Articles et conférences

À propos de La fin de l'histoire, épiphanie des religions. Acte psychanalytique et acte philosophique, Alain Juranville, Éditions Parole et Silence, 2019.

Les grandes œuvres ont en commun de présenter ce défaut que relevait Proust, elles surgissent dans un inévitable malentendu. Mesurées ou critiquées un peu vite à l’aune des œuvres qui les précèdent, elles apparaissent défaillantes.

La fin de l’histoire, les religions, l’acte, la psychanalyse et la philosophie, tous ces termes et les thèmes qu’ils recouvrent, présents dans le titre du dernier livre d’Alain Juranville, sont tous sujets à malentendus. Et ce parce que, justement, Juranville leur donne un sens neuf, inouï, souriant, ce qui, dans la morosité ambiante, ne va pas franchement de soi.

Contentons-nous ici de ce petit inventaire.

Il serait tentant de résumer le débat à ce qui en crispe les positions. Nous allons procéder autrement, en introduisant un sixième terme.

Le refus.

Juranville, depuis son très bel ouvrage, La philosophie comme savoir de l’existence, paru en trois tomes en 2000, aux PUF, défend une thèse qui reprend pour l’essentiel l’apport des grands penseurs existentialistes (Kierkegaard, Rosenzweig, Heidegger, Levinas…) dans l’histoire, mais en y introduisant une notion qu’il hérite de la clinique psychanalytique, et qu’il thématisera et développera tout au long de son œuvre : le refus de cette existence. Et le savoir de ce refus. Refus qui certes possède une parenté avec le désespoir kierkegaardien, avec la déchéance heideggerienne, ou encore avec la mauvaise foi sartrienne, mais refus qui prend toute sa portée avec l’hypothèse de l’inconscient, et trouve une analyse précise avec le structuralisme.

Juranville dans son dernier ouvrage reprend la thématique de la fin de l’histoire, thématique récurrente depuis Hegel, reprise par Kojève, Weil, Muray, entre autres. Celle-ci est pensée comme l’accomplissement d’un acte. Acte essentiellement philosophique et politique, appuyé sur l’acte psychanalytique, qui prétend faire apparaître toutes les grandes religions dans leur vérité et paisible articulation logique (c’est l’épiphanie).

Voyons comment la notion de refus vient éclairer toute cette affaire.

L’acte est d’abord (n’oublions pas que Juranville est aussi psychanalyste) l’acte psychanalytique, le bon acte, sublimatoire, libérateur, contre le mauvaise acte, le passage à l’acte du fou dans sa folie. Ce que Freud peu à peu établit, ce n’est pas seulement que la parole sauve, que la parole libère, apaise (tous les peuples, avec leur cour de justice, en avaient déjà fait passer l’idée dans une institution, et le christianisme, avec son Verbe-Sauveur, en a de tout temps fait son fonds de commerce), mais aussi et surtout les conditions d’un tel acte. Toute la littérature psychanalytique après lui ne visera qu’à préciser ce réquisit. Souci majeur du psychanalyste donc, qu’on pourrait formuler ainsi : Comment puis-je faire, quelles conditions dois-je offrir à mon patient pour qu’il s’engage et se maintienne dans la voie d’une parole libératrice ? Pour qu’il fasse acte de parole (et de sublimation) en lieu et place de l’acte mortifère qu’il ne cesse de répéter et qui le fait tant souffrir ? Souci qui suppose deux choses : d’abord bien sûr, on vient de le voir, qu’il existe un bon acte qui sublime le mauvais ; mais aussi supposition que d’abord le patient refuse de sublimer. Qu’il s’enferme, à sa manière, pathologique, dans sa passion mauvaise (ce sont les basses œuvres). Ce refus, Freud le rapporte comme résistance au traitement et (mécanisme de) défense du moi. Les recherches étiologiques au sujet des psychomaladies le conduisent à identifier plusieurs modes de défense, constitutivement liés à diverses organisations psychiques. La psychanalyse, dans la première moitié du XXe siècle, Sigmund puis Anna Freud1, Mélanie Klein, parleront alternativement de régression, formation réactionnelle, isolation, annulation rétroactive, etc. Le tout sous le terme général de refoulement, au moins au sujet des névroses. Freud père appellera rejet (Verwerfung) le mécanisme propre à la psychose, ce que Lacan traduira par forclusion. L’important ici est le repérage de ce que Juranville appelle, de manière générale, le refus.

1 – L’objet

Refuser quoi ? Le refus pathologique est le refus d’exister, le refus de rompre avec le monde et le temps ordinaires, avec le ronron de la quotidienneté confortable et engourdissante, refus de s’ouvrir à l’autre et à son imprévisible existence avec son inconnaissable essence, refus d’accueillir sa parole vraie (si elle l’est), mais surtout refus d’écouter et d’interpréter avec justice sa parole quand elle est marquée du symptôme, refus de laisser venir à ses propres lèvres la parole spontanée et surprenante (l’inconscient), refus enfin de se présenter au monde comme l’autre irremplaçable de ce monde, et donc renouveler l’identité de ce monde.

Le refus (mauvais, pathologique) est donc refus pour le sujet de passer à l’acte, d’un bon acte, qui le basculerait et le précipiterait dans l’existence (authentiquement, préciserait Heidegger). Bascule, rupture, qui s’accomplissent objectivement par le langage, et plus techniquement dit, par les tropes du langage que sont la métonymie et la métaphore.

2 – La réalité

Ce parce qu’exister ne va pas de soi. C’est la liberté donnée, et sans cesse redonnée à l’existant, d’advenir dans sa vérité (c’est le don comme grâce). Grâce comme l’une des conditions de l’existence, disons, de la condition humaine. Grâce qui implique la possibilité de l’acte, mais ne la détermine pas. Grâce qui est appel, signifiance pure ouverte à la position de la signification nouvelle. Grâce comme don et occasion à saisir.

Temps suspendu, renouveau préhistorique sans cesse représenté.

Ce que Kierkegaard présentait comme le décisif de l’instant.

C’est le minuit.

Mais temps où il est toujours possible que l’existant ne rejoigne pas son essence d’existant. Ainsi, s’il refuse d’accomplir l’acte attendu (bien qu’imprévisible), l’acte nouveau, existentiel, il répète l’acte mauvais, insensé, symptomatiquement. Refus qui s’inscrit dans le cadre de ce que Juranville appelle la réalité de l’existence. Toutes choses qu’il va nous falloir maintenant expliquer.

La philosophie, depuis Platon jusqu’à Kant, tente d’établir ce que pourrait être le Bien, et conséquemment pour l’éthique, l’acte bon. Comme acte individuel ou comme acte social (historique, mais surtout politique). C’est même depuis cette visée que se déploie la plupart des systèmes philosophiques. Depuis cette visée du Bien que se pensent les idées (et les concepts) de justice, de liberté, de propriété, etc. Visée donc d’un État juste, doté de lois justes, qui poserait les conditions bonnes pour l’existence de tous. D’où, de Platon jusqu’à Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau et Kant, le passage en revue des régimes politiques dans la perspective de définir le gouvernement idéal des hommes. Ces derniers d’ailleurs se référant tous à l’état de nature. Le problème dans ces débats est l’abstraction des idées. Comme le faisait remarquer férocement Foucault : «Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l’état de nature ; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste2.» La cité idéale n’était pensée que sur le fond d’un mal abstrait. Bien sûr, un penchant au vice était considéré, sous les formes des vols, rapine, viols et violence, comme paresse et avidité, toutes choses certes bien identifiées. Mais, il n’empêche, ce mal, le mal dont il s’agissait de tenir compte dans la pensée philosophique, dont la visée d’éradication a toujours été l’acte politique concret, ce mal n’est jamais plus qu’exemplifié, jamais thématisé et pensé comme tel, dans son fonctionnement, sa structure, la logique de ses formes. Il reste toujours un possible abstrait, malencontreux, qu’il s’agit de contenir par des institutions justes et redistributives, comme s’il ne s’agissait que de garantir les bons et leurs actes bons contre les méchants et leurs actes mauvais. La justice et l’État ne sont finalement pensés que dans leur équilibre et logique internes, abstraction faite de la réalité effective du mal.

Avec Hegel et sa pensée de l’histoire, l’acte prend une dimension nouvelle, un sens nouveau. L’histoire et la philosophie visent clairement un acte, un acte terminal, qui viendrait heureusement les clôturer tous deux. Un passage à l’acte est bien pensé, qui ferait rupture et basculer l’histoire. Formellement, un procès dialectique est dégagé. Mais, encore une fois, si la méthode est bonne, la pensée reste abstraite. Car l’Esprit ainsi conçu, s’il est bien décrit dans un mouvement dialectique existentiel, de prise de conscience de soi, n’est que formellement existentiel, l’essentiel du mal effectif à l’œuvre dans ce mouvement est ignoré. D’où, là encore, la visée d’un acte abstraitement conçu.

Il faut attendre Kierkegaard, l’auditeur de Schelling, pour que soit enfin pensé le refus de l’existence dans toute sa force. Pour que soit pensée la valeur de l’instant, et du rapport intime du temps à l’autre. Surtout donc, pour que soit pesé de tout le poids dont il faut le peser le désespoir de l’individu face à l’existence. Désespoir jamais assez mis au jour, désespoir toujours encore masqué dans sa plus forte réalité. Désespoir de pouvoir jamais répondre comme il faut à l’appel du Dieu et à l’appel de l’autre homme. Et de poser, devant eux, l’acte qu’il faudrait. Là commence le réalisme que Juranville thématisera si clairement. Réalisme d’une pensée de l’existence qui ne se méprend pas sur la lâcheté constitutive de l’homme et sa fuite devant le devoir auquel ouvrent les conditions réelles de l’existence. Seulement, ici tout de même, manque, non pas le concret du terme, non pas non plus les fines et si justes analyses. Non pas. Mais, à lui comme à Heidegger ou à Lévinas, il manque le système, et donc l’objectivité (car tout système est langage, et langage objectivité) de ce refus de l’acte existentiel vrai. Il manque les justes lecture et interprétation en raison du mal constitutif où se maintiennent les individus en deçà de leur essence, dans l’obscur scellement de leur entente dans un système dont Juranville dénonce partout la sacrificialité.

3 – L’acte avec le refus

Il fallut donc attendre Freud pour que soit réfléchi le refus. Le refus effectif de l’individu, comme sujet, d’entrer dans l’existence, et que s’ouvre la possibilité d’une pensée objective du mal.

Reprenons.

En formulant l’hypothèse de pensées inconscientes Freud donne à la souffrance un sens neuf. Il montre, non seulement que le sujet est « pris » dans sa propre histoire, mais comment il y est pris. Peu à peu il met au jour différentes « stratégies » ou mécanismes de refoulement (refus) chez le névrosé. Qui conduisent à la production de symptômes, et donc de souffrances. Il emploie différents termes selon l’organisation psychique : refoulement, déni et rejet. Juranville (allons maintenant directement à l’essentiel) en reprendra les termes, associés à ce qu’il appelle structures existentiales, les mêmes en fait : névrose, perversion et psychose. Seulement, et c’est là une originalité, Juranville en suppose une quatrième, la sublimation. Or, autre grande originalité de sa pensée, ce qu’il appelle le refus est justement le refus de sublimer, d’entrer dans la sublimation, qui est la position vraie de l’existence3.  Le refus est donc la négation de cette position4.

Ce qu’entend montrer Juranville dans ce nouvel opus, qui vient clore un double cycle (en deux fois trois livres) est que l’individu, l’individu des sociétés traditionnelles, mais aussi et encore dans les sociétés historiques, est pris, coincé, étouffé, menacé par un système qui l’enferme et l’empêche d’exister. Ce système, Juranville l’appelle du terme générique de système sacrificiel. C’est-à-dire un système qui ne tient que par le sacrifice de certains, et au fond par le sacrifice de tous. Socrate, le Christ, les saints martyrs viennent témoigner de cette impossibilité d’exister, d’exister vraiment en tant qu’individus, sans par là même être menacés de mort et mourir effectivement. Dans ces systèmes, qui sont concrètement des organisations sociales et politiques, l’individu, qui ne l’est que formellement, abstraitement, n’ose pas se présenter, s’offrir, s’adresser aux autres en tant qu’autre des autres, dans sa singularité. Il n’a pas confiance. Son acte, alors, et l’ensemble de ses actes ne font que répéter infiniment ce qui a toujours déjà été acté, compris, pactisé entre les sociétaires. Un acte qui n’est plus et n’est toujours jamais que l’acte impersonnel que chacun suppose être celui de tous, celui attendu de tous, l’acte complice, l’acte du groupe, l’acte des faibles assemblés et coalisés.

L’acte mauvais.

Bien que l’acte, tout acte, soit le fait d’une autonomie, et qu’il soit bien ce qui ancre dans le réel5, et le constitue (un acte donne réalité, par exemple un acte de propriété), il y a des actes qui procèdent d’une fausse autonomie. Ainsi, quand le supposé individu pose un acte en suivant une loi qui ne procède pas de son fond propre, de son désir, mais suit la loi supposée de l’autre, de tous les autres, l’acte attendu (ou supposé tel) est faux, faussé, hétéronome, n’est qu’un faux acte qui ne vient que confirmer et conforter la réalité déjà en acte. Sans nullement l’altérer, sans y apposer une autre réalité. Cet acte faux ne réalise alors qu’une variante de la même réalité, qui est le partage de tous. Par exemple une œuvre d’art ordinaire, sans inventivité réelle, profonde, qui n’est qu’un réarrangement habile, passable, agréable et confortable de la vision commune du monde, sans rien d’original (ce serait le fond singulier, principe d’une autonomie réelle).

L’acte mauvais est donc la répétition symptomatique du refus d’exister vraiment. Le refus de poser et d’imposer son existence, dans un acte sublime.

4 – l’acte libératoire de la psychanalyse

C’est dans le but exprès de libérer l’individu des symptômes morbides dont souffre le patient que Freud l’installe sur le divan et l’invite à exprimer tout ce qui lui passe par la tête, sans jugement. En laissant venir les pensées, librement, peu à peu le patient se les approprie, différencie l’expression de son désir de l’expression de ce qui n’était que le désir supposé, projeté et intériorisé, des autres ; et peu à peu s’arrime à son désir à soi, singulier. Ainsi se libère en lui l’individu vrai.

Se faisant Freud fait acte. En ne jugeant pas, en posant les conditions d’une telle libération et en invitant à la parole libre (la libre association), Freud pose un acte libérateur. Acte gracieux, qui permet au patient de poser lui-même un tel acte, qui le libère de l’acte mauvais, le mauvais passage à l’acte répétitif dans lequel il était enfermé, par refus maladif d’exister, sous quelque forme (refoulement, déni, rejet).

5 – Transition

Insistons bien.

Juranville accueille volontiers ce qui fait le cœur du mouvement existentialiste, c’est-à-dire  qu’une existence vraie, authentique, passe par l’ouverture à l’autre, à l’autre radicalement autre, à cet autre que Lacan finira par écrire avec une majuscule. Il accueille aussi volontiers de ces mêmes existentialistes l’idée que cette existence, ce mouvement vers l’autre ne va pas de soi.

Mais,

ce qu’il n’accueille plus du tout (et refuse), c’est cette idée sous-jacente chez ces penseurs, cette intuition que l’existence vraie, authentique, impliquerait comme sa condition que l’on abandonnât sur son seuil toute espérance de savoir (de cette existence).

Car,

il accueille encore et enfin volontiers ce qui fait le cœur du savoir de la psychanalyse, savoir que tout sujet d’abord refuse d’exister, que ce refus peut prendre diverses formes morbides (refoulement, déni, rejet), et que c’est le devoir et le savoir propres du psychanalyste que de comprendre les mécanismes de ce refus afin d’élaborer une technique susceptible d’aider le patient à abandonner sa position morbide (de refus d’exister) et le mettre en position d’exister6. Cette « technique », ce sera la sublimation. Dit autrement et dans les termes de Freud, l’association libre. Et c’est cette association libre qui fait acte, un bon acte libérateur. En effet, que se passe-t-il lors de l’exercice de l’association libre ? Le patient, en disant « n’importe quoi », ce qui lui vient spontanément à l’esprit, se soumet inconsciemment à la loi de son désir, ou, pour le dire autrement, à la loi de son désir inconscient. Alors que pris dans l’évidence du monde ordinaire, et dans le langage qui l’exprime, celui-là, face à une situation donnée, répond, réagit généralement comme il croit qu’il est attendu qu’il réponde. Ce qui lui vient à l’esprit lui est alors dicté par la loi de ce monde ordinaire. Hétéronomie donc. Alors que sur le divan, en laissant les pensées venir librement, il réalise son désir, lui donne réalité (une certaine réalité, spirituelle). « Il réalise », au sens où l’on dit qu’il en prend conscience. Et ce qu’il réalise n’est pas seulement son désir, son désir dans son immédiateté, mais la loi qui préside à ce désir. Et qui associe, terme après terme, dans une chaîne signifiante. C’est donc son autonomie (à un stade au départ très embryonnaire, certes) que le patient réalise lors des associations libres. Car ici il faut prendre le mot liberté, non dans son sens abstrait et naïf, d’absence de toute détermination (ce serait le chaos), mais, comme Hegel le soulignait, dans la contrainte, dans le maximum de contraintes, du moment que ces contraintes sont posées par soi (autonomie). Quand bien même (ce que Hegel ne pouvait mesurer) cette autonomie repose sur une hétéronomie foncière, la loi venant de l’autre radicalement autre qu’est l’inconscient. Sublimer, poser son existence, en donnant réalité à son autonomie, c’est précisément (nous l’avons vu plus haut), faire acte. Bien sûr, et c’est pourquoi la cure est si longue, il faudra répéter et encore répéter cet exercice d’associations (et donc de sublimation) jusqu’à ce que, peu à peu, le patient comme sujet, et plus encore comme individu, entre dans sa consistance propre et se soutienne par soi seul face au monde, comme autre, avec son désir, posé, en acte. En d’autres termes, qu’il ait suffisamment pris son désir pour une réalité, pour que cette réalité s’impose heureusement aux autres.

6 – L’acte libératoire de la philosophie

Redisons-le, Juranville distingue, non pas trois, mais quatre structures psychiques, disons quatre manières fondamentales de se rapporter à l’existence ; dont trois sont d’abord morbides, négatives. En effet, pour lui comme pour la tradition psychanalytique, psychose, névrose et perversion, sont d’abord des maladies, des états psychopathologiques. D’ailleurs Juranville les définit comme des négations. Il pose :

  • psychose : négation/loi ;
  • névrose : négation/règle ;
  • perversion : négation/norme.

Alors que la sublimation est d’emblée positive, rapport positif à l’existence, ce qu’il définit justement comme :

  • sublimation : position/existence.

Trois structures (existentiales) qui reposent sur un primordial refus :

  • refus : négation/position,

où ce qui est nié est précisément la quatrième structure, la sublimation. Remarquons que les trois premières structures sont constitutives de chaque existant, dans sa finitude. Car c’est le propre de tout être fini que de refuser d’abord l’existence, l’existence véritable. Seul Dieu étant éternellement et absolument sublime.

Si tout l’enjeu pour la psychanalyse est de sortir le sujet de son refus primordial, pathologique, et de le conduire vers la sublimation, de le faire passer à l’acte, en le faisant passer (le psychanalyste est un passeur) de l’une des trois premières structures (qu’il ne quittera, précisons-le, jamais totalement) à la quatrième, dans un mouvement historique (au sens de son histoire personnelle) libératoire, Juranville a l’idée qu’un même passage à l’acte libératoire est possible pour le sujet social et par la philosophie.

Développons.

Et commençons par rappeler le parallèle constant que Juranville opère entre la fonction de la psychanalyse dans l’histoire du sujet individuel et la philosophie dans l’histoire du sujet social (et donc dans l’Histoire avec un grand « H », l’histoire universelle). Ce rapport, nous ne dirons pas qu’il est analogique (les philosophes se méfient, avec raison, des analogies), mais isomorphe. La philosophie, selon lui, occupe la même place structurale dans le procès historique universel que la psychanalyse dans le procès historique individuel.

Suivant, dans son dernier opus Juranville entend penser l’acte de la philosophie en correspondance avec l’acte psychanalytique. Il a l’idée que l’humanité, constitutivement, a d’abord, traditionnellement, refusé d’entrer dans sa propre histoire, qu’elle s’est d’abord forclose et s’est « barricadée » dans une identité figée, violemment répétitive, dans une organisation sociale reposant sur le sacrifice humain. Organisation dont la superstructure est la psychose. Ici Juranville reprend le jeu des discours sociaux tel que Lacan l’a présenté lors de son séminaire de 1969-1970, « L’envers de la psychanalyse ». Il serait sans doute trop ambitieux, dans le cadre de cet article, de vouloir présenter et justifier l’ensemble de sa théorie des discours. Quelques points néanmoins. Juranville considère lui aussi quatre discours fondamentaux, qu’il nomme :

  • discours empirico-populaire (discours de l’hystérique) ;
  • discours métaphysico-magistral (discours du maître) ;
  • discours psychanalytico-individuel (discours de l’analyste) ;
  • discours philosophico-clérical (discours universitaire).

Dans l’organisation traditionnelle, tribale par exemple, nous y retrouverions respectivement le peuple, le chef, le sorcier et… le fou, le trickster, tel que le nomment Jung, Kerényi et Radin. Le « décepteur » chez Strauss. Sauf que cette place sociale sera aussi, lors de crises cycliques, occupée par la victime, qui dans la mort emportera tous les maux de la communauté. Juranville analyse ces sociétés pré-historiques comme sous le joug d’un système social sacrificiel, où, ce qui est systématiquement sacrifié est l’individu vrai, celui qui voudrait vraiment occuper une place d’individu. Ces sociétés sont tout entières sous le signe du refus, et, en reprenant nos propos précédents, immédiatement négatives.

Précisons.

Les trois premiers discours correspondent, dans l’ordre, à la perversion, la névrose et la psychose. Qui sont tous trois « bloqués » maladivement dans leur refus primitif, selon les mêmes modalités que celles présentées plus haut (déni, refoulement, rejet). Seul le clerc (le religieux, le sorcier, etc.) pourrait venir « débloquer » la situation, en invitant à la sublimation. Mais justement, le mauvais clerc de la société traditionnelle sacrificielle est idolâtre, et ne rapporte religieusement que la parole muette de l’idole muette, symbole unique auquel nul autre ne saurait s’articuler. Nulle sublimation donc n’est possible, ni permise. Le totem interdit d’abord la sublimation. Car, si c’est bien le chef, le maître, qui organise effectivement la société, qui mène l’action politique, c’est sous l’inspiration du clerc, qui en fournit le modèle. Au peuple de suivre. Quant au trickster, il est justement l’enjeu de pareille organisation. La variable d’ajustement, le reste, le petit « a » lacanien.

Selon Juranville cette organisation primitive, pré-historique, repose sur un acte, un passage à l’acte répétitif et violent, le sacrifice humain. Ordre est donné de ne pas devenir « autre » dans sa singularité propre, sous peine de mort. Avis aux amateurs… Régime de terreur.

L’histoire universelle commence lorsque cette place du religieux (le discours philosophico-clérical) est occupée par un clerc ouvert à l’Autre absolu vrai, au vrai Dieu qui parle, et d’abord au dieu du judaïsme (ce sera Moïse) ; puis laïquement par Platon et la philosophie (dénonçant le meurtre de Socrate, l’individu libre), enfin par les Apôtres du Christ, dont le sacrifice dénoncera définitivement la place sacrificielle, risquée, de l’individu.

Acte positif donc, en réponse historique à l’acte sacrificiel mauvais. Acte de foi, acte juridique du Pentateuque (et de son décalogue), acte philosophique (et de l’institution académique, universitaire), acte des Apôtres enfin. Commencement de l’Histoire.

Histoire qui dès lors devra être menée jusqu’à sa fin, entendu qu’il est de l’essence de l’histoire de posséder commencement et fin.

La fin de l’histoire, telle que la présente Juranville dans ce dernier ouvrage, conformément à ce qu’il avait déjà défendu dans les quatre précédents, est un acte qui libère (en droit) l’individu et établit les vraies religions dans leur vérité.

C’est l’épiphanie.

7 – Position du refus

La fin de l’histoire selon Juranville n’est donc pas la position d’un idéal, la réalisation d’une cité où serait éradiqué le mal, mais au contraire le bon refus d’un tel songe dangereux, du rêve irréaliste d’un Grand Soir. La thèse de Juranville est que l’histoire nous apprend, douloureusement, à reconnaître le mal radical en chacun, inéliminable, le mal toujours déguisé en bien, à en reconnaître les formes (les trois formes du refus mauvais citées plusieurs fois ici), pour établir un monde nouveau, non sacrificiel, qui en tolérerait, de ce mal (c’est le réalisme), ce qu’il ne peut prétendre éradiquer légitimement, un monde juste, où justement le juste n’est pas sacrifié.

Le savoir philosophique qui constitue la fin de l’histoire est donc le savoir positif des refus, dans leur forme spécifique et pathologique, violente, injuste, des discours, du peuple, du maître et de l’individu, de passer à l’acte (juste). Le savoir philosophique clérical établi à la fin de l’histoire pose en acte le discours juste dont pourra s’inspirer le politique (le maître et son discours) pour réaliser en acte la cité juste, le meilleur des mondes possibles par les hommes et acceptable pour les hommes (le peuple et son discours), dans leur finitude.

Monde enfin ouvert à l’individu vrai et à son discours.

Monde juste en acte, réaliste et autonome, réponse de la créature au créateur, où Dieu n’interviendra plus que pour le juger et en juger les individus, comme il jugea sa création,  jour après jour.

Paimpol, le 27 mars 2020.