.

Le départ, incontournable, est donc celui d’une configuration pour le moins insoluble de l’existence fondée sur sa propre négation. La philosophie aurait ainsi à affronter la contradiction absolue qui fait l’essence de l’existence, et de cet affrontement établir un savoir. La question est donc, et c’est le sens de la perspective « analytique » adoptée par Juranville, de rendre possible cette existence, malgré le mal radical, c’est-à-dire aussi bien malgré l’inconscient et ses empêchements plus ou moins tragiques ou grotesques. Car l’inconscient est alors comme la trace de cet irréductible « mal radical », en même temps que la promesse d’un possible bien que serait le savoir de ce mal, à partir de sa reconnaissance par le sujet. Notons tout de suite le paradoxe que porte cette orientation. Par cette référence principielle à l’abîme inévacuable dont se soutient l’existence, et que nomme l’inconscient, elle se fonde sur un réalisme existentiel qu’on pourrait lui-même qualifier de radical. Réalisme radical sans lequel aucun savoir vrai peut sérieusement s’envisager. Certes. Mais cet abîme peut-il encore se relier à quelque chose comme un libre arbitre, une libre décision qui serait ceux de l’existence reconstituant son propre savoir ? La réduction de la conscience à une simple surface de calcul, comme instance de maîtrise illusoire, ouvre bien un abîme, mais sans « stase » car sans forme. Tout l’effort des penseurs de l’inconscient, Freud et Lacan en tête, est justement d’élaborer ce que seraient les « formations de l’inconscient ». En cet abîme, l’homme ne s’y tient pas, mais « son » inconscient. La tenue libre du moment de la décision, si fondamentalement existentielle précisément, ne peut que passer pour naïf échappement à un déterminisme foncièrement occulte. C’est tout le problème du concept même d’inconscient qu’il impose des circonvolutions théoriques au minimum difficiles pour le soustraire à ce vulgaire déterminisme invisible auquel on le ramène toujours – sans doute à tort, mais peut-on faire autrement avec un concept si marqué de résonnances aussi bien scientistes qu’occultes ? Que l’inconscient, celui de Freud comme de Lacan, ne soit pas la commande du surmoi, ouvrant au contraire l’espace de liberté au-delà de cette captation, est une chose. Mais la configuration même du concept, nimbé, quoiqu’on en ait, d’une part d’occultisme qui d’ailleurs fleurissait au même titre que le scientisme du temps de l’adoption du terme par Freud, semble forcer la confusion vers un tel déterminisme naturaliste caché. C’est sans doute ce qui explique que malgré tous les efforts de Lacan la psychanalyse n’ait jamais vraiment pu s’extirper – du moins ailleurs que dans le secret de la cure et de ses effets de discours – de l’informe conglomérat des « sciences humaines », dans l’appellation desquelles ce dernier percevait, selon sa terrible formule, comme « l’appel même de la servitude »7. Accrochage paradoxal qui se vérifie chaque jour un peu plus par l’envahissement de l’assommante et confuse publicité de la « référence psy ». Or, d’une certaine manière, Juranville règle ici le problème, en le surmontant par cette désignation immédiate du « mal radical », comme fondamental paganisme, pure jouissance sacrificielle, refus premier du Bien, de la Vérité et de la Justice, contre lequel s’ouvre la philosophie en son origine socratique. Une telle référence pourrait bien être, donc, le point de jonction décisif entre une philosophie qui ne peut que récuser le concept d’inconscient au nom, non pas d’une plénitude de la conscience mais bien de son abîme précisément, et un abord « analytique » – mais il faudrait plutôt dire « symbolique » ou « métaphorique » (ce que fait du reste Juranville lorsqu’il nomme la méthode même de cette dialectique existentielle), dès lors que l’adjectif marque l’assimilation philosophique du concept d’inconscient – qui n’y verrait que la réitération du refus primordial.

Une fois posé le refus fondamental, l’orientation d’un tel « rendre possible malgré » fondant la dialectique existentielle poursuivie par Juranville, exige un changement de perspective de toute généalogie du système social capitaliste, devant s’établir sur la base de cette reconnaissance du mal radical. La question se pose alors de sa « forme minimale ». Si le mal est inévacuable, il doit pouvoir se circonscrire en une forme qui ne soit pas de stricte captation. Où autre chose que le seul pataugeage réitéré du sujet dans les affres de la compulsion sacrificielle serait possible. C’est précisément le rôle que Juranville confère au capitalisme, comme instauration salutaire de cette forme minimale du « mal radical ». Une telle instauration reproduit alors, pour le sujet social, ce que la psychanalyse permet à la sexualité du sujet individuel : elle lui ouvre l’espace de surmontement du refus radical – à la fois paganisme et pulsion de mort – par la reconnaissance même et l’assomption d’un tel refus, qui en limite la portée mortifère. La concomitance de l’émergence de la psychanalyse et de l’installation du capitalisme est donc tout sauf de hasard : résultant de la découverte progressive de l’existence par la philosophie, elle correspond à ce double mouvement de justification de la part inéliminable de paganisme gisant au cœur de toute existence. La philosophie prend alors toute sa portée politique aussi bien qu’éthique en affirmant, dans cette institution même, la visée d’un « au-delà » du capitalisme, mais qui ne pourra trouver son espace propre qu’« à côté ». C’est la thèse centrale de l’ouvrage, que « l’acte politique de la philosophie s’accomplit aujourd’hui, avec l’institution du capitalisme comme forme minimale du mal social – ou encore du refus que l’homme oppose à la justice » (p.45). De la même manière qu’il s’agit, avec la reconnaissance philosophique de la psychanalyse, d’instituer la sexualité comme forme minimale du mal individuel, de la finitude radicale, c’est-à-dire de la penser en sa vérité, « dans son fond de pulsion de mort » (p.30). C’est à ce double prix seul que peuvent être contenues les revendications mortifères de ce mal radical, en ses deux faces de la pulsion de mort et du paganisme sacrificiel. Par quoi peut s’entrevoir, au travers du prisme de cette double justification, l’horizon du monde juste.

Une telle institution s’avère alors la seule véritable révolution, au sens exact de son étymologie d’où provient le sens astronomique premier : comme revenue à soi, retour en un déroulement à sa position d’origine. En l’occurrence ici, à la nécessité originaire d’un surmontement de tout paganisme sacrificiel, par l’acceptation et la reconnaissance même de ce que l’on peut bien nommer cette « part maudite », selon le vocable qu’avait employé Bataille en son temps. Le capitalisme serait alors l’unique forme vivable de paganisme, où le sacrifice peut être effectivement surmonté, car à la fois circonscrit et configuré de telle sorte qu’il laisse l’espace à un écart possible, un surmontement de ce refus primordial qui le fonde. Écart s’incarnant en la figure de l’individu, en tant qu’appelé par l’Autre, révélé dans son existence même, à reconstituer son identité vraie d’individu. Tout l’objectif de la démonstration exposée par l’ouvrage, mais qui comme on l’a dit, est en même temps l’horizon du système général du savoir de l’existence, se résume alors ainsi (p.307-308) :

« La révolution véritable consiste non pas à abolir le capitalisme (une telle visée conduit, on l’a vu, à la catastrophe), mais à l’instituer. À l’instituer comme forme minimale du paganisme, qui est le mal déployé dans la société, et qui est ce mal en tant que, foncièrement, haine de Dieu – ce que le capitalisme fait apparaître très expressément. Mais à l’instituer pour le bien, et comme bien, parce qu’il laisse place à l’individu, que tel est le sens de l’histoire et que c’est ce qu’a voulu le Dieu de la révélation. Car là est le terme de la révolution : s’arracher à un monde fondé sur le paganisme et instituer un monde laïc certes, mais fondé sur la révélation et, à partir d’elle, sur toutes les grandes religions. »

Ce privilège du capitalisme provient bien de cela qu’il est l’unique forme de paganisme fondé sur son envers, l’individu, c’est-à-dire sur ce que le paganisme refuse précisément, par sa violence sacrificielle, de laisser être. Le capitalisme serait ainsi comme la forme la plus schizophrénique du paganisme, dans laquelle ce dernier deviendrait enfin vivable car constitué à partir de son propre envers. Aussi ce privilège se voit-il redoublé par cela que le capitalisme révèle, en sa propre division, la vérité fondamentale du paganisme, à savoir que son immanentisme radical ne fait que cacher ce qui n’est que haine foncière de Dieu, haine de l’altérité absolue déterminant la finitude radicale qui marque l’essence humaine. Ainsi « le capitalisme, s’il est le prolongement, dans l’histoire, du paganisme, le dévoile dans ce en quoi celui-ci est mal absolu et haine du vrai Dieu » (p.310). Il s’avère donc à la fois l’ultime forme prise par le paganisme sacrificiel et immanentiste – c’est la même chose – et la seule arme de défense contre les ravages de sa propagation. Faisant advenir l’individu sur lequel il se fonde, il ouvre au sujet humain le chemin de salut par l’œuvre, c’est-à-dire par la reconstitution et l’inscription dans l’histoire du savoir de l’existence. Et ce savoir est nécessairement de nature foncièrement religieuse, dès lors qu’il reconstitue la vérité de la finitude radicale. L’Autre vrai est ainsi l’Autre révélé, inanticipable comme tel, ce que les philosophies de l’existence, Kierkegaard en tête, avaient pleinement établi. La dialectique existentielle doit donc partir de l’essence religieuse de l’homme, dès lors que « savoir et en même temps altérité, savoir de l’altérité et altérité du savoir, cela définit la religion »8. On le voit, Juranville saute ici le pas de l’Autre à Dieu, laissé certes possible mais dans une relative suspension chez Lacan par une forme d’« athéisme méthodologique » que le premier ne conserve pas. Mais ce saut est précisément la condition même de possibilité de la constitution d’un savoir effectif (et institué socialement) de l’existence. Au refus de l’Autre qui grève structuralement l’existence individuelle de l’homme doit ainsi être adjointe la haine de Dieu grevant historiquement son existence sociale. La correspondance des deux plans est le fondement même de cette dialectique, dès lors que l’existence est à la fois structure et histoire, parce qu’elle est d’abord refus des deux. Il s’agit donc bien d’arracher l’homme à son idolâtrie sacrificielle, faisant fond de son existence, en instituant sa reconnaissance comme mal inéliminable, en ses deux formes inséparables, sexuelle et religieuse, surmoïque et païenne, que sont la pulsion de mort et la haine de Dieu.

Mais comment peut se faire cette promotion de l’individu à partir d’un fond païen qui ne peut que le récuser ? C’est que, précisément, l’institution du capitalisme est en même temps, nécessairement, celle du droit. Comme tout paganisme, le capitalisme est à la fois idole – « l’Autre absolu faux du capital et de la monnaie » (p.290) – et sacrifice – le travail aliéné qu’organise « le contrat de travail comme violence sacrificielle » (p.219). Autrement dit, par les formes mêmes qui lui sont spécifiques, il contraint cette idolâtrie dans le cadre de l’état, c’est-à-dire par l’établissement du droit. Là réside, nous semble-t-il, le cœur du raisonnement : la monnaie et le contrat de travail sont par excellence l’idole et le sacrifice en tant que limités par le droit. Le capital est certes idole et fétiche hors-sens, le contrat est bien cette organisation même du sacrifice sous la forme du travail aliéné, mais dans le cadre d’un désenchantement généralisé du monde (le recours aux analyses de Weber est ici central), médiatisé par l’état, par quoi précisément se mesure l’idolâtrie, au double sens de la mesure comme étalon et contrainte. La monnaie et le contrat de travail, pourrions-nous dire, s’avèrent ainsi l’étalon contraignant de cette ultime forme de paganisme devant s’accomplir et s’assumer, comme limité dans et par le capitalisme. Par quoi ils pointent et dirigent, comme malgré eux, vers leur envers exact qu’est la transcendance – au sens absolument religieux, dont il faut précisément établir la Vérité – de la loi vraie. Loi vraie à quoi doit se référer nécessairement la philosophie, par delà la violence de la loi ordinaire manifestant le refus principiel de l’Autre absolu (article 41). Et qui exige donc que la philosophie reconnaisse, assume et déploie sa double origine, grecque et juive (p.372), par quoi cette loi peut être pensée à partir de sa révélation. C’est sur cette base de fondation du droit, comme double mouvement, dont seule est capable la philosophie et qui constitue proprement son acte éthique et politique, d’assomption et de limitation du paganisme originel, que peut s’accomplir la justice par delà ce paganisme. À partir de quoi devient possible l’établissement de l’unique état juste possible, que Juranville caractérise comme système de la démocratie représentative ou parlementaire (article 42) qui, proclamant la représentation, laisse « place à la finitude radicale en tant que certains, à la différence des autres, s’y sont effectivement affrontés » (p.383). D’une certaine manière, la philosophie n’est rien d’autre, en son essence comme en son histoire, que l’élaboration et la prophétie de cette eschatologie de la justice, qui est en même temps celle du sens éprouvé de l’existence. Elle ne peut en être que l’instrument. Son accomplissement consiste donc à poser définitivement l’effectivité du savoir comme épreuve et surmontement du non-savoir. Elle est bien alors non pas imposition mais position de la justice, telle que la figure originaire et tutélaire de Socrate peut l’incarner. C’est ce que soulignent avec force les lignes conclusives de l’ouvrage (p.420) :

« L’institution du capitalisme accomplit le monde juste. Et cela parce qu’elle fixe définitivement ceci : que l’homme doit s’affronter à sa captation inévitable dans un système sacrificiel, et savoir qu’il y restera toujours, en quelque manière, pris. Sur fond de quoi seulement il pourra, comme il le doit, devenir individu et produire son œuvre propre – et se préparer pour le Jugement. […] Le philosophe peut, par son savoir, anticiper le monde futur où l’autre homme est accueilli et aimé. Il peut, comme tous, espérer dans le pardon de Dieu. Il ne peut pas, pas plus qu’aucun autre, oublier la présence de ce Jugement. »

Trois points doivent ici être soulignés, qui sont ceux de la méthode, de la structure, et du système. L’interprétation de l’eschatologie philosophique du capitalisme se fonde et oriente sur une relecture, à la fois généalogique et prospective – dans une manière donc cette fois toute heideggérienne, mais là encore contre Heidegger – qui fait l’objet de l’œuvre générale La philosophie comme savoir de l’existence. Le mode même de l’exposition ne peut alors être autre que celui du système, au nom du sens philosophique devant s’élever, comme système, contre le non-sens absolu. Par quoi l’auteur avertit : « J’oserai donc ici le système »9. Système seul à même de chercher, accueillir et résoudre, par cet accueil même, la contradiction absolue sur quoi se fonde la pensée de l’existence. Mais il s’agit d’établir un système nouveau, tâchant de dépasser les deux apories complémentaires qui sont celles : d’une part, d’une systématique métaphysique, ou scientifique, entée sur une autonomie illusoire car contournant la contradiction existentielle ; et d’autre part, d’une antisystématique tout aussi illusoire, privée de toute prise effective sur son monde car revendiquant une hétéronomie se révélant finalement inessentielle dès lors qu’elle se préserve de l’épreuve de l’histoire. Un tel système, alors, implique un chemin d’élaboration, une méthode elle-même nouvelle, dite « méthode métaphorique », c’est-à-dire « par substitution de termes » (p.180). Nous sommes là, sans doute, devant le point le plus délicat à appréhender ici, dès lors que cette méthode métaphorique, fondée sur l’inconscient dont elle fait son principe, ne saurait se ramener à une méthode de type scientifique, découplée de son propre langage, ou de type métaphysique, découplée de sa propre impuissance. Aussi, la grande ambition du système se retrouve là concentrée, en cette proposition d’une méthode philosophique qu’il faut bien dire parfaitement inédite. D’une certaine façon, tout l’effort philosophique de Juranville se condense en cette élaboration méthodique. Peut-être est-ce précisément pour cela qu’il n’en dit pas grand-chose, attendu que le système en est le déploiement même, l’explicitant mieux que toute introduction. Une indication rapide en est tout de même donnée dans l’introduction générale au système de La philosophie comme savoir de l’existence, ainsi qu’à la fin de l’article 17 du livre Inconscient, capitalisme et fin de l’histoire (p.180-181). De fait, elle constitue le cœur de l’assomption philosophique du concept d’inconscient, dont l’ensemble déplie la teneur et justifie la nécessité. Elle tâche donc d’accomplir d’emblée l’incorporation philosophique du principe fondateur de l’inconscient.

Il convient de la relier à la méthode spéculative hégélienne, et ses trois temps constitutifs réinterprétés comme « ceux du phénomène, de la vérité et de l’essence »10. Mais ces trois temps y sont « dualisés » selon les deux séquences de la « position pure », celle de la vérité du concept non pas comme déjà là, mais élaborée dans « l’acte créateur métaphorique » du sujet, et qu’il s’agit précisément d’inscrire en savoir par l’épreuve du refus radical, de la « négation pure ». Cette méthode se fonde donc sur un double ternaire, dans lequel se reconstitue, par le sujet, un savoir d’abord fondamentalement refusé. C’est tout l’enjeu de cette méthode que d’y intégrer le refus même du savoir, non pas comme seule étape dialectique, comme c’est le cas chez Hegel, mais comme le double inséparable de ce savoir, qui en fonde l’effectivité comme contradiction essentielle. En quoi elle se veut méthode du savoir de l’existence qui « détermine et même définit chaque concept par une dualité qui deviendra contradiction »11. Ainsi se voient posés en vis en vis pour chaque concept rencontré, le ternaire de la vérité du concept, à laquelle le sujet doit à la fois s’affronter et accéder, et le ternaire de la réalité effective de ce concept, comme épreuve de la contradiction, surmontant le refus par la substitution métaphorique. D’une telle méthode, découle la structure du système, déployant ce que Juranville nomme le « sénaire du savoir » (p.181), qu’il relie à l’étoile de la rédemption de Rosenzweig. C’est là la clef « structurale » de cette affirmation simultanée du savoir et de l’existence : le mouvement du savoir, marqué existentiellement par son propre refus, doit se concevoir par delà la pure spéculation ternaire inexorablement faussée, comme reconstitution spéculative à six temps. Cette structure sénaire déploie alors un messianisme essentiel, que doit porter avec elle la philosophie, dès lors qu’une telle reconstitution implique que, au-delà du ternaire faussé, le quatrième terme, l’homme lui-même en tant que déployant le système du paganisme refusant le savoir, soit appelé par l’incarnation du Médiateur-Messie – cinquième terme – à dépasser et triompher du système sacrificiel, « vers le sixième terme qu’est l’Esprit lui aussi rétabli en sa vérité » (p.409).

Fort de cette méthode métaphorique, et de la structure sénaire qui en découle, Juranville peut ainsi « relever » le système. Mais une telle relève consiste à lui adjoindre ce qui ressortit à la rupture existentielle. Formellement, la conception même du système reste pleinement celle de la systématique métaphysique, en laquelle celui-ci reste inféodé aux diverses formes que l’on voudra bien lui donner. Ainsi, « une totalité ordonnée selon une forme, cela définit ce qu’on appelle un système » (p.90). Le système général a donc pour vocation d’instituer en leur vérité les systèmes « locaux » : système des quatre discours, des cinq époques de l’histoire, des sept religions mondiales (p.181) ; mais aussi, surtout et d’abord, d’instituer le « système capitaliste ». Ainsi, ce dernier est cette forme d’aliénation laissant ouverte la possibilité d’une désaliénation dans l’œuvre, par cela même qu’il n’est qu’un système partiel (p.91) :

« La seule façon de s’approprier la force du système, c’est d’en construire un nouveau, qui s’élèvera contre celui auquel on voulait s’opposer. De toute manière, si ce à quoi on s’oppose est un vrai  système, il tiendra ; et on ne pourra s’opposer à lui qu’en l’inscrivant dans un système plus vaste ; ce que nous ferons pour le système capitaliste qui est un vrai système, mais un système partiel. »

Partiel, car devant s’inscrire dans le système plus essentiel des quatre discours du monde social, empruntés à Lacan, et modifiés dans le sens de l’intégration de la théorie de l’inconscient par la philosophie : discours métaphysico-magistral (discours du maître chez Lacan), philosophico-clérical (universitaire), scientifico-populaire (hystérique) et psychanalytico-individuel (analyste). Sans entrer dans le détail de l’analyse aussi fournie qu’acérée de cet avènement des quatre discours, notons que la nuance apportée conserve, et même renforce toute sa portée quaternaire à ce système des discours, affirmant précisément l’individu, dans le quatrième discours, celui de l’analyste, là où Lacan semblait laisser insurmontable la division du sujet. Autrement dit, dès lors qu’il est inscrit dans le « vrai système » des discours, le capitalisme fournit la matière même de son dépassement, l’individu, dont la psychanalyse signe la possibilité, par quoi il impose sa propre institution seule à même de juguler un paganisme qui s’avère principiel. Le point crucial ici, qui est encore de méthode, est bien cette inscription au sein du « vrai système », que Juranville décrit ainsi : « Le vrai système ne s’élève pas contre l’Autre et son objection, il n’est pas fermé à l’Autre, mais il accueille l’Autre et se construit à partir de son objection, en lui montrant que l’espace est gardé pour le surgissement de tout Autre à venir » (p.91). En somme, il s’agit bien là d’une systématique, mais sans clôture ; un système infini mais fondé ; en forme d’« analyse interminable », donc.

On voit combien une telle perspective paraît antinomique avec celle, par exemple, du « second Heidegger ». Celui-ci parle peu du système, mais toujours, notamment dans ses études hégéliennes, comme d’un pivot du basculement moderne de la métaphysique. Il y est alors comme mené par l’intuition que le concept même de « système » prend, dans l’achèvement du monde technique, un sens et une portée qui dépassent son entente « systématique » comme construction doctrinaire. Citons par exemple ce court fragment de 1942, à peine rédigé : « Le système et la mise en ordre de l’histoire. Métaphysique absolue et technique »12. Heidegger laisse bien entendre ici une relation intime entre le système et le destin technique de la métaphysique, précisément comme système onto-théo-logique – Heidegger parle alors du « système essentiel » – dont l’usage systématique du terme, ou même encyclopédique au sens de Hegel, ne permet pas de rendre compte. Nous avons pu montrer par ailleurs que cette orientation du concept de système vers la pensée heideggérienne de l’essence de la technique, le Gestell, peut être rapprochée du développement contemporain de la science comme théorie générale du système, ou systémique13, dont la cybernétique, souvent mentionnée par Heidegger, n’est que l’une des émanations. Dans ce cadre, notre temps serait non pas celui de l’accomplissement de la philosophie comme instauration du monde juste, mais, en suivant Heidegger, comme épuisement des ressources propres de la philosophie devant l’accomplissement de sa fondation des sciences, dont la systémique marque l’apogée. Et finalement, aphasie devant la domination sans partage du système comme tel. Face à quoi la « tâche de la pensée », qu’interroge sans relâche Heidegger, nous mènerait vers quelque chose comme un nécessaire « deuil du système ». Dès lors que s’instaure la domination du système comme tel, la pensée se trouve comme expulsée, livrée à son œuvre propre, non pas contre le système, mais bien face à lui, dans ce que l’on pourrait nommer sa « solitude » hors système. C’est-à-dire qu’elle ne peut s’appuyer sur les ressources propres du système sans se voir irrémédiablement réabsorbée en un pur « faire » systémique, qui précisément interdit l’œuvre dès lors qu’il inscrit tout acte dans l’univocité de la production pure. Dans cette perspective, le capitalisme ne serait que la face historique de l’avènement historial du Gestell comme domination technique du « système comme tel ». Perspective qu’on pourrait requalifier de « métaphysique », au sens où dans le « système capitaliste », elle n’entend, d’abord, que le « système », au risque d’une grave impuissance politique. Au contraire, l’eschatologie philosophique exposée par Juranville instaure le capitalisme comme condition de l’élaboration du « vrai système », c’est-à-dire du système non sacrificiel qui est celui du sens absolu de l’existence tel qu’institué par l’incarnation et le sacrifice du Médiateur-Messie, contre le paganisme. Perspective « métaphorique », dans laquelle l’institution du système capitaliste, sa condensation dans le « vrai système », constitue l’acte métaphorique même de la philosophie. Au risque de sous-estimer la puissance de l’univocité systémique, mais tout en donnant les ressources pour la surmonter. On voit se dessiner là comme un indécidable débat, dont le cœur est bien le concept même de système. Peut-il être ainsi « relevé » parce qu’institué métaphoriquement, comme le propose Juranville, malgré l’avènement de la « systémique » comme infrastructure métaphysique de l’époque de la technique ? Peut-on rapporter une telle infrastructure au seul paganisme ? Il est en tout cas indiscutable, et c’est tout le sens du messianisme invoqué, qu’un tel système métaphorique ouvre un horizon décisif à la pensée philosophique de notre temps, précisément parce qu’il fixe la consistance même de son existence.