La philosophie se présente comme ce qui, par excellence, accueille l’étrange et l’étranger, et notamment l' »étrangeté dans le langage ». Rappelons simplement Socrate. Socrate et son ἀτοπίa qui est aussi une ξενία(1). Socrate dont l’ἀτοπίa se transforme en δεινότης où s’annonce das Unheimliche, l’inquiétante étrangeté, soulignée par Freud — et par Heidegger. Socrate δεινός, inquiétant parce qu’à tout savoir prétendu il oppose, s’affirmant lui-même comme non-savoir, son objection — et la philosophie depuis Socrate et Platon se réclame de l’accueil de toute objection. Rappelons encore l’Etranger du dialogue Le Sophiste, Etranger qui, commettant le parricide contre le « père » Parménide, fonde en propre la philosophie. Et évoquons enfin l’usage que fait du langage la philosophie, et qui peut apparaître comme l’étrangeté même — ainsi Wittgenstein : « Je suis assis au jardin avec un philosophe ; il va me répétant : « Je sais que ceci est un arbre », en montrant un arbre près de nous. Une tierce personne arrive là-dessus, l’entend et je lui dis : « Cet homme n’est pas fou, nous ne faisons que philosopher » »(2). La philosophie se donne donc bien comme ce qui, par excellence, affirmant un non-savoir essentiel, accueille l’étrange et l’étranger. Mais sa visée constitutive de savoir universellement reconnu ne la conduit-elle pas inévitablement à perdre, malgré qu’elle en ait, cette ouverture à l’étrange et à l’étranger, cette ouverture à l’Autre comme tel ? Ce problème est celui que pose toute la pensée philosophique contemporaine — celle-ci en venant à dénoncer la philosophie et, par exemple, à proclamer, avec Heidegger, la fin de la philosophie.
Je voudrais ici, quant à moi, poser ce problème en m’attachant à l’idéographie ou écriture des idées, et avant tout, bien sûr, à l’idéographie chinoise, le monde extrême-oriental étant pour la philosophie, initialement — sinon constitutivement — occidentale, l’étranger par excellence, et d’abord du fait de son écriture idéographique.
Je voudrais essayer de montrer :
Que la philosophie, qui rejette d’abord, et doit rejeter, l’idéographie, en vient nécessairement, à l’époque contemporaine, et suprêmement quand elle proclame l’inconscient, à reconnaître la portée majeure de l’écriture et, par là, de l’idéographie ;
Que l’inconscient qui, en soi, est puissance créatrice d’idéographie, est en fait toujours d’abord rejeté, doit être alors, dans la traduction, accueilli comme Autre, et l’est ultimement dans le savoir, lui-même idéographique ;
Que le discours enfin, le discours philosophique, qui ouvre socialement au sujet l’espace où accéder, comme individu, à sa puissance idéographique, ne peut obtenir sa reconnaissance universelle que s’il proclame, d’une part l’idéographie absolue de la Révélation, d’autre part l’idéographie proprement humaine, déployée par l’homme comme maître, cette idéographie dont le monde chinois donne le modèle indépassable.
Permettez-moi de vous tracer, d’une main qui n’est en rien celle d’un calligraphe, l’idéogramme que je vais maintenant commenter.
essence existence
dialectique structure
histoire inconscient
représentation traduction
langage langue
vérité savoir
communication révélation
individu maître
société communauté
Commençons par la philosophie. Et montrons que c’est quand elle en vient à proclamer l’inconscient qu’elle peut donner toute sa vérité à l’idéographie.
D’abord l’idée de la philosophie. C’est-à-dire la philosophie telle qu’elle surgit en Grèce, et qu’elle se déploie dans le monde historique avant que ne se pose le problème de l’accomplissement effectif de l’exigence de justice rationnelle pure qu’elle avait introduite.
La philosophie est d’abord, dans son acte, essence, affirmation de l’essence.
Car l’essence est l’objet en général de la question philosophique, ce qui se pose soi-même dans cette question. Dans celle avant tout que pose Socrate quand il demande : « Qu’est-ce que la vertu [ou la justice, ou la beauté, ou l’amitié, etc] ? », et quand il cherche à déterminer cette réalité unique et une, toujours la même, qu’on vise à chaque fois du seul fait qu’on use du même nom.
Or cette affirmation de l’essence dirige certes vers un savoir de l’essence, et donc, vu la multiplicité des essences, vers des analyses et définitions. Mais elle prend son sens de son opposition à ce qui se donne d’abord comme savoir ordinaire, où elle montre la contradiction, le fond de non-savoir. Par rapport à quoi l’essence recherchée apparaît toujours au-delà.
D’où la critique première de la philosophie contre l’idéographie et, par exemple, celle de Hegel, contre l’idéographie, mais aussi contre la fascination qu’elle aurait exercée sur certains, dont Leibniz. Pour Hegel, « la langue idéographique naît de l’analyse préalable des représentations ; d’où surgit aisément l’idée [celle de Leibniz] que toutes les représentations pourraient être ramenées à leurs éléments, de telle sorte que, à partir des signes élémentaires choisis pour ces éléments, la langue idéographique serait engendrée par leur composition »(3). Mais justement, une telle « désignation analytique des représentations » « contredit, selon Hegel, le besoin fondamental de la langue, la dénomination », le nom renvoyant à l’un au-delà du multiple, à la chose au-delà de ses propriétés, à l’essence au-delà des apparences. Et c’est ce qui fait, pour lui, que « l’écriture alphabétique est en et pour soi la plus intelligente ».
La philosophie est ensuite dialectique, par quoi elle s’accomplit objectivement.
Car la dialectique n’est autre depuis Platon que le mouvement par lequel les différents savoirs sont traversés, niés dans ce qu’ils ont de faux et conservés dans ce qu’ils ont de vrai.
Or cette dialectique devrait, en soi, déboucher sur le savoir vrai, et donc sur une analyse et définition. C’est la perspective de toute philosophie, notamment depuis qu’elle pèse, avec Aristote, et surtout la pensée moderne, les obstacles que la dialectique doit rencontrer. C’est la perspective de Leibniz pour qui, si « la philosophie théorique est fondée sur la véritable analyse dont les mathématiciens donnent des échantillons, mais qu’on doit appliquer aussi à la métaphysique », « la philosophie pratique est fondée sur la véritable topique ou dialectique, c’est-à-dire sur l’art d’estimer les degrés des probations qui ne se trouvent pas encore dans les auteurs logiciens »(4). La dialectique ressortirait à la pratique, tant qu’on n’en est qu’à des savoirs probables ; elle devrait déboucher finalement sur l’analyse, s’effacer, si l’on veut, à son profit ; la métaphysique se présenterait alors comme la mathématique se présente toujours déjà.
D’où le projet leibnizien de « caractéristique universelle » (« L’art caractéristique est de former et d’ordonner les caractères pour qu’ils réfèrent aux pensées, c’est-à-dire pour qu’ils aient entre eux les relations que les pensées ont entre elles »(5)), et ce que Leibniz dit alors de l’idéographie chinoise (« Tout dans une telle écriture sera fait de figures géométriques et d’une sorte de peinture — exactement comme l’ont fait les anciens Egyptiens et comme les Chinois le font encore aujourd’hui »(6)).
La philosophie est enfin histoire, par quoi le sujet peut aller jusqu’au bout de cette objectivité.
Car certes la dialectique peut sembler d’abord ne pas pouvoir déboucher sur un savoir reconnu, le seul savoir reconnu étant celui qui, comme dans la mathématique, se rapporte, non pas à l’essence, à la chose en soi, mais à l’objet fini, au phénomène : c’est la critique de Kant contre toute la tradition philosophique, et notamment contre Leibniz. Mais il y a toujours déjà, dans le monde social, par les institutions, par la religion, etc., un autre savoir reconnu, savoir que l’esprit prend de lui-même comme liberté, savoir de l’essence. Un savoir qui certes d’abord ne répond pas à l’exigence philosophique de raison pure, mais qui y répond peu à peu, par l’histoire. C’est ce qu’a dégagé en propre Hegel, au-delà de Kant.
Or, si ce mouvement historique, lui-même dialectique, débouche finalement sur ce que Hegel appelle le savoir absolu, sur un savoir qui est lui-même analyse, et qui rejoindrait donc l’idéographie, il est sûr que c’est l’affirmation de l’essence, de l’idée au-delà du savoir reconnu, qui mène un tel mouvement.
D’où une nouvelle critique de Hegel contre l’idéographie. Celle-ci contredirait le mouvement de l’histoire : « Pour des signes de ce qui est d’ordre spirituel, dit ainsi Hegel, la progression de la culture spirituelle, le développement logique dans sa marche en avant, suscitent des manières de voir changées sur leurs rapports intérieurs et, par là, sur leur nature, de telle sorte que, par là aussi, apparaîtrait une autre détermination idéographique. C’est seulement à la minutie statique de la culture chinoise de l’esprit qu’est appropriée la langue écrite idéographique du peuple chinois »(7). Bien plus, comme initiale, l’idéographie contredirait ce qui donne son sens, politique, à l’histoire, le « progrès de la conscience de la liberté », ce progrès allant jusqu’à l’idée que tout homme est libre — alors que « cette sorte de langue écrite ne peut être le partage que de cette partie moindre d’un peuple qui se maintient dans la possession exclusive d’une culture de l’esprit ».
Ensuite l’œuvre de la philosophie. C’est-à-dire la philosophie quand elle se heurte à ce qui fait radicalement obstacle à la réalisation de son idée, et quand elle découvre comment cette idée peut quand même se réaliser.
La philosophie, dans son œuvre, est d’abord existence, affirmation de l’existence.
Sur l’existence essentielle posée ou supposée par toute la pensée contemporaine depuis Kierkegaard et Marx, donnons les quelques précisions suivantes. Elle n’est pas ce que la pensée philosophique traditionnelle jusqu’à Hegel vise sous ce nom : la sortie de soi — la « réalisation » — de l’essence, où celle-ci se heurte à la contradiction et doit, pour la résoudre, rentrer en soi, dans son identité toujours déjà là. Elle est épreuve d’une contradiction radicale, qui ne peut se résoudre, imprévisiblement, que par l’Autre vers lequel on ex-siste. Existence essentielle que certes l’homme toujours d’abord refuse, se fabriquant une identité fausse, hors relation, hors altérité, hors existence — et de ce refus il ne peut se libérer soi-même, telle est sa finitude radicale. Mais existence essentielle qu’il pourra, par un Autre absolu (qui, lui, veut d’emblée absolument l’existence), revouloir finalement, accueillant l’identité nouvelle et vraie qui lui vient de cet Autre, recréant lui-même imprévisiblement pareille identité ou essence — et cela jusqu’au savoir. Et la philosophie pourrait alors se définir (ce que j’ai proposé dans mon livre récent) comme savoir de l’existence, ce savoir qui, comme le voulait Socrate attaché à l’ἀπορία se constitue et reconstitue dans l’épreuve de la contradiction.
Or une telle affirmation de l’existence implique, par rapport à l’histoire introduite par Hegel, une tout autre conception. Où ce qui est premier est un événement venant imprévisiblement de l’Autre absolu, événement qui met en question le savoir ordinaire, son refus de toute finitude radicale et de toute relation à l’Autre comme tel, et l’organisation sociale injuste, sacrificielle, par laquelle se scelle ce refus — ainsi, pour Kierkegaard, le sacrifice du Christ. Et où ce qui est dernier est l’événement par quoi l’homme répond à cet événement premier, en établissant le monde juste où chacun sera reconnu comme Autre — ainsi, pour Marx, la révolution.
D’où la possibilité, pour la philosophie, d’aborder tout autrement l’idéographie. D’une part la clôture sur soi, l’intemporalité que Hegel reproche à la culture idéographique, pourrait lui être reprochée à lui : n’ignore-t-il pas lui aussi toute rupture historique radicale, venant de l’Autre absolu ? D’autre part l’ouverture à l’Autre pourrait trouver son accomplissement même dans l’idéo-graphie.
La philosophie, dans son œuvre, est ensuite structure, par quoi cette œuvre s’accomplit objectivement.
Car, si la pensée philosophique qui affirme l’existence exclut d’abord, au nom de la finitude radicale, tout savoir nouveau et vrai qui se poserait comme tel, tout savoir philosophique, elle dirige bien quand même vers ce qui serait alors l’objectivité de cette existence. Objectivité qui partirait de la différence en tant que, surgissant, elle nie l’identité immédiate et fausse pour en introduire une vraie. Objectivité qui serait unité des différences, forme, non pas certes la forme du formalisme, s’appliquant à l’avance à n’importe quel contenu et contredisant le réel imprévisible, mais forme se constituant à partir de la réalité, et donc structure. C’est ce qui est proclamé dans toute la pensée philosophique contemporaine, mais c’est présent bien sûr en toute pensée, philosophique ou autre.
Or le savoir n’aurait plus qu’à poser cette structure sous ses divers modes. Et c’est ce qui se voit notamment dans le structuralisme, ce mouvement intellectuel qui, formé autour des sciences humaines naissantes, garde certes l’idéal d’une science positive, mais qui se rapporte néanmoins à l’homme comme existant, c’est-à-dire comme pris dans l’Autre et sa loi (d’abord le langage) et qui, à ce propos, vise le savoir.
D’où la possibilité devenue effective d’aborder autrement l’idéo-graphie, l’écriture d’idées. Et une critique renouvelée contre Hegel, et contre toute la pensée jusqu’à lui, qui voudrait que le langage (la langue) ne fût que moyen, toujours modifiable ou échangeable, d’exprimer des idées intemporelles, alors que le primordial est la langue, avec ses structures. C’est ce que Benveniste avance contre Aristote, dans la perspective du structuralisme, dans son article « Catégorie de pensée et catégorie de langue ». « Ce qu’Aristote nous donne pour un tableau de conditions générales et permanentes [de la pensée] n’est, dit ainsi Benveniste, que la projection conceptuelle d’un état linguistique donné ». Alors que, dit-il encore, la langue est « cette grande structure, qui enferme des structures plus petites et de plusieurs niveaux » et « [qui] donne sa forme au contenu de pensée »(8).
La philosophie, dans son œuvre, est enfin l’inconscient même, qu’il lui faut affirmer pour pouvoir poser comme telle l’unité de cette structure et aller jusqu’au bout de son œuvre.
Car la structure telle que la détermine le structuralisme se réduit en fait d’abord au formalisme. Ainsi quand Hjelmslev en parle comme d’une « unité autonome de dépendances internes »(9). Son unité est alors hors du temps, et ne saurait être l’unité vraie, toujours à créer, que veut l’existence. Mais le structuralisme, pour autant qu’il va jusqu’à la psychanalyse et à son inconscient, doit reconnaître, dans cet inconscient même, l’unité vraie, en acte, de la structure. Car la psychanalyse s’attache à la relation en général de l’homme à l’Autre qu’est le langage, mais en tant qu’il s’agit, hors tout modèle, de la vouloir, c’est-à-dire d’accepter la finitude radicale que cette relation implique, et d’aimer l’Autre comme tel, en le posant dans son unité et absoluité.
Or cette unité de la structure, si la psychanalyse met l’existant en position de la vouloir et de l’aimer, elle ne peut pas la poser comme telle. Et il appartient à la philosophie de le faire, quand elle se rapporte à l’inconscient. L’inconscient est alors l’Autre par rapport à la conscience ordinaire, Autre qui lui fait éprouver sa finitude radicale. Mais il est aussi l’identité primordiale de cet Autre. Ce à quoi l’existant doit s’identifier. Et à quoi il s’identifie en en prenant conscience. Mais toujours d’abord, toujours aussi, conscience morale, « voix de la conscience ». Cette conscience à propos de laquelle Heidegger parle d’Unheimlichkeit, inquiétante étrangeté(10), comme Freud en parle à propos de l’inconscient. Cette conscience qui appelle l’existant à toujours plus s’identifier à l’Autre, à toujours plus devenir conscience. Et l’inconscient est finalement, pour l’existant devenu, autant qu’il est en lui, conscience absolue, philosophique, l’identité originelle à partir de laquelle on ex-siste, et qui se reconstitue imprévisiblement dans la structure : le principe du savoir.
D’où la possibilité enfin d’accueillir l’idéographie telle qu’elle se veut, comme mise en œuvre de l’unité même de ce qui est.
Poursuivons par l’inconscient. Car il nous faut maintenant justifier que ce soit bien l’inconscient introduit par la psychanalyse qui permette ainsi à la philosophie de s’accomplir comme savoir, et de se rapporter positivement à l’idéographie.
D’abord l’idée de l’inconscient. C’est-à-dire l’inconscient tel qu’il est introduit dans la cure, comme interprétation, et qu’il est alors puissance idéographique.
L’inconscient est d’abord représentation.
Car, avec l’existence essentielle, la représentation doit être reconnue comme d’abord représentation à l’Autre comme tel, représentation que cet Autre se donne à lui-même, représentation inconsciente. Et ce n’est qu’ensuite, pour autant que l’existant s’identifie à cet Autre et devient conscience, qu’il « a » des représentations, qu’il se représente les choses, d’une représentation toujours, en son fond, inconsciente. Que la représentation soit toujours en son fond inconsciente, et qu’elle soit dès lors ce par quoi se donne l’inconscient, c’est ce dont Freud témoigne quand il dit : « La représentation consciente comprend la représentation de chose — plus la représentation de mot qui lui appartient ; la représentation inconsciente est la représentation de chose seule »(11).
Or la représentation inconsciente est toujours d’abord, du fait de la finitude qu’elle implique pour lui, refusée, refoulée par l’existant qui, alors, ne s’identifie à l’Autre que comme conscience ordinaire. Et il lui faut analyser ses représentations conscientes pour y trouver la représentation inconsciente, certes toujours là. Tel est le travail à quoi appelle la cure psychanalytique. Travail par l’association libre, selon Freud. L’association libre suppose le renvoi à une autre représentation, puis à une autre encore, jusqu’à atteindre la représentation refoulée, toujours finalement sexuelle — car la sexualité n’est autre que la finitude radicale se fuyant, pour autant que cette finitude se fuyant peut être revoulue quand même dans la relation à l’Autre. L’association libre répète en fait le mouvement même que la pensée inconsciente suit dans le refoulement, mouvement qui s’effectue selon les deux « processus primaires » du déplacement et de la condensation.
D’où la possibilité d’aborder autrement l’idéographie, comme représentation qui a été produite, et qu’on peut analyser (« Le contenu du rêve, dit ainsi Freud, nous est donné sous forme d’hiéroglyphes, dont les signes doivent être successivement traduits dans la langue des pensées du rêve »(12)).
L’inconscient est ensuite langage, par quoi il apparaît dans toute son objectivité.
Car, si Freud a définitivement montré ce qu’il en est de l’inconscient, il l’a laissé comme une hypothèse insuffisamment justifiée, la preuve expérimentale dont il fait état ne convainquant que les convaincus, la preuve logique, d’autre part, étant pour lui impossible (pour Freud, le logique, et le langage en général, est, on l’a vu, du côté de la conscience). C’est de cette situation qu’est parti Lacan pour apporter une nouvelle justification à l’inconscient, une justification par le langage maintenant, mais par le langage tel qu’il a été présenté dans le structuralisme et, plus décisivement, dans la pensée de l’existence — dont Lacan se réclame expressément. Langage essentiel, qui n’est plus moyen d’expression et de communication pour une signification déjà là, mais signifiance pure. Et signifiance pure qui implique certes, dans la signification qu’elle produit, la finitude, mais non pas au sens formaliste du structuralisme et de ses systèmes symboliques (où règne une abstraite différence pure), au sens au contraire où cette signifiance est le principe un, où la finitude qu’elle produit dans la signification est la finitude radicale, éprouvée dans la relation à l’absolu, et où cette signification est elle-même finalement une.
Or pour l’existant ledit langage est toujours d’abord faussé, réduit au langage de la conscience ordinaire, et l’inconscient ne peut se trouver que dans ce qui rétablit la vérité du langage, dans ce que Lacan très rigoureusement détermine comme métonymie et métaphore. D’un côté la métonymie comme renvoi, désir, mouvement vers l’Autre toujours Autre, vers l’être, vers la signification ultime : l’inconscient comme déplacement, quand on va vers lui à partir de la conscience ordinaire. De l’autre côté la métaphore comme substitution et création, installation dans la signifiance primordiale : l’inconscient comme condensation, quand on s’établit en lui, dans l’épaisseur de ce que Lacan appelle « la Chose ».
D’où, pour l’idéographie, la possibilité d’envisager qu’elle soit produite par un processus métaphorique, qui serait l’inconscient même.
L’inconscient est enfin vérité, qu’il faut poser si l’on veut faire sienne l’objectivité de l’inconscient comme langage.
Car certes l’inconscient est bien, pour Lacan, le principe du réel, et ce par quoi on peut agir sur ce réel. Mais Lacan exclut de pouvoir dire comme telle cette vérité de l’inconscient, vérité en tant que position du réel : pour lui, « nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai »(13). Avec la conséquence que l’inconscient reste socialement rejeté, que son objectivité n’est pas reconnue là où elle devait l’être, dans le monde social. C’est à la philosophie, au-delà de la psychanalyse, qu’il appartient de « dire le vrai sur le vrai », de poser la vérité comme telle, et d’installer socialement l’inconscient. Vérité certes avec une non-vérité constitutive (« La vérité, dit ainsi Heidegger, est dans son essence non-vérité »(14) — disons, finitude radicale), mais vérité quand même.
Or ce que montre la philosophie à propos de cette vérité, c’est comment, à partir de la métaphore, la structure se déploie, comment, à travers l’épreuve du réel brut, de la non-vérité, de la finitude radicale, unité est donnée à ce réel — unité, et donc vérité. En tant que substitution d’un mot à un autre, la métaphore est identification, mais aussi contradiction, qu’il s’agit de découvrir et de résoudre, selon les temps nécessaires de la structure. C’est ce que j’ai voulu montrer dans mon livre récent à propos du sonnet de Mallarmé « La chevelure vol d’une flamme à l’extrême « , où l’identification et contradiction est entre la chevelure, symbole par excellence du désir de l’homme pour la femme, et qui exalte la vie, et la flamme, certes lumineuse et s’élevant vers les hauteurs, mais dont le destin est de s’éteindre(15). Et aussi à propos de « Booz endormi » de Hugo, dont Lacan a extrait son exemple de métaphore, et où l’identification et contradiction est entre Booz le moissonneur et la gerbe, certes généreuse, mais parce que vouée à être moissonnée — et c’est ainsi qu’à la fin du poème Booz, de moissonneur qu’il était, devient lui aussi le moissonné, par « quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été… »(16).
D’où la possibilité, par l’inconscient, de déployer effectivement l’idéogramme, dans tous ses moments ou traits.
Ensuite l’œuvre de l’inconscient. L’inconscient en tant qu’il faut tenir compte de l’initial refus qui y est opposé, et montrer comment on peut quand même le laisser venir.
L’inconscient, dans son œuvre, est d’abord traduction.
Car la vérité inconsciente est toujours d’abord, par l’existant, refoulée dans le symptôme, et il s’agit pour lui, dans la cure, mais aussi en toute éthique, se soumettant à ce symptôme comme Autre, d’accueillir la signification qui est en lui. Ce qui n’est autre que traduction. Traduction essentielle, dans la mesure où elle suppose, non pas une signification déjà là qu’il faudrait simplement rendre par d’autres moyens, mais, dans ce qui est à traduire, le procès de signifiance en tant qu’il produit et reproduit la signification. C’est ce procès que Benjamin présente, dans son article sur « La tâche du traducteur », comme le « pur langage », dont il dit qu’il « ne vise et n’exprime plus rien, mais, parole inexpressive et créatrice, est ce qui est visé par toutes les langues »(17).
Or une telle traduction ne peut se réaliser que si celui qui traduit émeut en soi un semblable procès signifiant, métaphorique, sans lequel il n’y a de signification que fausse et utilitaire. C’est ce qu’a fait, et a voulu faire, Luther dans sa traduction de la Bible, comme le rappelle Rosenzweig : sans doute, superficiellement, « ne rendre que le sens », mais, plus profondément, « là où c’était vivant verbe de Dieu », « s’en tenir strictement aux mots », « laisser du jeu à la langue hébraïque »(18). C’est ce que se donne comme but Rosenzweig lui-même quand il traduit Jéhuda Halévi : « traduire selon la lettre », « rendre le timbre étranger dans son étrangeté, non pas donc assimiler à l’allemand l’étranger, mais plier l’allemand à la langue étrangère »(19). C’est ce que dit aussi Benjamin : « Racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère, libérer en le transposant le pur langage captif dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur »(20). Traduisant, accueillant l’Autre en soi, accéder par l’Autre à une nouvelle identité, à sa propre puissance créatrice.
D’où, par rapport à l’idéographie, ceci qu’elle renvoie toujours à une autre idéographie à venir, et y appelle.
L’inconscient, dans son œuvre, est ensuite langue, dans quoi il s’accomplit objectivement.
Car encore faut-il que le langage dans lequel on traduit vaille pour l’Autre à venir. Il y a toujours le risque — quand, par l’Autre déjà présent, par l’Autre qu’on traduit, a été libérée en soi la puissance métaphorique — d’oublier toute finitude : Benjamin relie ainsi la folie de Hölderlin et ses traductions de Sophocle (celles-ci, dit-il, « furent ses dernières œuvres. Le sens y tombe de précipice en précipice, jusqu’à se perdre dans les gouffres sans fond de la langue »(21)). Et le langage dans lequel on traduit ne vaut pour l’Autre à venir, pour tout Autre, que s’il est langue. Langue où la signification devient norme d’un monde social. Langue essentielle qui n’est pas moyen de communication, mais l’élément — œuvre collective — dans lequel chacun peut recréer lui-même, à partir de soi et, bien sûr, sur fond de traduction, la signification.
Or la langue, en se déployant ainsi par traduction, en se laissant féconder par d’autres langues, dirige vers une langue unique qui rassemblerait toutes les langues, langue messianique qui est finalement celle de la Révélation. C’est ce que souligne Rosenzweig qui présente toute traduction décisive comme un « pas extraordinaire dans la réunion de la Babel des peuples »(22) ; pour lui, « on peut traduire parce que, en toute langue, potentiellement, toute autre langue est contenue »(23) ; pour lui, « qui a quelque chose à dire le dira de manière nouvelle. Il devient créateur de langue. Une fois qu’il a parlé, la langue prend un autre visage. Le traducteur se fait le porte-voix de la voix étrangère qu’il fait entendre par dessus l’abîme de l’espace et du temps. Il n’y a qu’une langue une »(24). C’est ce que souligne aussi Benjamin pour lequel le travail du traducteur « est animé par le grand motif d’une intégration des nombreuses langues pour former un seul langage vrai »(25) ; Benjamin pour lequel, au-delà de l’effondrement de Hölderlin, « il existe un point d’arrêt. Aucun texte ne le garantit, cependant, hors du texte sacré, où le sens a cessé d’être la ligne de partage entre le flot du langage et le flot de la Révélation »(26). Mais, en même temps que chaque langue dirige vers la langue unique comme langue terminale, elle s’en éloigne comme langue originelle et adamique, dirons-nous au-delà de Rosenzweig et Benjamin. Car sans cesse, par la traduction des autres langues dans la langue maternelle, par l’obligation de traduire cette langue elle-même (de se mettre, par rapport à elle, en position d’exclu qui accepte l’interdit — Benjamin lui-même fait remarquer que » la traduction ne se voit pas, comme l’œuvre littéraire, plongée au cœur de la forêt alpestre de la langue », mais « se tient hors de cette forêt »(27)), de nouvelles langues particulières se créent, et la faute heureuse de Babel se répète.
D’où ceci que toutes les idéographies se rassemblent dans une idéographie absolue, mais aussi qu’à partir de cette idéographie terminale et originelle elles se multiplient.
L’inconscient, dans son œuvre, est enfin savoir, qu’il faut poser pour s’approprier l’objectivité de cette œuvre.
Car certes la langue unique, où vont, et d’où viennent, toutes les langues, donne bien à la traduction, et donc à la signification déduite de l’inconscient, son objectivité. Encore faut-il qu’il n’y ait pas là duperie, que, sous couvert de langue unique, une langue particulière ne prétende pas à l’universalité. De là l’exigence que chacun puisse, reconstituant à partir de soi cette signification, la faire reconnaître par tous. Exigence du savoir, qui est celle même de la philosophie. Exigence que, selon nous, l’inconscient permet de satisfaire. Alors toutes les traductions (dont les interprétations psychanalytiques) pourront être justifiées. Evoquant ce même rapport (de la traduction et du savoir), mais en en renversant la perspective, Benjamin dit lui-même, du « langage de la vérité, où les ultimes secrets, que toute pensée s’efforce de révéler, sont conservés sans tension et eux-mêmes silencieux », que « ce langage, dont le pressentiment et le description constituent la seule perfection que puisse espérer le philosophe, est justement caché, de façon intensive, dans les traductions »(28).
Or il y a bien, selon nous, avec l’inconscient, au-delà de Benjamin, un tel savoir comme savoir effectif, et il se déploie lui-même métaphoriquement. Présenter ce savoir est l’entreprise que j’ai lancée dans mon livre récemment paru, et que je compte bien sûr poursuivre. Ce savoir est lui-même idéographie. Non pas au sens de l’idéographie ou Begriffsschrift réclamée par Frege pour la science(29). Mais au sens d’une idéographie dont les idéogrammes aient une véritable unité et consistante d’œuvre. Idéographie dont tout travail philosophique, comme analyse, donne le principe, et que j’ai essayé, quant à moi, de déployer à partir de ce que j’appelle métaphore de la raison. Chaque terme ou concept se substituant à une dualité qui en constitue la définition. A la suite de quoi on entre dans l’épreuve de la contradiction alors recelée, entre l’unité du concept et la dualité qui le définit et, en fait, entre les deux termes de la dualité. Contradiction qui se résout en introduisant, toujours métaphoriquement, un concept nouveau. C’est ainsi que j’ai présenté l’existence comme identité et altérité, et que je présenterai la traduction comme signification et altérité, la signification étant elle-même identité et position. Où se voit aussitôt le rapport très étroit de l’existence et de la traduction.
D’où ceci en tout cas que la philosophie est cette idéographie qui, dans les idéographies particulières se traduisant les unes les autres, indique l’objectivité de toute traduction et sa référence à l’idéographie absolue.
Terminons par le discours. Car il s’agit de montrer comment le savoir peut être universellement reconnu, et c’est comme discours, par le phénomène social qu’est le discours, qu’il le peut.
D’abord l’idée du discours — idée que nous voulons introduire à partir de la psychanalyse. Le discours en tant qu’il peut, comme discours philosophique, ordonner le monde social, y faire reconnaître le savoir, et y poser la portée décisive de l’idéographie.
Le discours est d’abord, dans son acte, communication.
Car le discours doit passer à son Autre, il doit, avec toute sa raison, être signifiant pour cet Autre, et cela le caractérise comme communication. Communication essentielle où l’Autre est rendu libre(30). Et certes il y a d’autres communications vraies où l’Autre est mis en position de recréer la signification à partir de soi, mais ces communications, les œuvres en général, doivent être justifiées objectivement dans le cadre du discours et de sa raison.
Or le discours, dans sa volonté de communication, se heurte au fait fondamental que l’existant toujours d’abord se soumet à qui lui apparaît comme détenteur du savoir et de la raison, se défait devant ce maître de son autonomie et puissance créatrice. S’il peut y avoir un discours qui communique, c’est pour autant qu’il libère l’existant de cette fascination pour le maître, qu’il l’établit dans son autonomie, et qu’il lui dispense donc ce que la pensée religieuse appelle la grâce. Mais c’est, par rapport au sujet individuel, ce que fait seul le discours psychanalytique, celui qui, primordialement, affirme l’inconscient, à charge, pour ce discours, par grâce, de taire sa raison. Car affirmer l’inconscient, c’est, pour le psychanalyste, dire au patient : « La vérité est en toi ; parle, et il en résultera un savoir ». Grâce donc — et selon Lacan lui-même(31). Reste qu’il faudra se demander comment un discours posant sa raison comme telle pourra dispenser lui aussi sa grâce et lui aussi communiquer.
D’où, en tout cas, la détermination de ce qui permet d’accueillir l’Autre comme tel dans sa puissance idéographique : la grâce. Grâce que doit dispenser de son côté l’idéographie vraie — et c’est bien ce qui fait dire Heidegger dans Acheminement vers la parole : l’œuvre est pour un Japonais Iki, grâce(32).
Le discours est ensuite individu, dans lequel il s’accomplit objectivement.
Car le discours, en l’occurrence le discours psychanalytique, s’il se communique à l’existant et le libère, ne le fait pas échapper à la finitude radicale. Et celui-ci peut toujours fuir son autonomie. Mais il peut aussi, en dehors de tout maître et de tout modèle, dans son unicité, atteindre à une identité. Ce qui donne son sens au discours, et qui caractérise l’existant comme individu. Individu qui peut fuir son individualité et tenir l’un des autres discours fondamentaux organisant le monde social — discours du maître, discours du clerc (chez Lacan, discours de l’universitaire), discours du peuple (chez Lacan, discours de l’hystérique) —, mais individu qui reste pleinement lui-même quand il tient le discours psychanalytique, qui est, selon nous, le discours de l’individu.
Or cela semble le propre de l’Occident, et c’est au moins ce que veut par excellence la philosophie, qu’un tel individu. Individu qui n’est pas forcément celui de l’individualisme tant critiqué. Individu qui doit simplement pouvoir faire l’épreuve, dans la solitude, de sa finitude radicale et de sa relation à l’Autre absolu. Pareil individu, présent implicitement dès Socrate, ne vient explicitement dans la pensée philosophique que quand celle-ci affirme l’existence, avec Kierkegaard certes(33), mais aussi Marx, Nietzsche, etc. Individu que veut la philosophie, parce que c’est lui, et lui seul, qui peut reconnaître son savoir.
D’où, par rapport à l’idéographie, la détermination de celui — l’individu — qui, libéré du poids des idéographies passées (mais n’est-ce pas par une idéographie vraie ?), peut la produire comme nouvelle.
Le discours est enfin société, qu’il faut poser pour accueillir le discours dans toute son objectivité.
Car cette vérité de l’individu qui donne son sens à tout discours, seul le discours philosophique peut la poser comme telle. Et il faut qu’un tel discours puisse être reconnu objectivement, pour que le discours psychanalytico-individuel ne soit pas toujours à nouveau rejeté, comme l’individu, par le monde social. D’où, pour l’individu, la nécessité — et cela se fait dans le discours clérical recevant sa vérité de discours philosophique — de proclamer la société, la société en soi, la société juste, qui lui assurerait la possibilité (c’est le droit, avec ses institutions) d’aller jusqu’au bout de lui-même, et de son autonomie.
Or, si le discours philosophique, qui pose la société juste et, en elle, l’individu, doit être reconnu objectivement, ce ne peut être lui aussi que par la grâce. Non plus grâce dispensée au sujet individuel, puisque le discours philosophique pose sa raison comme telle, mais grâce dispensée au sujet social, au sujet en tant qu’il s’est déjà réfugié dans les discours. Et grâce par effacement, non plus du savoir, mais du pouvoir — de ce pouvoir que le discours philosophico-clérical acquiert dans l’histoire, contre le discours du maître, pour faire accepter la société juste. Le discours philosophique pose alors la vérité des autres discours fondamentaux et, dans l’effacement de son pouvoir, fait, pour que son savoir rationnel soit, malgré la finitude radicale, reconnu de tous, référence à l’Autre absolu.
D’où, par rapport à l’idéographie, la position sociale de ce qui permet de lui donner toute sa vérité, la grâce.
Enfin l’œuvre du discours. Car le monde juste qu’il veut, le discours ne peut l’établir que si la vérité qu’il proclame (et qui apparaît, sous des modes différents, en chaque discours) est d’abord posée par la religion.
Le discours, dans son œuvre, est d’abord révélation.
Car l’existant toujours d’abord se fabrique un Autre absolu faux qui réduit l’homme individuel au jouet, au déchet, Autre absolu faux que la psychanalyse appelle Surmoi. Et l’Autre absolu vrai vers lequel dirige la philosophie doit, contre cette figure fausse, se donner à l’existant comme lui garantissant toutes les conditions pour accéder à l’autonomie, jusqu’à la raison. Ce qui caractérise la révélation.
Or cette révélation(34) se produit certes, dans l’histoire, suprêmement comme christianisme, où l’Autre absolu comme Fils, à la fois, dénonce le système social traditionnel sacrificiel, celui du Surmoi et, en même temps, dispensant sa grâce, pardonne ce qui en fait le fond, la finitude radicale se fuyant, la pardonne pour autant qu’elle se réduit à ce qui peut en être revoulu dans la relation à l’Autre humain — à la sexualité. Christianisme en correspondance avec le discours psychanalytico-individuel. Mais cette révélation a dû alors se produire antérieurement comme judaïsme, révélation par excellence, qui requiert l’acceptation expresse, par l’homme, d’avoir à poser, soi, la loi juste, et qui suppose donc, en plus de la grâce, l’élection. Judaïsme en correspondance avec le discours philosophico-clérical. Le judaïsme et le christianisme déterminant, celui-là comme commencement et comme fin, celui-ci comme principe du mouvement (Rosenzweig a donné à ce propos des indications décisives), l’espace de l’histoire universelle. Et cette révélation se produit enfin comme islam, dès lors qu’il y aura toujours des hommes pour refuser — et légitimement, au nom de la communauté — d’entrer explicitement dans l’histoire telle que la veut le judéo-christianisme, des hommes auxquels il faut, par la foi, supposer la foi qui fait accueillir ce qui vient de l’Autre absolu vrai, y compris les autres révélations, juive et chrétienne. Islam en correspondance avec le discours empirico-populaire.
D’où, par la révélation, la détermination de ce qu’il en est de l’idéographie absolue : la Trinité. Avec la place à reconnaître à la créature comme quart terme, et principe à son tour d’une création.
Le discours, dans son œuvre, est ensuite maître, par lequel cette œuvre s’accomplit objectivement.
Car il faut, pour que la vérité soit reconnue dans le monde social, que l’homme puisse recevoir la révélation religieuse, et donc qu’il puisse lui-même donner à la religion sa vérité, et donc finalement qu’il puisse apparaître, aux yeux du monde social, comme celui qui incarne la « vraie » vérité, comme maître vrai. Maître qui, par son discours (discours métaphysico-magistral), donne autorité à la loi vraie, à laquelle le discours philosophico-clérical donne, lui, légitimité. A cette loi que le discours empirico-populaire suppose déjà là, et que le discours psychanalytico-individuel permet à chacun de reconstituer à partir de soi.
Or cela semble le propre de l’Orient et, ultimement, de l’Extrême-Orient, et c’est aussi ce que veut par excellence la religion, qu’un tel maître. Maître qui n’exclut en rien, soulignons-le, l’individu — de même que l’individu proclamé par l’Occident n’exclut en rien le maître. Maître qui, bien loin d’écarter de la finitude radicale, enseigne à s’y affronter. Et maître qui prend alors sa vérité de la religion vraie telle qu’elle peut être instituée par l’homme. Religion incarnée historiquement dans le bouddhisme, où l’homme, ayant reconnu sa finitude radicale (pulsion de mort, dira Freud), se tourne vers l’Autre absolu qui donnera sens et assurera le nirvana, Autre absolu qui n’est certes pas alors dégagé comme Personne, et qui est laissé à son abstraction pure de Néant, mais dont on attend quand même une révélation (l’Eveil).
D’où, par rapport à l’idéographie, la détermination de qui — le maître — la fait valoir comme idéographie proprement humaine.
Le discours, dans son œuvre, est enfin communauté, qu’il faut poser pour conduire cette œuvre jusqu’à son terme.
Car il ne suffit pas, pour que s’accomplisse l’histoire, que l’homme lui-même puisse, comme maître, et dans un discours du maître, incarner la vérité. Il faut aussi que chacun puisse accueillir, dans le discours qu’il tient socialement, cette vérité qui vient de l’Autre absolu. Il faut donc que la société soit aussi communauté. Non pas certes la communauté traditionnelle, foncièrement sacrificielle, qui rejette l’individu, mais la communauté vraie, ordonnée selon la justice, qui le veut et l’aime.
Or cela suppose à nouveau, et pour chaque discours, des religions qui rapportent cette vérité à l’Autre absolu. Non plus des religions révélées, mais des religions instituées par l’homme. Des religions dont la vérité fondamentale est dégagée dans la religion vraie proprement humaine que nous venons de rencontrer, le bouddhisme, et qui, sur ce fond, correspondent aux religions révélées, celle-ci correspondant déjà aux trois moments (Rosenzweig les a déjà repris à sa manière) de la parole du Christ dans saint Jean : « Je suis la voie, la vérité et la vie »(35). C’est ainsi que correspond, au christianisme et à la voie, le taoïsme, avec sa grâce, comme « efficace du non-agir » (et avec même le ternaire). C’est ainsi que correspond, au judaïsme et à la vérité, le confucianisme, avec son attachement à la lettre et à la loi, et l’élection que cela suppose. Confucianisme et taoïsme déterminant l’espace extrême-oriental de l’Empire du milieu, comme judaïsme et christianisme déterminent l’espace occidental de la Méditerranée. Et c’est ainsi enfin que correspond, à l’islam et à la vie (celle de la communauté jamais remise en question), l’hindouisme, avec ses cycles de renaissances auxquels donne sens la foi métaphysique en une délivrance ultime.
D’où, par rapport à l’idéographie, la portée reconnue, pour la fin de l’histoire — de cette histoire que veut la philosophie, et que veulent aussi judaïsme et christianisme —, la portée reconnue, et d’un espace social idéographique (la Chine), supposé ouvrir chacun à sa propre puissance idéographique, métaphorique, et d’un espace social alphabétique (l’Inde), renvoyant métonymiquement à une idéographie absolue. C’est dans cet esprit qu’on peut entendre les remarques de Max Weber, pour lequel « La Chine a joué pour l’Asie dans son ensemble le rôle en quelque sorte de la France dans l’Occident moderne. Toute « politesse » mondaine, du Tibet au Japon et à l’Indochine, vient de là. L’Inde, en revanche, a eu l’importance, disons, de la Grèce antique »(36). Que le Chine ait joué pour l’Asie dans son ensemble le rôle de la France dans l’Occident moderne, que la Chine ait, par son idéographie explicite (alors que celle de la France n’est qu’implicite), donné sa forme à tout ce qui, en Asie, devait en avoir une, c’est là dessus que je voudrais conclure.