Article de Laurent Millischer

Alain Juranville, De l’histoire universelle comme miracle. Récit philosophique et récit biblique, Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Cerf Patrimoines »), 2017, 336 p.

Alain Juranville reprend ici le fil de sa démonstration de l’effectivité, dans et par l’histoire, de la philosophie comme savoir de l’existence, dont l’ensemble Existence et inconscientavait explicité la nécessité structurale. Consacré au récitde l’histoire accomplissant l’idéal de justice, il forme le deuxième volet, entre L’événementet L’acte, du triptyque Histoire et savoir philosophiqueétablissant la consistance philosophique de l’histoire mondiale comme réalisation du monde juste. Le précédent ouvrage, Les cinq époques de l’histoire, en fut le préambule, présentant les époques antique, médiévale, moderne, contemporaine et actuelle comme les jalons de cette réalisation. Sa confirmation dans le savoir impose sa reprise en un récit, dont l’hypothèse fondamentale, soutenant la congruence de la philosophie et de l’histoire, est que l’homme est intégralement défini à la fois par la volonté de savoir, tournée vers la vérité comme absolu, et par la prise existentielle dans la finitude, dont la plus évidente manifestation est précisément le refus du savoir. Celui-ci entraîne toutes les variantes d’idolâtrie de la jouissance, répétant la structure sacrificielle du paganisme dont la teneur subjective est la pulsion de mort. Hypothèse, lacanienne, d’une division principielle du sujet dont la teneur objective est la contradiction entre savoir et existence, mais que l’auteur, renouvelant l’ambition hégélienne, complète d’une résolution par l’assomption philosophique de l’inconscient, comme affrontement à la finitude dans le savoir même : « L’inconscient tel qu’il a été introduit par Freud nous semble permettre de reprendre la perspective qui est celle de Hegel et d’affirmer à nouveau une histoire qui va jusqu’à une fin, fin de l’histoire que nous vivons aujourd’hui » (p. 306). Cette assomption accompagne l’instauration mondialisée du capitalisme, forme actuelle du paganisme sacrificiel, minimale et ultime parce qu’elle laisse paradoxalement place à l’individu libre et créateur, fondant son autonomie relative sur son hétéronomie essentielle. La fixation de la finitude, subjectivement par l’inconscient, socialement par le capitalisme, ouvre à l’individu l’espace de l’œuvre, où il répond à l’appel de l’Autre absolu qui fonde l’éclat événementiel de l’existence.

Cette dialectique impose une logique sénaire du récit, se dépliant selon un dédoublement systématique des moments de l’objectivité, de la subjectivité et de l’altérité. D’abord absolu, chaque moment affronte la finitude radicale, comme rejet de l’identité vraie à reconstituer dans le savoir, et identification sacrificielle aux avatars de l’idole surmoïque. Ainsi, l’ouvrage est organisé selon trois parties, chacune dédoublée en deux chapitres, eux-mêmes scindés selon trois termes recteurs du concept absolu puis fini. Le récit est d’abord objectivement mémoire, se dépliant en événement,œuvreet conscience. Sa finitude confronte le sujet à son propre refus de la mémoire, déterminant la confirmation existentielle de celle-ci comme historicité, commencementet origine. Puis le moment subjectif du récit, ou condensation de l’époque, advient par rupture avec la fixation précédente : c’est objectivement l’institution d’un mondenouveau, subjectivement d’une traditionrenouvelée, au nom de l’Autre comme esprit. Existentiellement, cette fixation a lieu comme savoir,critiqueet mythe. Enfin, moment de l’altérité, l’histoire est destin, qui en tant qu’absolu se donne dans la langue, lieu de tout appel, dans l’histoirecomme assomption sociale des conditions subjectives de la réalisation de l’individu, et dans le peuple, comme ce sur quoi se déploie tout destin historique, au-delà de ses falsifications. Fini, le destin se fixe comme monde de la culture, par ses œuvres réelles, monde traditionnel, en tant que toute œuvre vraie s’appuie sur la finitude, là même où elle vise l’absolu, et finalement monde historique, où s’accomplit « le mouvement – et le savoir du mouvement – qui vise comme fin l’institution d’un monde rationnellement juste où l’autonomie soit possible à chacun, et qui réalise peu à peu cette fin, en rompant toujours davantage avec le monde tel qu’il est d’abord » (p. 303). Chaque moment est établi selon une méthode, dite demathématique existentielle(p. 21), comportant trois phases : la démonstration, fondée sur l’analyse des essences ; un scolie où le contenu existentiel est déduit à partir de la finitude radicale, et où se mène la discussion avec la tradition philosophique ; et enfin une explication reliant le contenu existentiel au schéma logique général. La discussion est ici menée en priorité avec Heidegger et Rosenzweig, et leur relecture post-hégélienne du tout de l’histoire, mais aussi avec Kierkegaard, Hegel, Lacan, le dernier Foucault, Levinas, ou encore Weber, Blanchot, et même Proust et Houellebecq.

La grande nouveauté de ce volume consiste à expliciter le rôle des religionsdans l’accomplissement historique de la philosophie, la religion étant par essence ce qui inscrit le savoir dans l’existence, et organise et résout leur confrontation, pour peu que la philosophie en pointe la vérité. De là une série de correspondances entre les grandes religions mondiales et les moments de l’instauration du monde juste, et l’idée que cette instauration relève, comme l’indique le titre, du miracle. Ainsi, « l’événement par excellence est, pour l’homme, le Sacrifice du Christ, auquel il devra répondre par cet autre événement qu’est l’institution de la justice » (p. 29). Cet événement, fondamental en tant que ses trois temps, « Incarnation, Passion, Résurrection, qu’on appelle ici le Sacrifice du Christ » (p. 42), doivent être traversés par tous, est l’irruption dans le monde social de la vérité de la révélation juive. La structure quinaire de l’histoire qu’il ouvre reproduit ainsi celle du Pentateuque. Et la contradiction du judaïsme et du christianisme trouve sa résolution dans l’accomplissement du monde historique, dont l’auteur voit le signal dans la fondation et la reconnaissance de l’État d’Israël. Mais une telle résolution nécessite que soit fixée la vérité du monde de la culture, incarné par les religions extrême-orientales (hindouisme et bouddhisme ; confucianisme et taoïsme), appelant à s’affronter à la pulsion de mort, « au non-sens radical et vide suprême » (p. 274) ; et du monde traditionnel, incarné par l’islam, religion de la foi et de la communauté, rappelant que « la religion est l’essence du monde traditionnel élevé à sa vérité » (p. 324). L’affirmation terminale de la philosophie serait donc celle d’un système des sept grandes religions, qui n’est pas sans provoquer certaines interrogations quant au sens, à la hiérarchie et aux conditions des assomptions réciproques qu’il impliquerait. Peu abordées dans cet ouvrage, déjà fort dense, on peut penser qu’elles devront l’être dans l’analyse à venir de l’acte de l’histoire.

Laurent Millischer