Articles et conférences

Conférence donnée à l’Université de Rennes 1 en mars 2011

Nous serions entrés, avec le monde actuel, dans la fin de l’histoire. Telle est l’hypothèse que je voudrais mettre à l’épreuve aujourd’hui.

Cette fin est-elle un accomplissement ? L’histoire, voulue par la philosophie depuis son commencement, a-t-elle atteint sa fin, qui est la réalisation de la justice, du monde juste ? Le sens a-t-il remplacé socialement le non-sens traditionnel ?

Cette fin n’est-elle pas plutôt une catastrophe ? L’exigence d’histoire, de justice absolue, la volonté que tous les hommes soient libres et puissent se développer dans toutes les directions n’a-t-elle pas plutôt conduit à un monde déshumanisé ? Le non-sens n’a-t-il pas plutôt remplacé le seul sens possible pour l’humain ?

Je soutiendrai, d’une part, que la fin de l’histoire dans laquelle nous sommes entrés ne serait certes pas advenue si ne s’étaient pas produites les pires catastrophes — celles avant tout qu’a suscitées l’approche de la fin de l’histoire (ce sont les catastrophes des totalitarismes), celle aussi liée à l’installation dans la fin de l’histoire (c’est le non-sens à la fois partout répandu et couramment dénoncé aujourd’hui. Mais je soutiendrai, d’autre part, que la fin de l’histoire est néanmoins un accomplissement, et que cette omniprésence du non-sens est la conséquence inévitable de la réalisation du monde juste, parce que le non-sens constitutivement humain y est enfin reconnu et assumé.

Pour illustrer l’hypothèse qui est la mienne, je citerai en préambule quelques phrases d’un auteur, Philippe Muray, dont les textes sont lus au théâtre avec beaucoup de succès par un comédien de grand talent, Fabrice Lucchini. D’abord sur ceci que l’idée d’une fin ne plaît pas à notre romantisme de tard venus, qui préfèrent l’indéfini : « Un certain nombre d’idiots, qui sont nés par inertie, qui vivent et qui mourront de même, pensent et écrivent, dit Muray, que l’idée de la fin, de manière générale, est une paresse intellectuelle. Je voudrais les y voir. Je n’ai pas en tout cas le sentiment de paresse quand je constate les oppositions et les protestations que suscite l’idée de la « fin de l’histoire » telle que je l’entends, et tous les cris de poulailler qu’elle déclenche, comme si on décrétait la mort de l’homme, ce qui est exactement le contraire, ou comme si on annonçait une éternité apaisée, ce qui n’est pas le cas non plus »1. Ensuite sur ceci que cette idée de la fin de l’histoire prend sa portée d’éclairer des phénomènes du monde actuel : « La question n’est pas de savoir si l’hypothèse de la fin de l’histoire me plaît ou ne me plaît pas ; la question n’est pas non plus de savoir si cette hypothèse plaît aux autres, ni si elle arrange leurs petites affaires ; ni si elle est morale ou immorale. La question est de savoir si elle éclaire ce qui se passe en nous et dans la société soumise à d’intenses transformations. L’apparition d’une nouvelle humanité, son auto-accouchement dans les larmes et la fête, et dans l’inconscience de cette apparition, voilà ce que j’essaie de rendre pensable »2. Puis sur ceci que le monde actuel, celui de la fin de l’histoire, tend à se présenter comme l’ »Empire du Bien » de façon particulièrement dangereuse : « Pour l’Empire du Bien, ce n’est même plus le Mal qui est mal ; c’est la divergence. Rien n’est plus dangereux que le Bien qui progresse en mentant. Si le Bien est la finalité ultime de l’histoire humaine, il n’en constitue pas le tissu, composé depuis la Chute de bien autre chose que de Bien pur. L’exigence du Bien sans compromis, sans compromissions, sans arrangements, entraîne que le Mal qu’on prétend expulser vient illico loger dans le Bien expulseur, où il devient irrepérable »3. Enfin sur ceci que la fin de l’histoire, c’est la fin de ce qu’avaient apporté le judaïsme et le christianisme (« Le judéo-christianisme, c’est l’histoire »4, dit Muray), et que dès lors, ajouterai-je, un dialogue tout à fait nouveau, rendu possible par ces deux religions mais qui se produit au-delà d’elles, a lieu avec d’autres grandes cultures et d’autres grandes religions, éminemment avec celles qui attendaient déjà à la fin de l’histoire, je pense à l’Asie en général et au Japon en particulier.

Mon propos se déroulera en trois temps. Dans le premier temps, je dirai que les hommes d’aujourd’hui savent confusément que notre époque est celle de la fin de l’histoire. Dans le second temps, je rappellerai que la fin de l’histoire, si elle est au moins supposée par toute la pensée contemporaine attachée à l’existence, tend à ne pas être posée et même à être récusée comme thème par cette pensée — et cela pour de bonnes raisons, et malgré les tentatives d’Alexandre Kojève. Dans un troisième temps, je soulignerai que les hommes d’aujourd’hui pourront être justifiés dans leur savoir confus que l’époque actuelle est celle de la fin de l’histoire, pour autant que la philosophie affirmera, en plus de l’existence, l’inconscient.

Les hommes d’aujourd’hui savent confusément, disons pour commencer, que notre époque est celle de la fin de l’histoire.

Ils peuvent considérer les progrès du droit effectués jusqu’à maintenant et ne pas vouloir voir autre chose. Et l’histoire leur apparaît alors comme ayant atteint sa fin, au sens d’un accomplissement pur et simple. Telle est par exemple la conception avancée par Francis Fukuyama dans son livre La fin de l’histoire et le dernier homme5, après la destruction du Mur de Berlin et la diffusion très générale de la démocratie libérale et du système capitaliste.

Ils peuvent aussi s’attacher, derrière lesdits « progrès du droit » (où ils ne voient que violence dissimulée), au déploiement toujours plus vaste, dans le monde social, du non-sens. Et ce qui a été engagé sous le nom d’histoire leur apparaît alors comme ayant atteint sa fin, au sens d’un effondrement généralisé. C’est le cas de la plupart des ouvrages contemporains, et notamment de Festivus festivus de Philippe Muray, mais aussi de Big Mother de Michel Schneider, ou de L’homme sans gravité. Jouir à tout prix de Charles Melman6, et de bien d’autres.

Ils peuvent encore, plus justement, comprendre que l’un ne va pas sans l’autre. Que les progrès effectifs du droit en tant qu’ils sont le lieu du sens ne vont pas sans le déploiement le plus vaste, socialement, du non-sens. Et alors l’histoire leur apparaît comme ayant véritablement, et non plus illusoirement, atteint sa fin, parce qu’un tel non-sens, un tel mal, constitutivement humain et autrefois dissimulé par un sens illusoire, est enfin socialement accepté, et qu’il doit simplement, au nom du sens véritable, être limité.

La première manière d’envisager la fin de l’histoire voit dans les progrès du droit l’effet de la lutte contre l’ordre patriarcal traditionnel. Tout homme, peu à peu, aurait été reconnu dans son autonomie, dans l’autonomie de sa volonté qui se donne à elle-même sa loi (ou qui reconstitue par elle-même la loi à laquelle elle est soumise). Alors que certains jusque là — et, au fond, tous — étaient alieni juris, dépendants d’un droit étranger et de l’hétéronomie (loi de l’autre) qu’implique ce droit, tous seraient devenus sui juris, détenteurs de leur propre droit. L’enfant, la femme, le dominé (le pauvre…) auraient été libérés de leur soumission absolue au père, à l’homme (le mari…), au dominant (le riche…). De manière générale, l’autorité traditionnelle aurait été mise en question. Et cela de telle sorte que, les progrès décisifs ayant été maintenant effectués, il n’y aurait plus qu’à les prolonger. Ces progrès du droit s’accompagneraient de ceux de la connaissance et de la vie économique (la « richesse des nations », libérée des contraintes artificielles, n’aurait plus qu’à se développer indéfiniment). Tout irait vers le meilleur, dans l’apaisement de la démocratie libérale.

La deuxième manière d’envisager la fin de l’histoire voit dans lesdits « progrès du droit », et précisément dans l’autonomie alors proclamée, une illusion dangereuse. Et, dans l’ébranlement de l’ordre patriarcal traditionnel, la venue au premier plan de son fond matriarcal païen. Philippe Muray dit par exemple : « Ils peuvent bien mourir ; leur destin, c’est le zéro mort. Ils peuvent bien prendre les pires risques ; leur destin, c’est le zéro risque. Ils peuvent bien se sacrifier, leur destin, c’est le zéro sacrifice, c’est-à-dire le néo-matriarcat, c’est à dire l’Occident terminal, ses barrières de précaution, ses barreaux de sécurité, ses ceintures de prévention ». Contre quoi il appelle à « résister à la glu matriarcale, car il n’y a pas d’autre définition de la civilisation que cette résistance », ou encore à l’illusion du « tout fusionnel, c’est-à-dire de la complétude originaire et maternelle ouvrant sur le fantasme de la souveraineté cosmique »7. Disons que l’autorité, incarnée par les figures auxquelles on pouvait et devait, pour advenir comme proprement humain, s’identifier dans la douleur, et qui auraient fait assumer le négatif, le réel, la finitude, le mal constitutif, se serait effondrée. Que la langue, avec ses exigences orthographiques, grammaticales, rhétoriques, serait négligée au profit d’un langage par signes, numérisé, fermé à ce qui, par l’équivoque de la langue et de la lettre, pourrait venir imprévisiblement de l’autre homme. Resterait intouchée l’autonomie vide propre à un narcissisme infantile. Avec sa visée de jouissance qu’aucune autorité n’aurait limitée. Son exigence de transparence qui veut s’assurer que nulle autorité secrètement ne s’exerce. Sa prétention à une maîtrise souveraine qui montre qu’on exerce, soi seul, l’autorité. Pareille visée de jouissance sans limite se retrouverait, en lien avec le système capitaliste, dans la quête effrénée de consommation et, à cette fin, dans la réduction de tout à l’argent comme équivalent universel et moyen de se pourvoir de toutes les marchandises. Pareille exigence de transparence et même d’exhibition déboucherait sur l’omniprésence du sexuel, mais d’un sexuel toujours plus virtuel, et qui peut même être rejeté pour autant qu’il deviendrait le lieu d’un désir véritable menaçant la jouissance. Pareille prétention à la maîtrise souveraine poserait qu’il n’y a pas d’impossible et que tout doit être possible, notamment par la science et par la technique : sur fond d’un moi humain désincarné et abstrait, sur fond d’« unisexe », la différence de l’homme et de la femme ne relèverait plus que de rôles que l’on se choisit, indépendamment de toute anatomie (de là le transsexualisme). Mais cette autonomie illusoire serait vouée à une inévitable dépression. Dépression essentielle d’une part, parce que, de fait, on ne s’y est pas affronté comme on le devait au négatif, au réel, etc. Dépression inessentielle d’autre part, parce qu’on se fabrique aussitôt une image idolâtrée où la mythique jouissance à laquelle on aspire, et dont on manque toujours, serait réelle.

La troisième manière d’envisager la fin de l’histoire voit dans les progrès du droit, en tant qu’effectifs progrès, la possibilité donnée d’une véritable autonomie. Et, dans l’ébranlement de l’ordre patriarcal traditionnel, une exigence (hétéronomie fondamentale) venue d’un Père au-delà de tous les pères ordinaires, d’un Père symbolique, absolu, divin. Cet ébranlement pourrait, si l’homme fuit l’autonomie nouvelle alors proposée (et il la fuit toujours d’abord et toujours en quelque manière), faire venir au premier plan le fond matriarcal païen (autonomie illusoire). Mais cet ébranlement permettrait aussi les plus hauts accomplissements si, au contraire, l’homme accueille ladite autonomie et la fait sienne. Celui-ci aurait alors à s’affronter au réel, au négatif, à la finitude. Il ne le pourrait que pour autant qu’il y est appelé par quelqu’un qui a autorité, mais par quelqu’un dont il n’a plus peur, et dont l’autorité, de toute façon, est limitée dans ce qu’elle peut avoir d’aliénant. En même temps qu’il est libéré de la hiérarchie traditionnelle, il aurait néanmoins, pour cette autonomie, à accepter les rôles d’homme et de femme (celle-ci appelant celui-là à exercer sur l’enfant à venir une autorité). Etre homme et être femme ne seraient certes pas des « natures » (comme le voulait le discours traditionnel), ce seraient des rôles, mais aussi et surtout des positions dans la structure, que l’on ne peut occuper que si l’on a assumé le réel, le réel du non-sens constitutif (le mal), mais aussi et d’abord le réel de l’anatomie comme destin. L’humain pourrait toujours ne pas s’affronter à ce réel, s’enfermer dans son narcissisme, rendre abstraite et vaine l’autonomie nouvelle. C’est ce qu’il ferait toujours d’abord, et cette possibilité négative caractériserait le non-sens partout répandu dans le monde actuel. Mais la possibilité positive de devenir véritablement autonome lui aurait été donnée en tout cas.

Telles sont les représentations qu’à partir de leurs expériences les plus quotidiennes les hommes d’aujourd’hui se font de notre époque en tant qu’elle est pour eux celle de la fin de l’histoire.

Or cette fin de l’histoire, en soi toujours voulue par la philosophie, et qui a été proclamée pour la première fois décisivement par Hegel, est certes supposée par la pensée contemporaine. Mais elle tend à ne pas être posée et même à être carrément récusée comme thème par cette pensée, malgré les tentatives d’Alexandre Kojève — et récusée pour de bonnes raisons.

Car Hegel en avait introduit l’idée, quoiqu’il ne parle guère lui-même de « fin de l’histoire ». Pour lui, au-delà de Kant, il y a toujours, dans la société, un savoir de la liberté, un Esprit — savoir reconnu de tous, mais qui est d’abord inaccompli, et donc faux, et qui ne pourra advenir à sa vérité et se poser comme tel (devenir science) qu’à la fin, à la « fin de l’histoire », quand l’épreuve de la contradiction aura été menée jusqu’à son terme, dans le savoir absolu. Pour Hegel, « l’histoire universelle est le progrès de la conscience de la liberté ». D’abord un seul est libre (le despote oriental), qui incarne l’Esprit en tant que celui-ci est quelque chose de substantiel — par rapport à quoi l’individu en général est accidentel. Mais « une telle liberté n’est qu’arbitraire, barbarie, abrutissement de la passion »8. Puis quelques-uns sont libres (en Grèce et à Rome). C’est le moment où l’on a découvert le contradictoire de pareille liberté. Celui précisément où la philosophie est intervenue qui a fait prendre conscience de cette contradiction et qui a dirigé vers la solution, la solution rationnelle, et vers une solution qu’on n’atteindra qu’en passant par certaines étapes — de là l’histoire universelle9. Mais l’Esprit, l’esprit du peuple, reste alors substantiel, clos sur soi, et l’individu est toujours entièrement soumis à cet Esprit. La liberté pour certains est servitude pour d’autres, et reste au fond servitude pour tous. Enfin tous sont libres. C’est le moment où la liberté s’accomplit. Où l’esprit comme objectif se concilie avec l’esprit comme subjectif. Où l’esprit universel se laisse re-poser par l’individu et où celui-ci est, par rapport à celui-là, « dans son propre élément »10. Ce qui se produit suprêmement dans les États constitutionnels établis au temps de Hegel, et dont la Constitution est la raison entièrement déployée.

Mais ce thème de la fin de l’histoire est récusé par la pensée contemporaine sous sa forme primordiale (d’abord Kierkegaard) en tant que cette pensée rompt avec la pensée moderne et avec Hegel qui en est le représentant ultime. Pour la pensée nouvelle, l’essentiel est l’existence, la relation à l’Autre duquel viendra imprévisiblement toute vérité. Pour cette pensée néanmoins, l’homme, l’existant — c’est sa « finitude radicale » — toujours d’abord fuit son existence et tente de s’enfermer dans une identité hors temps (cette identité à laquelle s’était arrêtée la philosophie antique, médiévale et moderne). Et il ne pourra être libéré de cet enfermement où il se perd en soi-même, et se mettre à accepter l’existence, que par l’Autre. Et même par un Autre absolu au-delà de l’humain (hétéronomie fondamentale). Et par un Autre absolu qui devra le libérer suprêmement du système social sacrificiel ou paganisme, qui est la conséquence ultime de cet enfermement. C’est ce que permet le Sacrifice du Christ. Comme Kierkegaard l’a dégagé avec la plus grande force, et comme lui seul l’a dit explicitement. Car, notons-le, la différence entre l’explicite et l’implicite, entre ce qu’on pose et ce qu’on suppose, va devenir en ces temps, décisive — Kojève, et son ami Léo Strauss, chacun à sa manière, en ont fait abondamment usage. Certes la pensée contemporaine « suppose » que de cet Autre viendra à l’homme comme radicalement fini une identité et autonomie nouvelle. Non pas l’autonomie moderne, kantienne, celle toujours déjà là de la raison universelle en chacun. Bien plutôt une autonomie d’individu véritable, par laquelle l’homme assume l’existence qu’il avait fuie, et par laquelle il assume d’abord cette fuite elle-même (la finitude radicale). Une autonomie créatrice ou re-créatrice advenant imprévisiblement sur fond de non-sens et tournée vers l’Autre par l’œuvre qu’elle produit. Kierkegaard parle à ce propos de « communication indirecte »11. Certes la pensée contemporaine « suppose » que cette autonomie deviendrait principe fondateur d’un savoir nouveau (c’est un tel savoir, par l’Autre et de l’Autre, par l’être et de l’être, que Heidegger évoque quand il dit par exemple : « Avoir-vu est l’essence du savoir. Celui-ci retient la vision. Le savoir est mémoire de l’être »12). Certes la pensée contemporaine « suppose » même qu’avec ce savoir on accéderait à un monde nouveau où, dans l’« échec » de la Révolution française et des États constitutionnels qui en sont issus, on aurait tiré du Sacrifice du Christ toutes les conséquences qui devaient l’être : l’inéliminable du sacrificiel. On entrerait ainsi dans l’époque vraiment terminale de l’histoire, celle que Heidegger nomme « vespérale », abend-ländische, occidentale. Mais cette pensée exclut de « poser » comme tels pareille fin de l’histoire et pareil savoir, et même pareille autonomie. Parce que poser tout cela, ce serait, pour l’homme radicalement fini, vouloir se mettre, par rapport à l’autre homme, dans la position du « maître » du monde traditionnel sacrificiel, du maître qui incarnait l’idole païenne — et à nouveau fuir l’existence et la finitude radicale (c’est ce que j’ai appelé l’« argument kierkegaardien »13). Et parce que ce serait faire revenir, en plus violent, le paganisme caché de la pensée moderne. La « fin de l’histoire » deviendrait alors effondrement absolu, engouffrement dans l’abîme.

Or la pensée contemporaine ne peut, pour autant qu’elle est philosophique, que vouloir (d’abord Marx) passer outre à cet interdit ; elle ne peut que vouloir poser l’autonomie nouvelle, créatrice, le savoir nouveau et la fin de l’histoire, tout ce qu’on suppose dès qu’on affirme l’existence avec Kierkegaard et Heidegger, mais aussi Rosenzweig, Benjamin, Carl Schmitt, Wittgenstein, Adorno, Lévinas… Et en même temps elle est alors dans l’incapacité (toujours la différence entre l’explicite et l’implicite, entre ce qu’on pose et ce qu’on suppose) de poser, avec cette autonomie, l’hétéronomie fondamentale et la finitude radicale. Et cela parce que, comme on vient de le voir (c’est l’« argument kierkegaardien »), les poser serait exclure la position de l’autonomie. Elle va donc proclamer une autonomie illusoire, « prométhéenne », de laquelle elle voudra faire disparaître toute trace de finitude et d’aliénation, et suprêmement le capitalisme en tant que prolongement historique du paganisme14. Elle va forger, dans la perspective de la fin de l’histoire, le projet de la révolution anticapitaliste. Se transformer en idéologie, inévitablement totalitaire (parce qu’on y veut le bien sans mal). Susciter un conflit d’idéologies, toutes également totalitaires. Et finalement déboucher en effet sur les catastrophes annoncées, celles qu’a provoquées le communisme et, à l’extrême, celle, absolue, de l’Holocauste.

Et Kojève, quand il reprend les thèmes du savoir philosophique et de la fin de l’histoire au moment où ces catastrophes se produisent ou après qu’elles se sont produites, ne peut que manquer à son tour ce qu’elles avaient d’inéluctable (quand on veut poser l’autonomie nouvelle, créatrice, sans la finitude radicale dont elle part et qu’elle doit assumer) et la portée qu’il faut leur reconnaître (de régression dramatique à un paganisme exacerbé). On pourrait penser d’abord que Kojève se contente de répéter, à l’époque contemporaine, la conception de Hegel — le système du savoir hégélien serait celui, définitif, du savoir essentiel. Mais en fait il reprend aussi divers thèmes existentiels que la pensée contemporaine sous sa forme primordiale (Kierkegaard) a avancés contre Hegel. Il dénonce notamment — au nom du péché originel et du temps créateur15 (création ex nihilo) — le paganisme comme temps cyclique ou absence de temps. Il dit ainsi de Plotin : « Son système éclectique reste foncièrement païen et il n’y a pas de place pour la notion d’un temps où il y aurait un véritable primat de l’avenir »16.Il insiste lui aussi sur le judéo-christianisme en tant qu’il a introduit cette temporalité créatrice. « La mise en relation de l’éternel avec le temps n’est autre chose, dit-il, que l’avènement du judéo-christianisme », et il parle de la « notion judéo-chrétienne d’un temps caractérisé par le primat de l’avenir »17. Et il présente même le Sacrifice du Christ comme l’événement par excellence de l’histoire. En quoi il rejoint Carl Schmitt — qu’au demeurant il considère comme le seul grand penseur allemand de l’après-guerre. Schmitt avait dit : « Ma liberté vis-à-vis des idées est sans borne parce que je reste en contact avec mon centre inoccupable qui n’est pas une idée, mais un événement historique, l’Incarnation du Fils de Dieu ». Kojève parle, lui, du « dogme de l’Incarnation du Logos et de la crucifixion de Jésus, c’est-à-dire de l’événement historique par excellence que fut cette mort »18. L’hétéronomie fondamentale serait là reconnue. Simplement il veut, sur fond de ces thèmes existentiels et de cette hétéronomie, poser ultimement et l’autonomie nouvelle, créatrice (sous le nom d’« action anthropogène »), et le savoir philosophique (c’est avec l’introduction de la « notion chrétienne de la Trinité dans la philosophie systématique », dit-il, que celle-ci « a pu se transformer en système du savoir hégélien »19), et la fin de l’histoire. Tout ce que la pensée contemporaine sous sa forme primordiale (Kierkegaard) avait simplement supposé. Posant pareille autonomie, pareil savoir et pareille fin de l’histoire, il ne peut donc que perdre à son tour l’hétéronomie fondamentale et rejoindre la perspective qui avait été celle de Marx : l’accomplissement révolutionnaire athée de l’humain (Kojève ne cesse de parler, pour Hegel et pour lui-même, d’« athéisme », d’un athéisme qui s’oppose au théisme, lequel serait proprement païen20, d’un athéisme certes issu du judéo-christianisme et où pourraient se retrouver Lacan et Lévinas21, mais d’un athéisme néanmoins). Il ne peut donc lui aussi que passer par pertes et profits les catastrophes auxquelles cette perspective, directement ou indirectement, a donné lieu. Et effectivement il ne mentionne en rien les exterminations de masse que le communisme a provoquées et lui, si proche pourtant du judaïsme, il n’évoque le nazisme que pour dire que celui-ci aurait permis « la démocratisation de l’Allemagne impériale »22 !

Le thème de la fin de l’histoire semble bien devoir être récusé pour les illusions dangereuses qu’il suscite.

Ce qu’il resterait donc à faire, pour justifier objectivement le savoir confus qu’ont les hommes d’aujourd’hui de vivre à l’époque de la fin de l’histoire, et que j’ai tenté dans l’ouvrage récent intitulé : Inconscient, capitalisme et fin de l’histoire, c’est montrer en quoi, avec l’inconscient, l’autonomie créatrice peut être posée en même temps que la finitude radicale. Et en quoi le savoir essentiel, philosophique, peut alors assumer cette finitude inéliminable (au-delà de toute régression à Hegel). C’est-à-dire en quoi il peut, à la fois, dénoncer les formes extrêmes qu’elle a prises socialement avant l’histoire (le paganisme) et dans l’histoire (jusqu’aux catastrophes diverses du totalitarisme) et, en même temps, déterminer la forme minimale qu’elle doit prendre dans un monde véritablement juste.

De ce savoir, je dirai ici, sans plus, qu’il est non pas de structure simplement ternaire, comme le voulait Hegel, et comme Kojève le croit définitif, mais de structure sénaire, c’est-à-dire doublement ternaire, comme Rosenzweig l’a pressenti dans L’Étoile de la Rédemption, le ternaire absolu étant d’abord faussé par l’homme et devant être par lui répété23.

De ce savoir, je dirai aussi que Kojève, au-delà de sa critique contre tout psychologisme (ou sociologisme), critique qui pourrait condamner entre autres la psychanalyse (pour autant qu’on voudrait y réduire à du psychologique ou à du sociologique la visée proprement philosophique de vérité et de savoir), a l’idée lui-même que l’inconscient doit déboucher sur une conscience absolue et un savoir du même ordre : « Quant au fameux inconscient, s’il est humain, il est par définition, dit-il, virtuellement conscient, voire conscient de soi ; rien ne l’empêche donc de s’actualiser en tant que tel dans la prise totale de conscience de soi par la sagesse discursive que trouvera un jour la philosophie qui la recherche depuis toujours »24.

De la forme minimale que prend dans le monde juste de la fin de l’histoire la finitude radicale, c’est-à-dire pour Freud la pulsion de mort, je dirai simplement que c’est à mes yeux le capitalisme. Par le droit qu’il suppose, et à travers la mondialisation inséparable de son extension universelle, le capitalisme, en tant que, sur le plan social, condensation et limitation du paganisme inéliminable de l’humain, a permis l’étonnante libération des peuples arabes à laquelle nous assistons aujourd’hui. Au-delà de tout illusoire « conflit des civilisations ». Comme si les peuples du monde n’avaient pas droit à ce qu’en Occident nous ont assuré le judaïsme, la philosophie et le christianisme et à ce qui en Orient et Extrême-Orient était déjà là, en attente de fixation philosophique.

Que le capitalisme soit une telle forme minimale, c’est ce que Kojève, à sa manière, toujours indirecte, toujours provocante, a reconnu. Il avait certes commencé, dans sonEsquisse d’une phénoménologie du droit, par évoquer la perspective de l’Empire socialiste comme État universel (plus d’opposition ami-ennemi) et homogène (société sans classes, plus de lutte des classes, plus de distinction gouvernants-gouvernés), où le capitalisme (la propriété capitaliste) aurait disparu25. Mais il en est venu, pour la fin de l’histoire, à parler de généralisation de l’American way of life. C’est ce qu’il appelle l’« alignement des provinces », selon une formule que Philippe Muray, le citant nommément, a reprise26. Les États-Unis seraient certes alors présentés comme ayant atteint le « stade final du « communisme » marxiste »27 : « Tous les membres d’une société sans classes peuvent s’y approprier tout ce que bon leur semble, sans pour autant travailler plus que le cœur ne le leur dit » ; et, si « les Américains font figure de sino-soviétiques enrichis, c’est parce que les Russes et les Chinois ne sont que les Américains encore pauvres, d’ailleurs en voie de rapide enrichissement ». Mais ce qu’il vise ici, c’est une société de pure consommation ; une société non pas d’accomplissement de l’humain, mais où l’homme est privé de ce qui l’avait fait devenir proprement humain ; une société qu’en cela on peut toujours dire capitaliste. A propos de cette société et de la généralisation de l’American way of life, il parle précisément du devenir-animal de l’homme (« Ainsi le retour de l’homme à l’animalité apparaissait non plus comme une possibilité encore à venir, mais comme une certitude déjà présente »). Or, pour le monde de la fin de l’histoire, il a été amené à ajouter à ce devenir-animal un devenir-japonais. L’homme de la civilisation japonaise, sans plus de guerres depuis trois siècles, se serait — « pur snobisme » — consacré au culte de la forme (théâtre Nô, cérémonie du thé, art des bouquet, etc.), en détachant les « formes » de leurs « contenus », et cela « non plus pour trans-former activement ces derniers, mais afin de s’opposer soi-même, comme forme pure, à soi et aux autres, pris en tant que n’importe quels contenus »28. Le « pur snobisme » japonais serait une possibilité pour tous à la fin de l’histoire. Et Kojève mentionne même finalement, au-delà du devenir-animal et du devenir-japonais, un devenir-sage et un devenir-femme. Devenir-sage, quand il rédige une recension sur des romans de Raymond Queneau sous le titre : « Les romans de la sagesse ». Devenir-femme, quand il en rédige une sur deux romans de Françoise Sagan sous le titre : « Le dernier monde nouveau »29. Dans ce monde, « nouveau parce que complètement et définitivement privé d’hommes », dans ce monde sans guerre, les filles, dit-il ironiquement « avec humiliation virile », ne sont plus « prises » comme dans le monde traditionnel, elles ne se « donnent » plus comme dans le monde historique, « elles doivent bon gré mal gré, poursuit-il, se contenter de se laisser faire ». Monde nouveau, pourrions-nous dire avec Lacan, parce qu’il n’y a plus de rapport sexuel, c’est-à-dire de païenne et mythologique complémentarité des sexes.

Dans ces quatre devenirs, je retrouverais ce que j’avais pu dire moi-même du monde terminal et de la manière dont y apparaissent les quatre discours fondamentaux de tout monde social. Au-delà de la communication de masse et de la fête permanente où se jette le discours du peuple (devenir-animal), il y aurait le raffinement personnel auquel fait accéder le discours du maître (devenir-japonais). Il y aurait aussi l’énonciation nécessaire du sens universel où assumer le non-sens inévitable telle que la propose le discours du clerc ou philosophico-clérical (devenir-sage). Il y aurait enfin l’ouverture d’un espace d’attention à l’autre et de libération de l’autre propre au discours de l’individu ou psychanalytico-individuel (devenir-femme). Toutes choses qui caractérisent le monde de la fin de l’histoire. Même si, faut-il préciser, les autres discours que le discours du peuple y ont toujours, eux également, leur inéliminable fausseté, et non pas simplement leur éclatante vérité. Et même si ce monde n’est celui de la justice que parce que, outre la consommation de masse et la fête permanente, outre la fatale dépression qui leur est liée, le peuple, le discours du peuple y a une vérité fondamentale, celle de son pouvoir constituant, celle que suppose la démocratie véritable, la démocratie représentative.