Articles et conférences

Le désir

Qu’est-ce que la philosophie peut et doit dire aujourd’hui du désir ?

« Qu’est-ce que la philosophie…? » : je parlerai devant vous en tant que philosophe, disons en tant qu’attaché à la philosophie. « Qu’est-ce que la philosophie peut et doit dire aujourd’hui…? » : aujourd’hui, c’est-à-dire avec l’inconscient introduit par la psychanalyse. « Qu’est-ce que la philosophie peut et doit dire aujourd’hui du désir ? » : de ce désir dont elle parle sans cesse depuis son commencement. Je dirai d’abord que le désir, le vrai désir, est historique et qu’il apparaît aujourd’hui dans toute sa vérité — il n’a pas toujours existé, c’est une invention de l’histoire. J’évoquerai ensuite quelques moments de l’histoire de la philosophie, pour montrer que le désir y a toujours été un thème majeur et que s’y prépare ce qui doit se dire à présent. Je conclurai en revenant sur le débat entre psychanalyse et philosophie sur le désir et en précisant ce que la psychanalyse en a dit à la philosophie, et ce que la philosophie peut en dire à la psychanalyse.

D’abord donc la thèse générale que je voudrais soutenir : d’une part que le désir, le vrai désir, est historique, proclamé par la philosophie qui a introduit ce qu’on appelle l’histoire, et d’autre part que la psychanalyse apporte de nouveau à la philosophie pour penser ce désir.

Je commencerai par ceci que le désir n’est pas une caractéristique permanente de l’homme, mais qu’il est advenu avec l’histoire, qu’il est une invention de l’histoire, au sens où à la fois il est inventé par l’histoire et où c’est lui-même qui invente l’histoire. Je parle du vrai désir, à propos duquel le philosophe contemporain Emmanuel Lévinas dit si justement : « Le Désiré ne comble pas le désir, il le creuse ». Désir qui ne cherche pas à être comblé — et à disparaître comme désir ; mais à être creusé toujours davantage, à être approfondi — à se confirmer comme désir. En quoi le désir est-il historique ? En ceci que son avènement comme tel marque la mise en question des sociétés traditionnelles (païennes) fondées sur la violence sacrificielle exercée contre l’individu, contre l’individu qui risquerait d’apparaître. Et en ceci qu’émerge alors une nouvelle idée de la société juste où l’individu, l’individu avec son désir, aurait toute sa place. Ce désir, la philosophie l’aurait fait pénétrer dans l’espace laïc de la cité, et il aurait établi par la psychanalyse dans sa pleine vérité.

Ce lien de la philosophie et de la psychanalyse autour du désir, c’est en tout cas ce que note Lacan lui-même. Il dit ainsi du désir de Freud (de l’analyste) : « Le problème de ce désir n’est pas psychologique, pas plus que ne l’est celui, non résolu, du désir de Socrate. Il y a toute une thématique qui touche au statut du sujet, lorsque Socrate formule ne rien savoir, sinon ce qui concerne le désir. Le désir n’est pas mis par Socrate en position de subjectivité originelle, mais en position d’objet. Eh bien ! C’est aussi du désir comme objet qu’il s’agit chez Freud ». Dans son désir, Socrate, notez bien, se rapporte au désir comme objet.

Quant à la portée historique du désir de Socrate, quelques références à Lacan.

D’abord ce passage du séminaire Ou pire (séance du 10 mai 1972) où, ayant dit de la sagesse qu’elle est le savoir de la jouissance, il poursuit : « Tout ce qui se pose comme tel se caractérise comme ésotérisme, et l’on peut dire que, hormis la chrétienne, il n’y a pas de religion qui ne s’en pare, aux deux sens du mot. Dans toutes les religions, la bouddhique aussi bien que la mahométane sans compter les autres, il y a cette parure et cette façon de se parer, je veux dire de marquer la place de ce savoir de la jouissance. C’est ce dont s’habilitent aussi les philosophies présocratiques, et c’est ce avec quoi rompt Socrate qui y substitue la relation à l’objet a, qui n’est autre que ce qu’il appelle âme ». Après Socrate, le savoir de la jouissance, disons la complémentarité heureuse des sexes, ne demeurerait qu’en marge de la civilisation. Ce qui en ferait le malaise.

Je pourrais évoquer également Le Banquet de Platon et le commentaire attentif que Lacan en donne dans le séminaire Le transfert. Il y insiste légitimement sur la rupture qu’il y a parmi les discours à l’éloge de l’Ερως, du désir (amour ou désir ? Il y a là une équivoque et Lacan passe d’une traduction à l’autre). Rupture explicite chez Platon lui-même, entre d’une part les cinq premiers discours, pour lesquels l’Ερως est un bien, ce qui assure la plénitude, voire le bien, et d’autre part le discours de Socrate (prolongé par celui de Diotime) où l’Ερως est présenté comme manque.

Je pourrais donner une autre référence significative chez Lacan. Dans le séminaire Le Transfert. Quand il dit que « Socrate se place hors du monde confus du débat des physiciens que le précèdent, comme de la discussion des sophistes ». Monde confus où s’organise le « pouvoir magique des mots ». Contre quoi Socrate affirme le « savoir interne au jeu du signifiant ».

Qu’est-ce que la psychanalyse apporte à la philosophie à propos du désir ? Je dirai que la psychanalyse fixe le manque comme définitif, comme ne devant jamais être comblé. Ce que la philosophie n’était pas parvenue à faire jusqu’alors : elle retombait toujours dans le comblement du manque.

D’abord ce qu’il en est alors de ce manque présent dans le désir. Le désir est en soi ouverture pure à l’Autre comme tel et à la vérité qui en vient — ouverture qui implique l’effacement de soi ; et ouverture jusqu’à s’approprier l’identité supposée en cet Autre. Mais l’homme refuse toujours d’abord un tel effacement et un tel désir, et en reste à son identité close à l’Autre, éminemment celle qui caractérise les sociétés traditionnelles. Ce primordial refus de l’Autre est pour la psychanalyse pulsion de mort et, sur ce fond, pulsion sexuelle. Fait premier d’une mélancolie : l’absolu serait déjà là. Non-désir. Ce que j’appellerais finitude radicale, puisqu’on y refuse la finitude heureuse qu’impliquait le désir. Un tel manque devra être assumé dans le désir effectif de l’homme. Il est, dans le désir, ce qui n’est pas de l’ordre du bien.

Ensuite ce qui, venant de l’Autre, nous convie à renoncer enfin à la mythique identité close sur soi et à assumer au contraire le manque, à entrer jusqu’au bout dans le désir. C’est l’élection, caractéristique du judaïsme. Election dont Lévinas souligne qu’elle n’est pas faite de privilèges ou d’une quelconque supériorité, mais de responsabilités devant les autres et de responsabilités qui s’exercent aux risques et périls de celui qui l’a accueillie. Elle est évoquée très indirectement par Freud, quand il dit que le patient, pour pouvoir se remémorer des contenus problématiques, devrait « conserver un certaine degré de sereine supériorité » [ce terme malgré tout !]. Elle est présente plus directement dans ce que Lacan dit du refus positif que tel personnage (en l’occurrence Sygne de Coûfontaine de L’otage de Claudel dans le séminaire Le transfert), mais aussi le patient en analyse, oppose à une certaine situation inacceptable pour lui, celle du monde ordinaire. L’analyste, précise-t-il, serait le messager de ce refus, de ce qu’il désigne en allemand, après Freud, comme une Versagung. Que nous dit-il ? « A l’origine de toute névrose, Freud le dit dès ses premiers écrits, il y a, non pas ce qu’on a interprété depuis comme une frustration, un arriéré laissé ouvert dans l’informe, mais une Versagung, c’est-à-dire quelque chose qui est beaucoup plus près du refus que de la frustration, qui est autant interne qu’externe ». « Ce refus primordial [lié à « l’émergence du signifiant en tant qu’il permet au sujet de se refuser »], ce pouvoir de refus dans ce qu’il a de préjudiciel par rapport à toute notre expérience, eh bien, il n’est pas possible d’en sortir. Autrement dit, nous analystes, nous n’opérons, et qui ne le sait, que dans le registre de la Versagung ». L’analyste aurait, par son désir, à donner au patient le désir de payer enfin le prix de ce refus, prix (en jouissances diverses — Lacan dit des biens qu’ils sont « ce qui peut servir à payer le prix de l’accès au désir ») qu’il avait jusque là différé de payer, avec les conséquences pathologiques de ce renvoi à plus tard. L’analyste aurait d’abord à saisir par intuition l’image de soi (image de désirant) au nom de laquelle s’est fait ce refus : pour Lacan, l’analyste serait « en fin de compte ce voyant, celui qui peut voir l’objet du désir de l’Autre ».

Enfin ce vers quoi on est conduit par l’analyste. Quel désir. Non pas un désir déjà là dans les symptômes. Ni même dans les rêves (encore que Lacan dise de manière significative que « le désir a la même structure que le rêve »). Mais un désir qui se constitue ou se confirme dans l’interprétation, dans l’acte d’interpréter. Désir du patient, de l’analysant, semblable au désir de l’analyste. Désir anticipé dans l’image de soi à laquelle on a consenti par l’élection, désir qu’il faut sans cesse reconstituer. Il y a certes un désir déjà là, celui qu’a permis de former la métaphore du Nom-du-Père, mais ce n’est qu’un désir ébauché : par lui, on est socialisé dans le monde ordinaire, sans plus. Et il y a un autre désir, qui affronte jusqu’au bout à la pulsion de mort, celui déjà de la Mère dans ladite métaphore, celui de Socrate, celui de l’analyste (et dont il fait participer l’analysant), celui qui anime Œdipe selon Lacan — le « désir de savoir le fin mot sur le désir ». D’un côté le désir vers lequel on va, disons le désir su, de l’autre le désir qui y va, disons le désir sachant. J’y reviendrai en conclusion.

Maintenant quelques moments de l’histoire de la philosophie, pour montrer que le désir y a toujours été un thème majeur et que s’y prépare ce qui doit se dire aujourd’hui. Je redis qu’à la fois la philosophie a toujours voulu insister sur le manque présent dans le désir et a apporté des éléments décisifs à ce propos. Et que cependant le manque qu’elle faisait apparaître tendait toujours à se combler, le désir à se perdre. Rappelons néanmoins cette formulation frappante de Lacan lors du séminaire sur L’identification : « On peut trouver que je m’occupe un peu beaucoup de ce qu’on appelle — Dieu damne cette dénomination — les grands philosophes. C’est que peut-être pas eux seuls, mais eux éminemment articulent ce qu’on peut bien appeler une recherche pathétique de ce qu’elle revienne toujours, si on sait la considérer à travers tous ses détours, ses objets plus ou moins sublimes, à ce nœud radical que j’essaie pour vous de desserrer, à savoir le désir ».

Que nous dit Platon sur le désir, sur cet Ερως que Lacan traduit d’abord par l’amour, puis rend par le désir, et qui est bien le désir, le désir sexuel ? Ce qu’il nous dit d’essentiel, c’est que ce désir est manque, qu’il est suscité par la beauté et qu’il débouche sur la production de l’œuvre comme nouvelle beauté. Ce qui se retrouve dans la cure analytique, où les interventions de l’analyste sont censées relever de l’« éthique du bien-dire », en cela du beau, et où l’analysant a à entrer dans l’élaboration de son œuvre propre et, lui aussi, à bien dire. Au-delà des cinq discours initiaux, ceux de Phèdre le mythologue, de Pausanias le sociologue, d’Eryximaque le médecin, d’Aristophane le poète comique et d’Agathon le poète tragique, où l’Erôs est dépeint comme ce qui assure, autant qu’il le peut, l’unité et identité, le bien, parce qu’il est cette unité et identité, ce bien (selon Phèdre, il est cause des plus grands biens parce qu’il conduit au sacrifice de soi ; selon Pausanias, il le fait sur des plans différents qu’il convient de distinguer, Erôs populaire pour le bien relatif ; selon Eryximaque, il fait régner l’harmonie et établit la communauté dans tous les domaines, médecine, musique, religion, etc. ; selon Aristophane, il est la nostalgie éperdue de l’unité originelle que chaque humain, de toutes ses forces, doit retrouver ; selon Agathon, il est lui-même le bien). Au-delà de tous ces discours, le désir est présenté par Socrate comme manque (« En ce qui concerne l’Erôs, tu as accordé que c’est le manque des choses bonnes et belles qui lui fait désirer ces choses mêmes, desquelles il manque » , Platon, Le Banquet, 202 d). Il est suscité par le beau en tant que surgissement de l’absolu dans le réel (pour Platon, le beau en soi, l’idée du beau, est ce qui a en propre, parmi les idées, d’« être ce qui se manifeste avec le plus d’éclat et ce qui le plus suscite le désir », εκφανεστατον ειναι και ερασμιωτατον, Platon, Phèdre, 250 d). Il est désir de s’approprier ce dont on manque et qui apparaît alors désirable (il vise la « possession perpétuelle de ce qui est bon », que ce beau et bon « devienne à soi », γενεσθαι αυτωι, Le Banquet, 206 a et 204 e). Il est désir qui s’accomplit par l’« enfantement dans la beauté », où advient l’œuvre, avec la gloire de l’œuvre, l’immortalité. Désir par l’Idée, par l’absolu de l’Idée et vers l’Idée, vers l’absolu de l’Idée. « Gloire du long désir, Idées », comme le dit, dans la Prose pour des Esseintes, Mallarmé, volontiers cité par Lévinas.

Certes tout cela se retrouverait dans la cure analytique, avec les quelques modifications « d’usage » (Lacan voyait bien dans ce qui était l’âme pour Socrate l’un des aspects de l’objet « a » de la psychanalyse !). Mais ce qui fait vraiment problème dans la présentation de Platon et qui risque de faire perdre la vérité alors dégagée quant au désir, c’est que, si le désir y part bien en quelque manière du sexuel, dans son mouvement il le dépasse définitivement, sans rien en garder qui marque un manque inéliminable. On passe ainsi d’un beau corps à tous les beaux corps, puis aux belles activités, puis aux belles sciences et beaux discours, et l’on parvient à la pure contemplation de l’idée du beau. Plus de manque, de trace quelconque de négatif. Certes on peut comprendre que l’Erôs conduise à une harmonie, « [mette] le Tout en liaison avec lui-même » (Le Banquet, 202 e). Mais il y a le risque que ce Tout ne soit que l’ancien Tout, celui des discours initiaux à l’éloge de l’Erôs, celui des penseurs présocratiques et finalement celui de la société païenne traditionnelle. De là le fait que Lacan insiste dans son commentaire du Banquet sur la troisième partie du dialogue, où Alcibiade surgit à la tête d’une troupe de buveurs et prononce un éloge enflammé non plus de l’Erôs en général, mais de Socrate. Alcibiade, « l’homme du désir », dit Lacan. Alcibiade qui narre de la manière la plus crue ses tentatives — vaines — de séduction à l’endroit de Socrate, qui avait eu un faible pour lui, mais qui refuse de céder, qui le renvoie au souci de son âme, et qui voit bien  — pas dupe ! — dans toute cette exhibition de désir une entreprise pour séduire Agathon. Socrate dont Lacan dit quand même qu’il fut « à l’origine du plus long transfert qu’ait connu l’histoire ». Bien sûr, puisqu’il continue. Ce dont témoignent tous ceux qui s’occupent de philosophie !

Descartes, lui, ne dit pas grand chose sur le désir. Mais, s’il peut nous intéresser, c’est en raison de ce dont il témoigne quant à une pratique thérapeutique d’espèce psychanalytique qui vise à faire advenir le désir.

Descartes est au moins, c’est bien connu, une référence capitale pour Lacan dans sa théorie du sujet de l’inconscient (théorie et référence par quoi Lacan est proche de Lévinas). Je rappelle simplement ce qui est dit dans le séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : « C’est le sujet qui est appelé [« à rentrer chez soi dans l’inconscient »] — le sujet d’origine cartésienne ». Descartes référence capitale pour Lacan dans sa théorie du sujet. Non pas dans celle du désir.

Descartes parle pourtant du désir. Et ce n’est pas parce qu’il s’engage, dans une des maximes de sa morale provisoire, et selon une formule d’apparence stoïcienne, à « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde », qu’il ne donne pas, même thématiquement, une grande importance au désir. Les désirs évoqués dans cette formule ne sont en rien « le désir ». « Du désir », Descartes fait une des six « passions primitives ». Après l’admiration (la « première de toutes les passions »), l’amour et la haine, il y aurait le désir, la joie et la tristesse. La passion du désir, comme celle de l’admiration — qu’on peut relier au transfert —, n’aurait pas de contraire. Là où l’admiration naît d’une rencontre qui surprend (Lacan dit lui-même que l’inconscient est de l’ordre de la surprise), le désir tient au risque qu’on éprouve de manquer, à l’avenir, d’un certain bien. Bien plus, le désir est à l’œuvre, comme « passion active », dans l’entreprise du doute absolu que présentent les Méditations métaphysiques. C’est ainsi qu’ayant introduit l’idée de Dieu ou idée de l’infini dans la troisième Méditation, il demande : « Comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute et que je désire [me dubitare, me cupere] et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi l’idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ? ». A propos de cette idée de l’infini (dans laquelle je verrais bien, quant à moi, la métaphore paternelle), Lévinas dit lui-même : « L’infini dans le fini, le plus dans le moins qui s’accomplit par l’idée de l’infini se produit comme Désir », et encore : « La relation à l’Infini n’est pas un savoir, mais un désir ».

Mais Descartes, avec le même désir qu’il a mis en œuvre dans l’entreprise du doute, se montre thérapeute et analyste dans la relation épistolaire qu’il noue avec la princesse Elisabeth de Bohème, menacée sans cesse d’être emportée dans la tristesse ou mélancolie, dans le non-désir. Dans cet échange de lettres, qui a duré plusieurs années, il va s’agir, pour Descartes, à partir de l’admiration qu’elle a conçue pour lui (transfert), de maintenir, de faire vivre et de faire advenir le désir de la princesse. Elle lui énonce ses symptômes ou « indispositions » et les malheurs divers de sa famille. Il lui rappelle la « force de [sa] vertu » (= de son désir), seule à même de « rendre [son] âme contente malgré les disgrâces de la fortune ». Il commence par lui évoquer à ce propos le plaisir qu’on peut prendre, au théâtre, même à des histoires tristes (de cette vie, les plus grandes âmes « ne [considéreraient] quasi les événements que comme nous faisons ceux des comédies »). Puis, à la lettre suivante, déplaçant le point de sa parole, il souligne au contraire l’effet mauvais des représentations tristes, de sorte qu’il faille s’en préserver pour que le désir demeure. Et finalement il avance que ce qu’il faut, c’est autant qu’on le peut prendre les choses du « biais qui nous les peut rendre le plus agréables », inclination qu’il aurait lui-même toujours eue (allusion à sa propre analyse, à son propre désir). Prendre les choses du bon biais, les tourner dans le bon sens, selon le trope fondamental (τροπος = tour) de la métaphore, les métaphoriser. Du même mouvement, il glorifie les passions, soulignant que « les plus grandes âmes » en ont aussi, « et même souvent de plus violentes que celles du commun ». Qu’il faut néanmoins se méfier de ces passions et des indispositions ou déplaisirs qu’elles suscitent (= symptômes). Et qu’il faut simplement les maîtriser, c’est-à-dire leur donner sens et cela, précisons, par l’interprétation qui les inscrit dans le désir : c’est savoir y faire avec son symptôme, comme en viendra à le dire Lacan. Descartes parle d’« ennemis domestiques avec lesquels étant contraint de converser, on est obligé de se tenir sur ses gardes » (à propos de converser, rappelons Lacan : « Le symptôme se résout tout entier dans une structure de langage, parce qu’il est lui-même structuré comme un langage »). Que l’élection, celle qui engage dans le désir, celle des « plus grandes âmes », puisse être offerte à tous, encore qu’elle ne soit pas de tous accueillie — et donc que tous ne soient pas prêts à entrer dans ce que nous appellerions le travail de l’analyse —, c’est ce dont témoigne Descartes dans sa lettre du 4 août 1645 quand il dit qu’« un petit vaisseau peut être aussi plein qu’un plus grand, encore qu’il contienne moins de liqueur », que « les plus disgraciés de la fortune ou de la nature [peuvent] être entièrement contents et satisfaits, encore qu’ils ne jouissent pas d’autant de biens », et que ce contentement — c’est une fin de l’analyse — dépend pour chacun de « la plénitude et l’accomplissement de ses désirs réglés selon la raison », disons, en termes lacaniens, de la « réalisation du désir ». N’en disons pas plus.

Reste que Descartes, pas plus que Platon, ne peut penser le manque radical.

L’apport de Hegel concerne la reconnaissance. Car le désir, le désir vrai, celui qui se montre dans l’œuvre qu’il déploie, de quelque ordre qu’elle soit, doit être reconnu. Il rompt avec l’ordre social commun, avec ce que Lacan appelle le « service des biens » (c’est l’ατοπια, le caractère « déplacé » de Socrate), il ne peut d’abord être reconnu. Mais il risque toujours d’être un soi disant désir (l’œuvre qu’il veut produire, une prétendue œuvre), et il doit finalement être reconnu. Et pour cette reconnaissance du désir l’apport de Hegel est majeur, quelque critique qu’il faille en faire au nom de la psychanalyse.

Quelques éléments sur le mouvement de Hegel quant au désir. La conscience de soi est désir, désir de s’approprier l’objet, de le ramener à soi, de se confirmer comme conscience de soi par le rapport à l’objet. Mais cette conscience de soi ne peut avoir sa satisfaction, sa confirmation, que pour autant que l’objet ne disparaît pas dans l’appropriation qu’elle en opère, et donc dans un objet qui soit, non pas un simple objet, mais une autre conscience de soi qui la reconnaisse. « Elle n’est qu’en tant que reconnue », dit Hegel, qui conclut que les consciences de soi visent la reconnaissance réciproque. Mais ces consciences de soi sont toujours en même temps « enfoncées dans l’être de la vie », peuvent toujours en rester à leur « être-en-soi » de vivantes plutôt que d’advenir à leur « être-pour-soi » de consciences de soi. De là l’exigence pour chacune de mettre en jeu sa vie et celle de l’autre afin d’obtenir une véritable reconnaissance de conscience de soi. De là, inévitablement, la reconnaissance inégale d’abord, avec d’un côté le maître, qui a mis en jeu sa vie jusqu’au bout, et de l’autre le serviteur (ou l’esclave), qui a cédé à la peur de la mort. Le serviteur, à partir de là, travaillant pour la jouissance du maître. Et de là la célèbre dialectique qui s’ensuit. Par son travail, et pour autant que ce travail est travail de l’œuvre, laquelle doit avoir une consistance propre, le serviteur se libérerait de sa dépendance et de la peur de la mort (il y a pour lui quelque chose de plus important que la vie) et obtiendrait sa pleine reconnaissance de conscience de soi. Le maître risquant toujours, quant à lui, de s’endormir dans la jouissance que lui assure le serviteur.

Certes, peut-on dire avec la psychanalyse, il y a bien, dans la cure, quelque chose comme une lutte pour la reconnaissance : dans tout jeu de parole — et la cure est un tel jeu —, on risque toujours de rester pris dans la parole de l’Autre, de s’y soumettre comme à un oracle, d’avoir, disons, moins d’esprit. Mais il faut souligner que pour Lacan, qui a beaucoup commenté cette dialectique et la lutte qu’elle suppose pour la reconnaissance, la capture du serviteur par la vie, en fait par l’idole qu’est la vie, est bien plus radicale que ne le dit Hegel et que les choses ne s’arrangent pas dialectiquement. « Sans doute, dit Lacan du maître, a-t-il privé l’esclave de la disposition de son corps, mais, c’est un rien, il lui a laissé la jouissance ». Ce n’est pas, pour Lacan, le maître qui jouit et qui risque de s’abîmer dans la jouissance, c’est le serviteur (l’esclave). La position du maître (le « discours du maître », l’« envers de la psychanalyse ») demeurera toujours. « Il n’y a pas la moindre idée de progrès, au sens où ce terme impliquerait une solution heureuse », dit Lacan. Reste que le décisif dans la cure est — au-delà de toute lutte pour la reconnaissance, et de toute capture de l’analysant dans la fascination pour l’idole — le désir de l’analyste, qui implique pour lui l’effacement de soi au profit de l’analysant. «  C’est de cette idéalisation que l’analyste a à déchoir, dit Lacan, pour être le support de l’″a″ séparateur, dans la mesure où son désir lui permet, dans une hypnose à l’envers, d’incarner, lui, l’hypnotisé ». Ce qu’il présente mieux (car il n’y a pas d’hypnose à l’envers) quand il avance : « La mesure dans laquelle le christianisme nous intéresse, j’entends au niveau de la théorie, se résume au rôle donné à la grâce. Qui ne voit que la grâce a le plus étroit rapport avec ce que moi, partant de fonctions théoriques qui n’ont certes rien à faire avec les effusions du cœur, je désigne comme le désir de l’Autre ? ». Grâce de l’analyste à l’analysant. Ouverture pour lui de l’espace de l’œuvre et du désir.

Avec Lévinas (que j’ai déjà plusieurs fois cité), on est dans la philosophie contemporaine, particulièrement proche de l’affirmation de l’inconscient, puisque la relation à l’Autre y est proclamée comme primordiale et essentielle. Et donc le désir, le désir de l’Autre, éveillé par l’Autre et dirigé vers l’Autre.

Désir que Lévinas oppose au besoin. Le désir, qu’il désigne comme « métaphysique », « tend, dit-il, vers tout autre chose, vers l’absolument autre ». Il « n’aspire pas au retour », quand le manque qui est en lui serait comblé. Il « ne repose sur aucune parenté préalable ». « Désir qu’on ne saurait satisfaire », à la différence du besoin. Désir qu’il identifie à la Bonté, puisque, par ce désir, la vérité est en l’Autre. C’est-à-dire d’abord en l’autre homme, en autrui (« L’absolument Autre, c’est Autrui », dit-il ainsi). Encore qu’il doive en venir à distinguer le visage d’autrui et l’Infini dans la trace duquel ce visage se trouve. Rappelons : « La relation à l’Infini n’est pas un savoir, mais un désir » ; et, en plus complexe : « l’infinie exigence à l’égard de soi ou Désir de l’Autre ou relation avec l’Infini ». Un tel désir est certes présent dans la sexualité, dont Lévinas parle avec précision dans le IV° chapitre, intitulé : Au-delà du visage, de Totalité et infini). Lévinas reconnaît certes la pulsion dans la relation sexuelle à l’autre humain lequel ne serait plus alors simplement signifiance et visage qui exprime, mais « épaisseur non-signifiante et crue, ultramatérialité exorbitante », visage qui « n’exprime plus que le refus d’exprimer », non-visage. Il reconnaît certes le désir dans la jouissance sexuelle qui se noue alors (« La volupté, dit-il, ne vient pas combler le désir, elle est ce désir même »). Mais le désir dans tout cela vise l’enfant à venir dans lequel se rétablira l’altérité pure, le visage de cet enfant. « Ici, conclut-il, le Désir que, dans les premières pages de cet ouvrage, nous avons opposé au besoin, Désir qui n’est pas un manque [qu’on aurait à combler], Désir qui est l’indépendance de l’être séparé et sa transcendance, s’accomplit ; non pas en se satisfaisant et en s’avouant ainsi besoin, mais en se transcendant, en engendrant le Désir ».

On doit cependant, avec l’inconscient, s’interroger sur cette conception du désir. On peut comprendre que le désir s’accomplisse en engendrant le désir : n’est-ce pas ce que, d’une certaine manière, l’analyste fait avec l’analysant, de susciter, sinon d’engendrer, son désir ? Mais on peut se demander ce que devient, dans cette conception, le manque incomblable sur lequel insistait tant Lévinas, ce manque que nous avons interprété comme pulsion de mort et disparition (aphanisis, dit Lacan) du désir. Déjà la critique de Lévinas, au nom du désir, de toute lutte pour la reconnaissance, fait problème. Par exemple quand il dit : « La loi politique achève et consacre la lutte pour la reconnaissance. La religion est Désir et non point lutte pour la reconnaissance ». Car il y a de faux désirs, de prétendus désirs où le désir en fait s’est effondré ; et le désir doit être reconnu. Dans l’œuvre qu’il crée. Mais, si Lévinas en vient tardivement à admettre l’importance de l’œuvre, il ne veut rien savoir de la reconnaissance qu’y obtiendrait le désir (l’œuvre est « un mouvement du Même vers l’Autre qui ne revient jamais au Même »). Mais bien plus fait problème ce qu’il dit de la sexualité, d’emblée dépassée, comme effondrement de l’Autre comme tel, dans l’enfant à venir. En fait l’Autre est toujours là, et il n’y a pas d’aphanisis du désir. Et surtout fait problème son affirmation plus tard (dans Autrement qu’être), quand il ne dit plus grand chose de la sexualité et qu’il s’attache à la relation éthique pure à l’autre homme, parlant ainsi d’une « proximité non-érotique », d’un « désir du non-désirable », d’un « désir hors la concupiscence ». Affirmation selon laquelle l’homme est l’« otage d’autrui », donne et doit toujours plus donner valeur absolue à l’autre homme, au prochain. Cet effacement de soi devant l’autre qui risque de n’être pas le bon effacement de la grâce, où l’autre homme devra quand même donner à un moment, mais l’idolâtrie de l’autre homme. La psychanalyse, qui n’oublie pas la méchanceté du prochain, ne peut pas accepter pareil désir exagérément.

Qu’est-ce donc que la psychanalyse a apporté à la philosophie sur la question du désir ? Et qu’est-ce que la philosophie pourra dire à partir de là à la psychanalyse à ce sujet ? Je dirai à nouveau, pour conclure, que le désir tel qu’il est la visée de la cure, le désir tel qu’il doit dans la cure se constituer, ce désir qui va vers un absolu et qui, assumant la pulsion de mort, est l’absolu en l’homme, sa consistance d’homme, seule la philosophie peut le dire. Lacan en tout cas, même s’il justifie qu’on puisse parler d’un tel désir, s’oppose ici à la philosophie et aux philosophes. Il dit ainsi dans le séminaire sur Le transfert : « L’analyse est une méthode, une technique qui s’est avancée dans ce champ délaissé, ce champ décrié, ce champ exclu par la philosophie, parce que non maniable, non accessible à sa dialectique, et qui s’appelle le désir ». Je vais évoquer ce qu’il en est de ce que j’appellerais le désir brut selon Lacan, le désir tel qu’il apparaît avec la loi du langage ou loi de la castration. Je parlerai ensuite de ce qu’il dénomme le désir pur ou désir à l’état pur, qui peut sembler le désir vers lequel il faudrait aller dans la cure selon lui, et qui n’est pour moi que ce que j’appelais dans Lacan et la philosophie l’interprétation perverse de la castration. Je dirai enfin ce qu’est le désir vrai vers lequel on va dans la cure, désir de la différence absolue, dit Lacan dans une formule assez mystérieuse, et qui requiert d’être éclaircie.

D’abord le désir brut. Le désir de base selon Lacan, certes au départ de tout, et dont la philosophie n’a rien pu dire jusqu’à présent. Désir à propos duquel il souligne : « Je vous fais observer en passant que le désir tel que je le formule, par rapport à ce que Freud nous apporte, en dit plus ». C’est le désir comme désir sexuel. On part de la pulsion en tant qu’elle implique en son fond la pulsion de mort. Pulsion où l’on réduit l’Autre à l’objet « a », c’est-à-dire à l’objet fini ou encore à l’objet partiel, dont Lacan dit que c’est l’« une des plus grandes découvertes de l’investigation psychanalytique ». Et pulsion où l’on se réduit soi-même en retour à un tel objet. En réalité on survalorise l’Autre ainsi réduit à l’objet et le fait objet-fétiche, tandis qu’on devient soi-même objet-déchet. Relation de fascination propre à la libido. Là interviendrait la loi du langage comme loi de la castration, en même temps que l’objet serait devenu le phallus. Loi qui appelle à assumer cet être d’objet fini et, après l’aliénation dans l’Autre parlant et néanmoins fait objet-fétiche, à accéder à la séparation, par laquelle on rétablit cet Autre dans sa vérité. Ainsi serait fixé le désir primordial, par quoi, acceptant un manque en soi, on va vers l’Autre. L’objet, l’objet « a », serait ici, dans le fantasme, « condition absolue » du désir.

Ensuite ce que Lacan dénomme, notamment à l’extrême fin du séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, le désir pur ou désir à l’état pur, où je verrais plutôt ce que j’avais désigné comme l’interprétation perverse de la castration. Lacan y évoque, au-delà de Spinoza et de sa conception du désir (à quoi je reviendrai), Kant comme, aux yeux de la psychanalyse, plus vrai, avec sa loi morale qui « n’est rien d’autre que le désir à l’état pur, celui-là même qui aboutit au sacrifice de tout ce qui est l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine, à son sacrifice et à son meurtre ». Interprétation falsifiante de Kant, qui en fait l’autre face de Sade, et interprétation falsifiante du désir. Celle qu’on retrouve constamment reprise dans le séminaire sur L’éthique, par exemple quand il est dit : « Antigone mène jusqu’à la limite l’accomplissement de ce qu’on peut appeler le désir pur, le pur et simple désir de mort comme tel. Ce désir, elle l’incarne ». D’Antigone, Lacan dit encore qu’elle « nous fait voir le point de visée qui définit le désir », et parle à ce propos du « redoutable centre d’aspiration du désir ». Antigone nous y entraînerait par l’image fascinante qu’elle constitue, par sa beauté. Image qui serait un « leurre », un « mirage », et relèverait du « suicide mystique ». Elle nous entraînerait dans le « champ innommable du désir radical », dans le « champ de la destruction absolue ».

A mes yeux là n’est pas le véritable désir vers lequel il s’agit d’aller dans la cure. Ledit désir pur n’est que le désir premier, le désir brut en tant qu’est dissimulée en lui la pulsion de mort brièvement rencontrée et à peine assumée, dissimulée par la valeur imaginaire conférée à l’objet comme idole. Désir retombant dans la libido, dans la fascination pour l’idole. Désir qui trouve ses appuis dans le monde ordinaire, dans ce que Lacan appelle le « service des biens », lesquels sont tous des fétiches, des absolutisations fausses d’objets ordinaires. Dans ce monde au fond duquel règne la loi du Surmoi (de ce Surmoi dont Lacan dit qu’il est « haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses »), cette loi sacrificielle qui exerce sa violence destructrice contre l’Autre comme tel, que ce soit l’autre homme ou le sujet lui-même, et primordialement, selon Lacan reprenant Freud, le Père (c’est le bien connu meurtre du Père). L’homme en tant qu’il s’en tient à ce monde, à ce service des biens, c’est celui que Lacan désigne comme l’homme du commun, celui qui cède à ses passions de haine, de crainte et de culpabilité.

Il y a autre chose à faire avec le désir que de se perdre ainsi comme désir dans le monde ordinaire. Autre chose qui consiste à accomplir le désir, à y assumer jusqu’au bout, pour la vie, la pulsion de mort, à y reprendre le désir brut et à y ajouter l’interprétation qui le fixe. Autre chose qu’on tend certes toujours à fuir — d’où la culpabilité, effective, à assumer et qu’il ne faut pas se dissimuler nietzschéennement sous prétexte que toute culpabilité serait fausse, aliénerait à une figure idéalisée (« La seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, dit Lacan, c’est d’avoir cédé sur son désir »). Autre chose vers quoi on avait voulu s’engager un jour, avec le refus primordial déjà évoqué (refus de l’ordre commun du monde où le désir se perd) — le problème étant simplement, on l’a dit, de « payer le prix », ce que l’analyste aidera le patient à effectuer enfin. Autre chose qu’on envisage comme un idéal véritable dans la conception du désir attribuée par Lacan, lors de cette fin du séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, à Spinoza — le désir comme essence de l’homme  étant « sous la dépendance radicale des attributs divins, qui n’est pensable qu’à travers la fonction du signifiant ».

Cet autre chose, ce désir vrai, c’est l’affaire, au-delà de l’homme du commun, du héros, du héros tragique bien sûr dans L’éthique, mais aussi de Socrate, de l’analyste et du patient dans la cure. Lacan en parle comme du « désir de la différence absolue ». « Le désir de l’analyse n’est pas un désir pur, dit-il. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir ». La différence absolue, c’est « l’individualité absolue » dont il a parlé à propos d’Antigone. Ce dans quoi on s’engage quand on s’assujettit pour la première fois au signifiant et, à partir de là, comme Sygne de Coûfontaine, mais aussi comme Antigone, on peut refuser la loi injuste du monde ordinaire. Mais ce refus ne peut être conduit jusqu’au bout, ce désir ne peut s’accomplir, que si l’on a auparavant reconnu « la limite où, comme désir, on se trouve enchaîné », c’est-à-dire la loi de la castration, la métaphore paternelle. Alors seulement peut advenir, dit Lacan, un « amour sans limite », ce qu’il vient d’appeler pour Spinoza un « amour transcendant » — amour qui est ce même désir pour autant qu’il éveille en son Autre un semblable désir, amour qui, chez Spinoza, n’est autre que l’amor intellectualis Dei. Pour le héros, pour celui qui s’engage vers un tel désir et un tel amour, les passions ordinaires de haine, de crainte et de culpabilité ne sont, dit Lacan, que des « balivernes ». Lacan précisant peu après : « J’ai opposé la dernière fois le héros à l’homme du commun, et quelqu’un s’en est offensé. Je ne les distingue pas comme deux espèces humaines — en chacun de nous, il y a la voie tracée pour un héros [l’élection], et c’est justement comme homme du commun