Articles et conférences

Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1994, n° 2 (avril-juin), Paris, PUF. Trad. allemande dans Der psychoanalytische Diskurs nach Lacan

L’écriture

Pourquoi s’intéresser à l’écriture en philosophie?

Parce que la philosophie se veut savoir rationnel pur, constituant une totalité systématique ordonnée par la logique vraie, parce qu’elle vise, à travers les multiples objections auxquelles elle accorde toute leur place, la consistance de la pensée. Et parce que l’écriture elle-même est ce par quoi en général peut s’atteindre une consistance effective du sens, à travers l’épreuve de la finitude et du non-sens.

Qu’est-ce en effet que l’écriture? Non pas certes un simple instrument pour la notation de la parole – et la pensée contemporaine l’a justement souligné —, mais ce qui, à travers l’épreuve, qu’elle fixe, de la non-signifiance, du non-sens, de la parole « vide », vise à poser une parole vraie. Fixation, par la lettre, de cette épreuve. Articulation d’une lettre à l’autre. Jusqu’à ce que soit atteinte la consistance de la structure — quand est posée la vérité de la parole, quand l’écriture elle-même devient « écriture parlante »(1) . Ainsi bien sûr pour celui qui trace des lettres sur une page – mais très vite on ne voit plus ce qu’il y a d’essentiel dans une telle écriture. Ainsi éminemment pour celui dont on dit dans un sens absolu qu’il « écrit », pour l’écrivain, qui a à rajouter — dans cet espace très particulier qui est celui de l’écriture et qui est, d’une manière plus ou moins figurée, celui de la page — tel moment du récit, tel vers du poème, à tels et tels autres déjà posés, pour leur donner sens, pour en faire l’œuvre qu’il veut. Et cela vaut pour le musicien et pour le sculpteur, pour l’architecte qui construit sur la page du monde social, pour l’homme religieux aussi, pour le patient en analyse, et enfin pour le philosophe qui, dans sa pensée, vise la logique pure.

On dira que la pensée contemporaine après Hegel, comme « pensée de l’existence », a certes reconnu l’essentielle portée éthique de l’épreuve de la finitude radicale, mais en même temps rejeté toute possibilité de poser le savoir philosophique, et la consistance effective de l’œuvre. Et cela en particulier quand elle en vient, avec Derrida, à s’attacher à l’écriture, celui-ci refusant que l’écriture soit simple moyen de fixer la parole comme le voulait la « pensée métaphysique », mais rejetant aussi toute visée, dans l’écriture, d’une parole vraie, d’une vérité de la parole, d’une consistance nouvelle.

On voudrait montrer ici, par quelques indications, mais suffisantes, que l’inconscient introduit par la psychanalyse prend place dans le mouvement de la pensée contemporaine et permet de penser cette consistance de l’écriture. On voudrait montrer aussi qu’avec l’inconscient l’éthique, toujours au fond écriture, peut être conduite jusqu’à son accomplissement, dans la responsabilité où se reveut la finitude. Le savoir philosophique peut être alors pensé dans sa consistance vraie, décisive pour l’histoire. C’est cette consistance de l’écriture absolue que les Grecs au début de l’histoire ont posée comme exigence (raison pure, clarté de la forme absolue), contre la barbarie, et le monde traditionnel en général, et dont ils ont donné dans leurs œuvres les modèles incomparables. Et c’est cette consistance qu’il faut les Juifs, et toute l’histoire du peuple juif, pour pouvoir établir définitivement comme justice, par l’histoire dans le monde social.

Donnons maintenant quelques éléments de l’analyse de l’écriture, qui est parole et en même temps vérité, mouvement pour atteindre, dans l’objectivité, une parole vraie.

A) L’écriture est d’abord, dans son acte même, répétition. Car la répétition vraie, posant un sens nouveau, ne peut s’accomplir que dans l’écriture et la consistance de l’écriture. Et l’on peut dire que toute la pensée contemporaine qui pose la répétition dirige vers cette consistance.

C’est en effet en posant la répétition que la pensée contemporaine, et d’abord Kierkegaard, met en question la conception hégélienne du savoir absolu — et toute la pensée métaphysique — et qu’elle introduit la vérité imprévisible, immaîtrisable dans un savoir, qui est celle de l’existence. Poser la répétition essentielle, c’est, d’une part, reconnaître l’échec du projet d’accomplissement du sujet, qui voulait atteindre au savoir et devenir le maître du réel comme son monde, reconnaître que le non-sens revient, inéluctablement, et la finitude. Désespoir, dit Kierkegaard. Mais c’est, d’autre part, donner sens à ce non-sens, poser que le sens vrai va advenir comme nouveau par l’épreuve de ce non-sens. Et d’abord le sens doit venir de l’Autre absolu au-delà de tout l’ordre humain, et de sa finitude qui, douloureusement, se répète — Autre absolu présent d’une manière ou d’une autre (Dieu de Kierkegaard, être de Heidegger, Autre de Lacan, Infini de Lévinas) dans toute la pensée contemporaine qui affirme une fondamentale hétéronomie. Mais le sens doit bien venir aussi, ensuite, du sujet fini lui-même, élevé par cet Autre à l’autonomie(2), puisque c’est le sujet qui a posé la répétition essentielle, le concept de répétition. Et le non-sens posé comme essentiel, et auquel sens est donné, apparaît comme celui qu’implique l’existence, mais une existence elle-même essentielle ; non plus un simple moment à dépasser, un moyen pour se connaître, mais une vérité qu’il faut, pour le sujet fini, accepter, avec la finitude, le non-sens, qu’elle porte en elle.

Le sujet d’abord, par finitude, et par prise dans ce qu’on présentera avec la psychanalyse comme jouissance, refuse cette existence, et ne voit dans la répétition que non-sens — et la répétition vraie se produit à partir de là comme sublimation. Rapport positif à l’existence, au-delà de toutes les formes de rapport négatif, dont celui de l’idéalisation (visée de savoir), à quoi s’en tient la pensée métaphysique (et que la psychanalyse présentera comme névrose). Rapport positif à l’existence qu’on retrouve chez tous les penseurs de l’existence (qu’il s’agisse de Kierkegaard avec, parmi les sphères de l’existence, la sphère religieuse paradoxale, ou encore de Nietzsche avec l’affirmation de la vie, l’amor fati, la Stimmung du retour éternel). Freud, par ce terme, a simplement visé la dimension, capitale au demeurant, de l’objectivité, de la valeur et du sens objectivement reconnus, pour des « œuvres » produites à partir de la finitude et du non-sens réels (pulsion — qui est ce qu’on sublime). Mais sans montrer cependant comment on atteint effectivement à ce sens. Ni que c’est un sens nouveau, donné au non-sens, jusqu’à l’œuvre — et, par l’œuvre, à l’Autre même, qui peut le recevoir comme objectif.

L’existence devant apparaître finalement à la « pensée de l’existence » (ainsi chez Heidegger) comme parole, la sublimation, rapport positif à l’existence, s’accomplit alors dans l’écriture. C’est là que le sens qu’on a prétendu donner au non-sens essentiel va pouvoir devenir sens réel. Soulignons simplement à ce propos les deux points suivants. D’une part, écrire, c’est entrer dans un espace où la finitude absolue est déjà fixée, la parole à l’avance marquée comme non-signifiante, vide ; et où sans doute la parole vraie pourra finalement venir, mais par l’Autre, et précisément par l’Autre absolu. Espace du silence, décisif pour toute la pensée de l’existence, et par quoi on rompt avec l’immanence de la dialectique hégélienne. La parole vraie, « pleine », qui y viendra sera alors, comme le dit Heidegger, « recueil où sonne le silence »(3) . D’autre part, écrire, c’est, dans cet espace, viser à faire advenir effectivement le sens, la signifiance et, pour cela, s’identifier à l’Autre, et de la place de cet Autre poser une « lettre », signifiante, mais dont on va découvrir qu’elle n’est pas signifiante en soi, et ne l’était que du point de vue de l’Autre ; d’où la répétition du mouvement, et la position, sur la page, de la relation qui donnait à la première lettre sa signifiance, mais dont on découvrira à nouveau qu’elle n’est pas en soi signifiante ; et cela jusqu’à ce que la structure déployée sur la page apparaisse signifiante en soi, parlante d’une parole vraie. Où l’on retrouve certes le mouvement de la dialectique de Hegel. Consistance de l’écriture qui est alors œuvre. L’objectivité absolue en aura été déployée. Et, en même temps, le sujet, à travers l’épreuve éthique de la finitude et du renoncement à une plénitude illusoire, sera advenu à son autonomie.

A’) Mais la pensée de l’existence rejette l’autonomie du sujet, et l’accomplissement de la répétition dans la consistance de l’écriture. Elle a posé l’existence essentielle à partir de la finitude radicale. Et ce serait contredire la finitude, et l’existence, et retomber en fait dans l’idéalisme de la pensée métaphysique, que de prétendre d’aucune manière à une consistance et autonomie. Impossible d’atteindre, dans la répétition, à une vérité objective de la parole. Ou bien on affirme une parole essentielle (c’est l’être même comme parole, ce à quoi en vient Heidegger), mais cette parole, le sujet fini ne peut se la réapproprier, la re-poser soi, comme vraie, dans l’autonomie (objectivité). Ou bien on entrera dans la vérité objective, mais on ne pourra que se heurter à la finitude, sans que jamais la parole vraie puisse y venir. Ainsi d’une part pour l’écriture formelle, vaine, indéfiniment proliférante, de la science, d’où toute structure consistante et close (œuvre), et aussi l’épreuve de la finitude, ont été à l’avance exclues. Ainsi d’autre part pour l’écriture essentielle à quoi en vient finalement la pensée de l’existence, et qui n’est plus alors qu’épreuve, toujours reprise, de la finitude, mise en question de l’illusion sans cesse renaissante de la consistance, du tout. Et c’est de cela qu’on doit certes toujours partir, avec l’inconscient même, qui est d’abord dans le sujet l’Autre de l’existence finie.

La répétition, et l’écriture, sont alors, si on les veut, ce qui défait et libère de l’illusion fondamentale de ce que la psychanalyse appelle la scène primitive. Sans doute ce qui apparaît comme fascinatoire pour le sujet, et par quoi il voudrait se dissimuler la finitude réelle, est-il d’abord l’objet primordial, la Chose maternelle — dont la rencontre est essentiellement « rencontre manquée » d’après Lacan(4), ce à quoi il lie la répétition. Mais une fois que référence a été faite à la loi du père, ce qui fascine devient l’image de la complémentarité, d’abord sexuelle, du père et de la mère, la scène primitive. Dont le sujet est l’exclu. Mais il refuse de « voir », si l’on peut dire, que, s’il entretient ce leurre de la complémentarité, c’est parce que, fini, il fuit sa finitude. Alors que c’est en s’établissant dans la position de l’exclu qu’il pourrait se défaire de ce leurre, et découvrir sa finitude qui est aussi sa vérité. Et la même unité et consistance illusoire se retrouverait dans le cosmos, dans le monde, la belle totalité que pose le savoir absolu. L’écriture en libérerait.

C’est ainsi que pour Blanchot, reprenant avec l’écriture, et précisément celle de l’œuvre, la perspective de Heidegger, l’écrivain est entré dans l’espace absolu de la fascination, où la figure majeure est celle de la mère(5). Et à travers l’épreuve même du silence, de la solitude, de la finitude, l’œuvre gardera cette visée, cette position d’absolu — puisqu’elle « est » tout simplement. Mais ce n’est qu’une visée. L’écriture est finalement celle du désastre, de la chute de l’astre, qui est d’abord rencontre du sexuel en l’autre — rencontre heureuse d’ailleurs puisqu’elle établit le sujet dans le bonheur de la séparation, puisqu’elle est « le meurtre heureux de lui-même qui lui donne le silence de la parole »(6). Si cependant cet absolu de l’œuvre n’est qu’une visée, l’écriture a-t-elle encore à y être reliée? N’est-elle pas simplement ce dans quoi sans cesse et partout, qu’on le veuille ou non, s’éprouve la finitude? Et il est certes décisif éthiquement de s’y affronter. Mais l’écriture n’est alors, par rapport au sens qu’on peut poser et dire, qu’instance critique. Ainsi pour Derrida et son entreprise de « déconstruction » de toute prétendue présence, appropriation, de tout sens propre, de tout savoir absolu — à quoi il oppose la « métaphoricité » constitutive de l’écriture(7) .

B) L’écriture est ensuite, comme relation à l’Autre réel, transfert — et c’est par là que se résout sa contradiction objective à laquelle nous venons de nous heurter ; par là que vérité est conférée à la parole, au-delà d’une vérité scientifique qui l’exclurait, et d’une parole mythique (celle à quoi fait référence Heidegger) qui échapperait à toute reprise objective. Apport majeur de la psychanalyse, par quoi la pensée de l’existence peut être dépassée et accomplie. Par son transfert sur l’Autre réel (le lecteur…), qu’elle pose comme signifiant et consistant, l’écriture lui apparaît dans sa propre signifiance et consistance, objectivement.

Qu’introduit en effet la psychanalyse sous le nom de transfert ? Pour Freud il est répétition, sur le psychanalyste, de la relation névrotique. Répétition utile certes parce que, sans elle, celui-ci ne pourrait pas intervenir, mais qu’il faudra finalement, après analyse, « liquider », lorsque le patient se sera établi dans son autonomie. Pour Lacan, qui retrouve dans l’inconscient freudien l' »existence » de la pensée contemporaine, seul l’amour, l’énamoration fascinatoire, comme face de résistance du transfert, doit être liquidé(8), mais le désir réel qui y est présent, et l’épreuve de la finitude, sont au contraire ce que la relation psychanalytique doit faire advenir. Pour la philosophie ayant découvert son rapport essentiel de discours à la psychanalyse, il y a sans doute le transfert du sujet fini sur l’Autre supposé savoir (éminemment le psychanalyste), et dont la parole vaut alors comme vérité et loi — et c’est ainsi qu’il va pouvoir passer outre à la répétition négative. Mais le psychanalyste ne peut susciter le transfert, et faire entrer le sujet dans l’espace de l’écriture vraie, vers l’œuvre, que parce qu’il pose dans son discours l’inconscient, affirme la vérité de la parole de son Autre, du sujet. Le psychanalyste, lui aussi et d’abord, transfère. Transfert qui n’est plus en rien à liquider si, non seulement, la finitude doit demeurer, et donc une « aliénation », mais que cette finitude et cette aliénation doivent être revoulues. Transfert qui est acte purement positif, d’emblée présent chez le psychanalyste par son discours, incertain encore mais à venir chez le patient. C’est ce qu’en vient à poser le discours philosophique pouvant se penser comme savoir par son rapport au discours de la psychanalyse, lequel apparaît lui-même savoir au sujet. L’inconscient est alors l’essence de l’existence.

On peut dans ces conditions déterminer quelle est la réalité en général du transfert. Il est certes la possibilité essentielle du patient dans la relation psychanalytique. Mais il est toujours déjà présent chez le psychanalyste — et du seul fait du discours qu’il tient. Disons que de manière très générale il caractérise l’œuvre comme écriture accomplie, et que le discours psychanalytique incarne l’œuvre dans le monde social comme champ de discours. L’œuvre en effet n’est pas simplement à considérer en soi, dans la consistance qu’elle vise, mais dans sa relation à l’Autre réel. Elle est réalisée, on l’a vu, de la place de l’Autre vrai en général, et cet Autre reste toujours lui-même en dehors de l’œuvre, comme celui vers lequel elle se dirige, pour lequel elle doit valoir — et tout Autre réel est élevé (transfert) à cette position. C’est lui qui a à donner sens à l’œuvre, c’est à lui qu’elle se confie, elle qui n’a aucune réalité matérielle propre, et ne prend son poids de réalité et de matière que si elle est accueillie dans l’espace spirituel d’écriture qui est le sien. Et si l’œuvre a bien consistance par devers soi, lorsque librement elle s’ouvre ainsi à l’Autre réel, et attend sa loi, elle lui fait alors non seulement don, mais grâce d’elle-même — et c’est par cette grâce que le patient peut être libéré de la fascination, entrer lui-même dans l’espace de l’écriture vraie, et advenir à son autonomie.

Qu’en est-il alors de cette consistance de l’œuvre qui vaut pour l’autre objectivement, et qu’il va réinstituer dans son œuvre propre par le transfert? Elle est celle de la métaphore (justement déterminée par Lacan comme terme essentiel pour l’inconscient, et qui est tout autre chose que la « métaphoricité » évoquée par Derrida). La parole vraie est la parole métaphorique. Donnons simplement à ce propos quelques précisions. La métaphore est ce trope, cette figure, par laquelle la signifiance pure est établie dans le langage commun et contre lui, en posant librement la non-signifiance de ce langage qu’on croit signifiant, la finitude essentielle à quoi on se soumet en entrant dans la parole. Elle est substitution par quoi on pose cette non-signifiance (dans l’exemple de Lacan(9) tiré de « Booz endormi » de Victor Hugo « Sa gerbe n’était point avare ni haineuse », c’est « Booz » qui subit la substitution, et apparaît dans sa non-signifiance en soi, de même que le contexte dans lequel il était pris). Elle est aussi image par quoi advient alors la signifiance pure pour ce terme substitué. Et pour le sujet parlant comme pour le terme auquel un autre a été substitué (Victor Hugo et Booz), le terme substitué vaut maintenant comme le lieu de la loi, l’Autre — mais un Autre que le sujet comme Chose originelle a librement posé. D’où la structure quaternaire fondamentale de la métaphore, Chose, objet, sujet, Autre — le désir (ou l’existence), dans son autonomie. Elle est présente dans l’œuvre certes, mais toujours aussi dans la relation de transfert de l’œuvre à l’Autre réel, élevé à la place de l’Autre vrai. L’éthique consiste alors, pour le sujet entraîné dans l’écriture par son propre transfert, à faire l’épreuve — j’en ai parlé ailleurs(10) — des passions fondamentales qui correspondent à chacun des moments de la métaphore : la honte et la position de l’objet, pour l’entrée dans l’écriture; la peur et celle du sujet, pour la visée de la consistance; l’angoisse et celle de l’Autre, quand apparaît que, malgré la consistance, demeure la finitude; la culpabilité enfin et celle de la Chose, quand il faut vouloir la finitude dans la relation à l’autre, la lui réinfliger.

B’) Mais le sujet va, par finitude, non seulement fuir la finitude dans une autonomie illusoire, ou dans la visée de pareille autonomie, comme le dénonçait la pensée de l’existence, mais refuser l’autonomie réelle qu’implique l’œuvre vraie, ouverte à l’autonomie et à l’œuvre de l’Autre et fixant par là même définitivement la finitude. Contradiction subjective de l’écriture. Où le transfert vire à la soumission fascinatoire devant une prétendue œuvre, qui ne vaut plus comme œuvre vraie, qui n’a plus qu’une consistance illusoire prolongeant celle de la scène primitive et dissimulant toute finitude essentielle — et c’est contre cette écriture et consistance illusoire que la philosophie devra avancer son exigence de consistance effective.

Cette consistance illusoire caractérise essentiellement le monde traditionnel — et conduit nécessairement à la violence sociale du sacrifice, qui le fixe. Monde qui se prétend harmonieux et consistant, et laisse place certes à de l’écriture, à de l’expérience spirituelle (qu’on pense à l’initiation), à de la métaphore (comme le montre Lévi-Strauss analysant la « pensée sauvage »). Mais monde qui refuse, dans son savoir, dans son écriture, de poser la vérité de la métaphore, qui fixerait la finitude, la revoudrait comme bonne dans la relation à l’Autre. Il fait porter à la victime, rejetée hors transfert, hors grâce, tout le poids de la finitude — l’empêchant d’en faire jusqu’au bout l’épreuve, dans l’exclusion, jusqu’à l’autonomie réelle et la consistance vraie de l’écriture. Et il en reste à la consistance illusoire de la scène primitive. C’est le monde mythologique, celui des maîtres qui « savent » et détiennent les masques sur lesquels est déposée l’écriture fascinante, le monde de la complémentarité du principe masculin et du principe féminin. C’est, pour la psychanalyse, l’ordre du Surmoi, de cette loi injuste et violente qui contredit la vraie loi, et que le sujet constitue parce qu’il rejette l’autonomie réelle à quoi l’appelle l’Autre absolu (le Surmoi, dit Lacan, est « haine de Dieu »(11)), de cette loi qui veut le sacrifice pour fixer l’impossibilité de l’autonomie, et le présente illusoirement comme sacrifice pour les dieux. Cette écriture, cette lettre, est celle qui tue, et c’est légitimement que Platon dans le Phèdre la condamnait au nom de la parole et de la pensée. Même s’il faut bien dire, rejoignant d’une certaine manière la critique de Derrida, que l’écriture seule, l’écriture vraie et consistante, celle de l’œuvre et de la pensée, peut mener à bien cette lutte historique.

S’arrêter à l’épreuve de la finitude et rejeter l’autonomie, et la consistance de l’écriture, comme le veut la pensée de l’existence, ce serait alors néanmoins rester impuissant devant cet ordre sacrificiel, et y être en fait ramené. Ainsi pour Derrida avec sa conception de l’écriture. Mais aussi pour Wittgenstein dénonçant la psychanalyse comme « mythologie d’un grand pouvoir »(12), par la fascination qu’elle exercerait, et qui ne veut pas voir que lui-même y reste en fait pris, par son rejet du savoir philosophique. Et encore pour Lacan et son interprétation de l’inconscient freudien, pour autant qu’on devrait s’arrêter à sa lettre qui, le plus souvent, rejette aussi ce savoir. Mais cela tient, en l’occurrence, à sa position dans le discours psychanalytique, qui veut aussi et appelle le discours de la philosophie. Impossible, sans le savoir philosophique, qui est celui de l’autonomie du sujet fini et de la consistance de l’écriture, de passer outre à l’ordre traditionnel, à son savoir et à son écriture. Et de ne pas être rabattu à l' »évidence » de la scène primitive.

C) L’écriture est enfin, pour ce qui concerne le sujet qui a à écrire, à entrer dans la visée de l’œuvre vraie, révélation — où se résout sa contradiction subjective. Car il faut la révélation, par quoi l’Autre absolu se montre comme n’étant pas le Surmoi et redonne au sujet humain son autonomie, lui réouvre la possibilité d’accéder à la parole vraie, pour que le sujet passe outre à sa prise dans l’ordre sacrificiel et entre dans le travail de l’œuvre, jusqu’à la consistance effective de l’écriture. Et l’œuvre marque alors l’accueil, est la présence même, de cette révélation. Et ce n’est qu’en faisant référence au vrai Dieu de la révélation que la philosophie peut établir le monde juste qu’elle veut.

La révélation n’est en effet ni un simple moment nécessaire dans l’œuvre de la Raison absolue, comme le voudrait Hegel ; ni simplement ce qui fait accéder à une vérité au-delà de toute raison humaine, comme l’affirme la pensée de l’existence ; mais cet acte de l’Autre absolu par lequel il fait accéder ou plutôt réaccéder le fini à son autonomie, par lequel, de l’hétéronomie fondamentale, vient pour celui-ci l’autonomie. Et certes en deçà de la grâce du psychanalyste, ou de toute œuvre humaine, où l’autonomie de l’un ouvre à l’autonomie de l’autre — ce que permet de penser l’inconscient —, il fallait bien que vînt de l’Autre absolu l’autonomie du fini. C’est ce qui, à l’extrême de la pensée de l’existence, apparaît chez Lévinas, citant Amos(13) (« Dieu a parlé – qui ne prophétiserait ? »), disant de l’inspiration, qui est « la façon même dont l’Infini se passe », qu’elle est « retournement de l’hétéronomie en autonomie »(14), allant enfin jusqu’à requérir éthiquement la raison pure de la philosophie. Mais cela n’est pour lui qu’une perspective. L’inconscient permet de penser cette autonomie. Qui est inspiration, génie, se déployant dans les œuvres de l’homme — où se transmet la révélation.

Qu’est-ce qui alors rend effective cette révélation en l’accueillant, en acceptant l’autonomie qu’elle propose, sinon le moi, le sujet comme « moi » ? Thème majeur de Lévinas — auquel la psychanalyse permet de donner toute sa portée. Certes Lacan le plus communément critique le moi comme principe de toutes les illusions, « fonction de méconnaissance ». Mais, en deçà de ce moi narcissique, il a bien l’idée, qu’il faut relier à la constitution du Surmoi, d’un vrai moi dont le sujet rejette la possibilité. Ainsi dans L’éthique de la psychanalyse(15) parle-t-il d’un « déclin originel » du moi, d’un « Moi d’excuse », d’un « Moi de rejet », d’un « Moi de très peu pour moi », que le sujet répond quand on lui demande d’occuper la place de l’Autre, de la loi, de répondre de ce qui est. Car telle est la réalité du moi, pour Lévinas comme pour la pensée de l’inconscient — la responsabilité, par quoi on se substitue à tout ce qui porte le poids de la finitude, pour la revouloir, en répondre, par quoi on s’engage, métaphore suprême, à entrer dans toutes les métaphores. Alors on va jusqu’au bout de la sublimation. Et c’est par une folie certes, une bonne folie (Lévinas parle du « psychisme comme grain de folie », du « psychisme déjà psychose », du « moi sous assignation »)(16) — mais ce serait mauvaise folie, commune au demeurant, que de « rejeter les commandements de la parole »(17) selon la formule de Lacan, et de constituer le Surmoi. Pour advenir, ou plutôt réadvenir à ce Moi, en deçà du Surmoi, il faut, non plus simplement la grâce que dispensait l’œuvre à l’autre, mais l’élection par quoi explicitement on est appelé à poser soi, à incarner, contre l’ordre sacrificiel qui toujours menace, la loi juste. Surnarcissisation de l’élu sans quoi il n’entrerait pas dans l’écriture de l’œuvre.

A quelle consistance de l’œuvre accède-t-on finalement, si l’on doit réellement passer outre à l’écriture du monde traditionnel? Elle ne peut pas être simplement celle de la métaphore, mais elle doit en poser la vérité. Elle est celle même du dieu, que celui-ci a redonnée au sujet humain par la révélation. Celle du ternaire fondamental où la métaphore, la parole métaphorique, l’existence comme parole métaphorique par quoi l’on s’ouvre à l’autre, est précédée de l’identité originelle pure, en deçà de toute altérité, et suivie de l’identité terminale dans laquelle l’altérité est revoulue absolument. Où l’on retrouve les trois temps nécessaires de toute logique absolue, de celle de Hegel comme du nœud borroméen de Lacan (réel, symbolique et imaginaire). Consistance du dieu trinitaire, Père, Fils et Esprit(18). Si Lévinas très justement a insisté, contre le sacré du sacrifice, sur le saint(19) comme l’esprit dans sa séparation et sa pureté (c’est, dans la Trinité, l’Esprit) et sur l’absence qui le caractérise, la possibilité essentielle de l’œuvre, de la consistance de l’écriture, implique qu’il y ait un sacré qui ne soit pas sacrificiel (c’est le Père, dont la « présence » bienveillante est décisive et annonce celle de l’œuvre propre) et un sacrifice qui ne soit pas violence, mais qui rachète la violence sacrificielle et réouvre le sujet à son autonomie (c’est le Fils). L’éthique alors, celle du moi, consiste à revouloir — dans la responsabilité, la vraie, au-delà de toute culpabilité, dans l’autonomie pure, par l’œuvre — toute la finitude de ce qui est. Non pas renoncer à l’être et à sa violence comme le voudrait Lévinas, mais la revouloir, et la réduire par là même à sa vérité essentielle, comme sexualité. Ainsi en toute œuvre d’homme et suprêmement dans l’histoire.

C’) Comment cette révélation peut-elle cependant se réaliser effectivement? Face à l’ordre sacrificiel traditionnel elle doit se faire révélation religieuse. C’est en effet une révélation religieuse qui tiendra ouvert le monde historique où les œuvres de l’homme, et le discours de la psychanalyse, pourront prendre place. Et c’est à elle que la philosophie qui veut ce monde doit faire référence. Mais le sujet fini, entraîné dans la passion du sacrifice, va rejeter la consistance pure de l’œuvre vraie et du Dieu, et il faudra (et de manière générale, pour toute écriture) qu’au-delà du ternaire de l’écriture absolue, le quaternaire de la métaphore s’ouvre, en acte, vers l’Autre réel. Mais cela même pourrait-il suffire pour détourner du sacrifice? Donnons ici simplement les quelques éléments décisifs.

La révélation est d’abord celle du christianisme, qui fait apparaître à chacun la consistance de l’œuvre pure. Incarnation et Passion du Fils qui se substitue à toute victime. Sacrifice de Dieu même, parce que Dieu seul peut dénoncer le sacrifice comme haine de Dieu (le sacrifice est le péché originel, dit Bataille), et en même temps en effectuer la rédemption. Le Fils est l’élu par excellence, le verbe qui s’est fait chair pour que l’Œuvre absolue pût devenir parlante, valoir pour l’homme racheté, métaphorisé, à partir de l’évidence terrible de son désir de sacrifice. Mais cette révélation universelle ne peut être portée que par la grâce, et si elle se diffuse irrésistiblement parmi les nations, demeure dans le monde chrétien qui apparaît le désir païen de sacrifice. Et pourtant l’exigence de justice est présente, introduisant une dialectique historique où se retrouve la philosophie. Mais par le seul christianisme cette dialectique, malgré qu’en ait Hegel, ne peut s’accomplir. Le christianisme reste alors, comme le dit Rosenzweig(2O), la « voie éternelle » — et Lévinas peut dénoncer l' »insuccès du christianisme sur le plan social et politique »(21).

La révélation religieuse doit dès lors être aussi révélation de la loi. De la loi juste, qui vaut universellement, et dont on est responsable devant tout Autre, ayant à se substituer à lui dans sa souffrance comme le souligne Lévinas, à le faire l’Autre vrai. Mais révélation particulière, parce qu’il y faut l’élection sans laquelle on n’entrerait pas dans cette opposition à la loi sacrificielle. Révélation du judaïsme. C’est la « vérité éternelle » dont parle Rosenzweig. L’œuvre humaine par excellence. Dans le peuple juif, qui est le peuple de l’écriture, si fortement représenté par Isaac Bashevis Singer dans L’Esclave, se retrouve tout créateur individuel, tout sujet qui s’est engagé en tant que Moi dans le travail de l’œuvre vraie. Mais, du fait de la finitude, à la fois celui qui est entré dans l’élection oublie d’abord sa finitude, se laisse prendre dans sa jouissance d’élu, en reste à sa vision, celle de la consistance absolue de la loi, et est menacé d’idéalisme moral et, en même temp, l’autre, celui qui ne l’a pas reçue, ou qui plutôt l’a refusée, envie et hait l' »élu », jusqu’à faire de lui la victime par excellence du sacrifice. Ainsi pour tout créateur, et suprêmement, dans le monde chrétien, pour le peuple juif. Rejet toujours, par le monde social, de l’écriture absolue et de la vérité de la révélation.

Par l’histoire du peuple juif cependant, et parce qu’elle conduit à ce dont Rosenzweig ne pouvait pas avoir l’idée, du moins thématiquement, au désastre absolu dont parle Blanchot, au sacrificiel sans sacré de l’Holocauste, la consistance vraie de l’écriture peut enfin valoir pour le monde social. Pour le monde chrétien, c’est la répétition du Sacrifice du Christ, l’évidence de la haine de Dieu toujours présente en ce monde et se déplaçant sur le peuple qui incarne dans l’histoire l’exigence spirituelle — et il ne peut rester chrétien qu’en entrant réellement dans sa propre Révélation et en reconnaissant en même temps l’élection juive, et d’une certaine manière en l’adoptant. Pour le peuple juif, c’est l’épreuve absolue de sa finitude proprement humaine, la reconnaissance, au moins implicite, de la figure du Christ — et il ne peut rester le peuple juif qu’en passant outre, éthiquement, à l’idéalisme moral, en fondant un Etat comme les autres peuples, en acceptant de se défendre et en reconnaissant en cela l’Autre humain dans sa haine même, en le « métaphorisant ». Double accomplissement de la Révélation religieuse que la philosophie a à poser pour fixer le monde historique. Au-delà de toute complaisance envers le Surmoi et de toute culpabilité, le moment est venu où la philosophie doit se poser comme savoir. Non plus formellement comme pour Hegel, mais réellement. La psychanalyse le permet.